Antoine Thomas

La sémantique et les lois intellectuelles du langage

in Essais de philologie française, Paris, Librairie Émile Bouillon, Éditeur, 1897: ch. XIX, pp. 166-193

 

Une nouvelle science nous est née, paraît-il, la science des significations. Le bruit public désigne M. Michel Bréal comme en étant le père, et M. Bréal ne s’en défend pas. Sachant qu’il n’est pas indifférent de s’appeler Pierre ou Paul pour faire son chemin dans le monde, le savant philologue n’a voulu laisser à personne le soin de la tenir sur les fonts, et il l’a baptisée du docte nom de sémantique, de sêmainô, signifier, cueilli dans l’antique jardin des racines grecques [1]. Il fallait s’attendre à voir du grec en cette affaire. Si M. Bréal avait inventé quelque ustensile, quelque jouet, quelque bibelot, quelque " article de Paris ", il aurait trouvé sans peine dans l’arsenal de nos mots composés du type tire-bouchon, un nom tout français pour son invention. Notre langue n’est pas fière, en effet ; elle accorde volontiers ses faveurs au camelot, quitte à les refuser plus d’une fois au penseur. Il ne faut pas trop en vouloir à nos écrivains s’ils s’adressent à Rome ou à Athènes pour trouver un trucheman quand ils ont quelque nouveau concept à nous communiquer.

D’ailleurs, comme parrain, M. Bréal a eu la main heureuse. Ce nom de sémantique n’a pas seulement le mérite de s’opposer à phonétique, comme la science des significations s’oppose à la science des sons. Il est élégant de sa personne ; et, malgré son origine exotique, je trouve qu’il a un cachet bien français. Nos voisins les Allemands qui sont, comme on sait, de grands philologues, n’ont pas été sans soupçonner l’existence de la filleule de M. Bréal : ils l’appellent entre eux (car ils se fournissent aussi à Athènes) la sémasiologie. Ne trouvez-vous pas que sémasiologie a l’air un peu bien gothique ?

Parti de la chaire de M. Bréal au Collège de France, le mot sémantique a fait discrètement son chemin dans notre enseignement supérieur, puis, des facultés, il a passé dans nos lycées de garçons. Voici qu’il vient de faire tapageusement irruption dans l’enseignement secondaire des jeunes filles. Les journaux ont annoncé que les candidates à l’École de Sèvres s’étaient trouvées face à face, dans un sujet de composition, avec ce mot, dont elles n’avaient jamais entendu parler, et dont l’abord n’a pas été sans leur causer quelque effroi. J’apprends de bonne source que, pour la plupart, — admirez l’instinct féminin, ou la puissance suggestive d’un mot grec frappé au bon coin, — elles n’ont pas été longues à se ressaisir et ont parfaitement traité leur sujet de composition. Pour le coup, puisque les femmes y mettent les mains, le mot sémantique est mûr pour l’Académie française ; le dictionnaire de l’usage le guette, et les petites filles des candidates de Sèvres le liront sans doute dans la prochaine édition.

Qu’est-ce donc au juste que cette science des significations à laquelle M. Bréal nous convie ? Vous vous doutez bien qu’il ne suffit pas de connaître la signification de beaucoup de mots dans une ou plusieurs langues pour être versé dans la sémantique. Vous pouvez être polyglotte comme Mezzofanti, qui parlait cinquante-huit langues, voire comme Simon, dit Pierre, et ses onze compagnons, qui, le soir de la Pentecôte, les parlaient toutes ; vous pouvez posséder votre " Littré " et votre " Larousse " sur le bout du doigt, sans avoir plus de droit au titre de sémantiste qu’un modeste collectionneur de timbres-poste à une chaire de législation comparée. Savoir que seigneur se dit en latin dominus, en allemand herr, en anglais lord, etc., ou que le verbe prendre est susceptible, d’après Littré, de quatre-vingts subdivisions, c’est quelque chose assurément, et qui n’est pas à dédaigner ; pourtant, cela ne fait que vous préparer à l’étude de la sémantique. Mais si vous vous emparez du mot français seigneur ; si vous me le campez en face du mot latin seniorem, qui lui a donné naissance ; si vous attirez mon attention sur ce fait que seniorem ne signifie pas en latin ce que tout bon Français, sachant sa langue, entend par le mot de seigneur, mais bien celui qui est plus âgé ; si vous réussissez à me faire comprendre comment, à m’expliquer pourquoi et à m’apprendre depuis quand le langage des hommes en est venu à prendre celui qui est plus âgé, à savoir le grec prebyteros, est devenu prêtre, lequel mot français, ne signifie ni celui qui est plus âgé, ni le seigneur, mais ce que chacun sait, et si vous avez médité sur ce point, qui semble au premier abord inconciliable avec le précédent, de façon à me rendre raison de ceci, de cela, de tout ce qui s’y rattache, et d’autres choses encore ; oh ! alors, mais seulement alors, je proclamerai que vous avez réellement pris pied dans le domaine de la sémantique.

C’est un domaine immense, on le conçoit facilement, où les faits en apparence les plus contradictoires se heurtent, s’entrecroisent et s’enchevêtrent, comme les lianes des forêts vierges du nouveau Continent. Si l’amateur est séduit par le beau désordre qui se présente d’abord à ses yeux, s’il s’amuse en toute gaieté de cœur à suivre le mouvement capricieux de la pensée humaine ricochant de mot en mot, le savant reste confondu et plein d’angoisse devant ce pays de féerie. Il se demande s’il est possible de ramener à quelques causes simples et permanentes la multiplicité des phénomènes variables, c’est-à-dire de constituer une science de la sémantique. La science, il est vrai, semble s’être emparée de ce domaine le jour même où elle a créée pour lui le nom de sémantique, mais cette prise de possession ressemble singulièrement à la façon de faire des nations européennes qui plantent leur drapeau sur un point inoccupé de la côte d’Afrique, et s’adjugent fièrement l’empire d’un hinterland qui reste à conquérir, et même à découvrir.

La sémantique est le contre-pied de la phonétique. Je ne serais pas surpris que le désir de protester contre les outrances de certains phonétistes ait enfin arraché à M. Bréal la publication de son livre, depuis longtemps sur le métier. " Pour qui sait l’interroger, dit-il, le langage est plein de leçons. Si l’on se borne aux changements des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude aux proportions d’une branche secondaire de l’acoustique et de la physiologie. " Il est bon de rappeler ici que M. Bréal, professeur de grammaire comparée au collège de France, a provoqué lui-même tout récemment la création d’un laboratoire de phonétique expérimentale annexé à sa chaire et l’a fait confier au savant de France le plus qualifié en la matière, M. l’abbé Rousselot. On ne peut donc lui reprocher de méconnaître l’intérêt et l’importance des études phonétiques. Je regrette d’autant plus de ne pas trouver dans son livre une déclaration bien catégorique en faveur de cette pauvre phonétique, qui y est si souvent prise à partie, ne fût-ce que pour bien marquer les rapports de cette science avec celle à laquelle M. Bréal vient d’élever un monument. Il semble trop, à le lire, que le sémantiste, juché sur sa tour d’ivoire comme l’astronome sur son observatoire, puisse contempler les lois intellectuelles du langage, sans se préoccuper en rien de l’élément matériel, dont il abandonnera dédaigneusement l’étude au phonétiste. Or, il faut le proclamer bien haut, un essai de sémantique n’est possible dans une langue que quand la phonétique historique de cette langue est connue à fond. La phonétique est la base indispensable de la sémantique, comme de la linguistique même, et toute spéculation qui ne se fondera pas sur elle ne sera qu’un aimable jeu d’esprit sans portée scientifique.

Bien souvent, dans les langues modernes et surtout dans le français, des mots ont exactement le même son et la même orthographe, qui n’ont rien de commun quant à l’étymologie. Le cousin est un insecte, mais c’est aussi un parent ; le moucheron est une variété de cousin (insecte), mais c’est aussi le bout de la mèche d’une chandelles qui brûle. C’est la phonétique historique qui nous apprendra que cousin (insecte) se rattache au latin culex, tandis que cousin (parent) vient de consobrinus ; que le moucheron (insecte) est un dérivé de mouche (latin musca), tandis que le moucheron de la chandelle vient du verbe moucher, dont le radical est le latin muccus. Notre mot maille, substantif féminin, a trois sens différents : 1° une ancienne monnaie dans les locutions proverbiales : n’avoir ni sou ni maille, avoir maille à partir avec quelqu’un ; 2° une tache ; 3° une boucle de tissu. C’est à la sémantique qu’il appartient d’élucider le rapport des sens 2° et 3°, qui se trouvent ainsi réunis dans le latin macula ; mais le sens 1° constitue un mot tout différent, doublet de médaille, qui se rattache au latin metallum. Quels éclats de rire accueilleraient le sémantiste qui chercherait dans les lois intellectuelles du langage l’explication parallèle de deux sens de cousin et de moucheron, ou des trois sens de maille ! La phonétique existe donc par elle-même, indépendamment du sens des mots ; mais la sémantique est dans la dépendance étroite de la phonétique, qui lui fournit la matière première qu’elle met en œuvre. Un sémantiste qui ne sera pas en même temps phonétiste est capable des pires folies : tel un cheval ombrageux à qui on oublie de mettre les œillères. Un exemple va le montrer.

Soit le mot français douve, ou plutôt (pour parer à tout événement) le phonème français douve, substantif féminin. Sous ce même phonème, vous trouverez dans Littré trois articles, c’est-à-dire trois mots différents. Le premier réunit les sens de " planche de tonneau ", et de " fossé " ; le second désigne une plante qui est une variété de renoncule ; le troisième s’applique à un ver que l’on trouve dans le foie des moutons atteints de cachexie aqueuse. Littré vous expliquera que la plante a pris le nom de douve parce qu’elle croît dans les fossés, et que le foie douvé du mouton a été comparé à un fossé marécageux. Mais, comme il n’est pas très sûr de son fait, il s’en tient à ce que lui paraît indiquer le bon sens : la division du phonème douve en trois mots. Le Dictionnaire général de MM. Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter est plus tranchant : il fond les trois mots en un, ce qui est logique, du moment qu’on admet un rapport sémantique entre eux. Mais le rapport du sens de " plante " au sens de " ver " est présenté autrement que dans Littré : les auteurs nous disent en effet que la plante passe pour engendrer des vers dans le foie des moutons qui la mangent. Or, la phonétique historique et comparée nous enseigne, et seule elle peut nous enseigner, que le phonème douve, en tant que signifiant " fossé ", est identique au latin doga et au grec , tandis que le même phonème, en tant que signifiant " ver ", est identique au latin dolva ; elle nous enseigne encore qu’aucun rapport étymologique n’est possible entre doga et dolva ; elle nous montre enfin que le phonème douve en tant que signifiant " renoncule " se rattache à dolva et non à doga. Que d’ingéniosité dépensée en pure perte pour trouver un lien qui n’existe pas entre un fossé et un ver ! Il ne reste absolument rien des explications données a priori par Littré et MM. Hatzfeld et Darmesteter. Mais remarquez que la phonétique ne se borne pas à les renverser : c’est elle qui met en lumière un fait intéressant de sémantique, le seul qui résulte de l’étude scientifique du phonème douve, à savoir qu’une plante a reçu par analogie le même nom qu’un ver. [2]

Avec M. Bréal on n’a pas à craindre de pareilles mésaventures. La finesse de son esprit, autant que la profondeur de sa science, le met en garde contre l’erreur. Sachons lui gré d’avoir porté résolument la hache dans cette manière de forêt vierge qui constitue le domaine de la sémantique. Grâce au livre qu’il vient de publier, et qui résume une longue expérience, le terrain est jalonné, les grandes percées sont faites et l’on voit nettement les amorces des chemins qui restent à tracer pour que l’exploitation scientifique entre en pleine activité. Assurément M. Bréal a eu des devanciers. Depuis longtemps les grammairiens ont étudié les tropes, qui forment comme la rose des vents de l’esprit, et nous avons eu des générations de synonymistes, qui ont fait dans la direction de la sémantique d’importants travaux d’approche. Récemment, Arsène Darmesteter a publié La Vie des mots, petit livre qui a eu un grand retentissement, où il la ingénieusement classé les observations faites en préparant avec M. Adolphe Hatzfeld le Dictionnaire général de la langue française. La part d’originalité de M. Bréal n’en reste pas moins considérable. Elle consiste surtout à avoir cherché avec clairvoyance un fil conducteur pour se guider dans ce labyrinthe, et ce fil conducteur, il l’a trouvé en écartant toutes les causes secondes et en s’adressant directement à la seule cause vraie des phénomènes du langage, c’est-à-dire à l’intelligence et à la volonté humaine. Son point de vue est donc tout différent de celui d’Arsène Darmesteter. Darmesteter écrit : " Les langues sont des organismes vivants dont la vie, pour être d’ordre purement intellectuel, n’en est pas moins réelle et peut se comparer à celle des organismes du règne végétal ou du règne animal. " M. Bréal a protesté l’un des premiers, avec M. Gaston Paris, contre cette affirmation. Il renouvelle aujourd’hui ses protestations . " L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu des langues traitées d’êtres vivants : on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient, et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais, puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, entre autres inconvénients, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables. "

Cette déclaration si catégorique mérite d’autant plus d’être retenue qu’elle arrive au moment même où, dans ses Antinomies linguistiques, M. Victor Henry, professeur à la Sorbonne, vient de faire une brillante sortie en faveur de la conception de Darmesteter.

M. Victor Henry est d’accord en somme avec MM. Gaston Paris et Bréal sur le sens purement métaphorique qu’il convient d’attribuer à l’expression " vie du langage ", et il dit fort justement à ce sujet : " Douer de vie cette entité (le langage), c’est déjà énorme ; mais sous prétexte qu’on l’a douée de vie, vouloir y retrouver les caractères essentiels et distinctifs de la vie, la naissance, la croissance, l’assimilation, la mort, ce qui enfin constitue un organisme vivant, c’est simplement parer des grâces du style la sécheresse de la constatation scientifique ; sinon, c’est ne rien comprendre à cette constatation même. " Comment peut-il donc songer à justifier " à la lettre " l’expression " vie des mots " sans se mettre en contradiction avec lui-même ? En montrant qu’il y a un abîme entre ces deux expressions d’aspect identique " vie du langage " et " vie des mots ", la première n’étant qu’une métaphore, la seconde, au contraire, " une vérité d’ordre général, un postulat métaphysique dont les applications particulières relèvent essentiellement de la psycho-physiologie. "

Un bon juge [3] a reconnu à la langue de M. Henry une force de vulgarisation peu ordinaire : c’est ce qui explique jusqu’à un certain point que je me hasarde à le suivre sur le terrain de la métaphysique.

Je m’attache à ses paroles mêmes et, pour le combattre, je n’ai d’autres armes que celles qu’il me fournit. D’après lui, la phonétique, la morphologie, la dérivation, la syntaxe sont des parties de la linguistique qui se suffisent à elles-mêmes, qui s’abstiennent en tout cas de toucher au " mystère de la vie des mots ". Il n’en est pas de même de la sémantique (M. Henry, à dessein ou non, ne se sert pas de ce mot, mais je ne crois pas trahir sa pensée en l’employant). " La vie des mots, en tant que signes de concepts et concepts eux-mêmes, n’est point du tout une fiction, mais un fait, un fait psychologique ou même psycho-physiologique, et l’un des aspects, non le moindre, de la vie universelle. " Ainsi, c’est une pure métaphore de qualifier de " vie " l’évolution qui a transformé le français jument, mot qui signifie primitivement " bête de somme comme le mot latin. Mais le jour où l’on a fait servir pour la première fois le français jument à désigner la femelle du cheval, femelle qui s’appelait d’abord ive, du latin equa, ce jour-là jument est réellement " né " en français et ive y est réellement " mort ", car " cette double évolution suppose à la fois la mort des parties de l’organisme qui servaient de siège à certaines corrélations, et le développement de nouveaux éléments biologiques susceptibles d’en enregistrer de nouvelles ". Qu’on n’objecte pas que M. Henry transporte au concept ce qui convient proprement à la cellule cérébrale ; il ne s’embarrasse pas de ce paralogisme : c’est le " postulat métaphysique " dont il a été question plus haut. Je lui accorde son postulat, mais je trouve en même temps qu’il ne postule pas assez. Car pourquoi ne pas admettre le même processus biologique dans les autres manifestations de l’évolution linguistique ? Que le mot qui était, il y a vingt siècles, jumentum soit aujourd’hui jument, " c’est là, dit M. Henry, un problème de linguistique pure, en tout cas étranger à la vie des mots, par la seule et péremptoire raison que c’est en réalité le même mot ". Mais en quoi le fait que jumentum et jument sont le même mot prouve-t-il que le changement de l’un à l’autre est ou n’est pas un fait biologique ? Il y a eu certainement un homme qui, après avoir dit jumentum, a dit jumentu, puis un autre qui a passé de jumentu à jument : je laisse de côté les modifications phonétiques que l’écriture ne révèle pas. Or, vous m’apprenez vous-même que le langage suppose " l’association intime et indissoluble d’un concept et d’un signe affecté à sa représentation ". Vous m’obligez donc à admettre un concept-signe " jumentum — bête de somme ", un autre concept-signe " jumentu — bête de somme ", etc., et je prétends que le premier homme qui a dit jumentu au lieu de jumentum a accusé par ce simple fait " la mort des parties de l’organisme qui servaient de siège à certaines corrélations et le développement de nouveaux éléments biologiques susceptibles d’en enregistrer de nouvelles. ".

Je demeure persuadé pour ma part que l’abîme découvert par M. Henry entre la " vie du langage " et la " vie des mots " est à peine un fossé minuscule. Il ne m’en coûte pas de sacrifier l’appareil biologique du livre de Darmesteter, car, débarrassé de cet oripeau voyant et tapageur, son livre conserve toute sa valeur intrinsèque, que M. Bréal lui-même n’a pas songé à diminuer.

Revenons au livre de M. Bréal. Dans la Vie des mots, Darmesteter s’est limité à l’étude du français comme l’avait fait Littré dans sa Pathologie verbale, réimprimée récemment sous un titre plus juste et plus clair : Comment les mots changent de sens. L’horizon de M. Bréal est beaucoup plus étendu : il embrasse toute l’aire des langues indo-européennes. Le sanscrit, le grec et le latin sont ses langues de chevet, et quand il fait appel aux langues modernes, il ne s’adresse pas exclusivement au français et aux autres langues romanes : l’anglais, l’allemand, parfois le slave, viennent déposer tour à tour à la barre. Par cela même que ses ressources sont plus considérables, il a des visées plus hautes. La sémantique n’est plus seulement pour lui, comme pour Darmesteter, la " science des changements de signification dans les mots ". Laissant de côté les changements de phonétique, qui sont du ressort de la grammaire physiologique, elle étudie dans toutes leurs manifestations les causes intellectuelles qui président à la transformation des langues. " Extraire de la linguistique ce qui en ressort comme aliment pour la réflexion, voilà ce que j’ai essayé de faire dans ce volume, " nous dit l’auteur. Telle que la pratique M. Bréal, la sémantique nous apparaît moins comme une science distincte que comme une certaine façon d’entendre et d’étendre la linguistique. C’est une sorte de linguistique supérieure, un extrait, une quintescence de linguistique ? Et comme par définition, elle s’attache à ce qu’il y a dans les langues de plus " spirituel " par opposition à la phonétique, qui se limite à ce qu’il y a de plus " matériel ", c’est, si vous voulez, une véritable métaphysique du langage.

Ceci dit, je tiens à rassurer le lecteur. Le mot cruel de Voltaire sur la métaphysique ne saurait, sans parti pris, s’appliquer à la sémantique. Autant la phonétique est rébarbative, pour les profanes, autant la sémantique est séduisante et accessible à tous. M. Bréal vous en donnera une bonne raison : " Dans l’étude à laquelle je convie tous les lecteurs, il ne faut pas s’attendre à trouver des faits de nature bien compliquée. Comme partout où l’esprit populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste avec l’étendue et l’importance des effets obtenus. " Vous n’aurez pas de peine à en trouver une autre, et qui compte, si vous lisez seulement quelques chapitres de ce livre. C’est que M. Bréal est un grand charmeur, en même temps qu’un grand savant. Personne n’excelle comme lui à rendre la science aimable, cette science fût-elle la grammaire comparée. Il a au suprême degré l’esprit de finesse et de discrétion. Dans la masse des faits que lui fournit sa profonde connaissance des langues anciennes et modernes, il sait choisir ceux qui sont propres à frapper l’esprit du lecteur ; il les sertit, il les enchâsse, et il fait litière du reste. Il ne cherche pas à éblouir ; il s’insinue adroitement. Au besoin, il tendra malicieusement des pièges à l’amour-propre du lecteur et sollicitera sa collaboration. Après avoir cité de l’italien et de l’allemand, il s’arrêtera sur cette phrase : " Nous laisserons au lecteur français le soin de trouver des exemples dans notre langue. "

J’avoue que je me suis laissé prendre au piège. Sans être familier avec la grammaire comparée des langues indo-européennes, j’ai lu d’un bout à l’autre le livre de M. Bréal, et j’y ai pris un plaisir extrême, autant pour ce que j’y ai trouvé que pour les rapprochements que cette lecture m’a suggérés. Chacun peut tenter l’expérience, et à peu de frais. Il suffit qu’il connaisse bien sa langue maternelle : c’est là le pantographe qui lui permettra de faire agréablement et profitablement une réduction de l’Essai de sémantique à son usage particulier. Pour en donner une idée, j’analyserai les huit premiers chapitres, ceux qui sont consacrés aux lois intellectuelles du langage, et qui forment les fondations de tout l’édifice, en appliquant à l’histoire particulière de la langue française quelques-unes des remarques générales de l’auteur.

La loi de spécialité. — Une tendance de l’esprit, qui s’explique par le besoin de clarté, c’est de substituer des exposants invariables, indépendants, aux exposants variables, assujettis. L’ancien français avait quelques comparatifs à la mode latine : graignor, plus grand ; forçor, plus fort ; hauçor, plus haut ; juveignor, plus jeune ; gençor, plus noble. Mais ce mécanisme, déjà privé de son vrai sens, ne tarda pas à disparaître, non pas, comme on l’a dit, par suite de l’altération phonétique, mais par l’action de la loi de spécialité. Un seul mot assume en français la fonction du comparatif : plus. M. Bréal passe sous silence les comparatifs formels qui se sont conservés jusqu’à nos jours : meilleur, pire, moindre, et le plus curieux, parce qu’il est de création relativement récente, plusieurs. Mais remarquez que cet oubli ne va pas à l’encontre de sa théorie, car ces quatre témoins d’une morphologie surannée ont un bien mince crédit dans la langue actuelle. Pire, moindre, plusieurs, n’ont pas réussi à barrer la route à plus mauvais, plus petit, plus nombreux. Il est vrai que meilleur a défendu jalousement son droit héréditaire : mais au prix de combien de réprimandes et de corrections nous sommes-nous rangés à ne pas dire plus bon !

M. Bréal cite comme un exemple notable de spécialisation l’extension donnée en anglais à l’s comme signe du génitif. Un cas analogue peut être relevé en ancien français, ou plutôt, comme aimait à dire Darmesteter en moyen français : au XIIIe et au XIVe siècle, l’s a été ajoutée, comme signe du cas sujet singulier, à tous les noms masculins qui ne la possédaient pas héréditairement : li oms (l’homme), li peres (le père), etc.

La loi de répartition. — M. Bréal appelle ainsi " l’ordre intentionnel par suite duquel les mots qui devraient être synonymes, et qui l’étaient, en effet, ont pris des sens différents et ne peuvent plus s’employer l’un pour l’autre. " Il serait tentant de citer ici les doublets que le français doit à la formation savante superposée à la formation populaire : porche et portique, geindre et gémir, etc. M. Bréal ne le fait pas, et peut-être a-t-il raison. En effet, chaque série de mots a eu pendant longtemps pour domaine une couche sociale différente, ce qui a, dans une certaine mesure, empêché la comparaison et par suite la répartition de se faire. Tel n’est pas le cas des couples comme chaire et chaise, pis et poitrine, dont on peut faire état. Mais c’est surtout l’étude de nos patois qui nous réserve une abondante moisson d’observations intéressantes, moisson si riche qu’elle suffit, et au-delà, pour confondre les linguistes qui nient la répartition. M. Bréal cite des faits recueillis par M. Gilliéron, dans la Suisse romande, et par M. l’abbé Rousselot, dans la Bretagne gallo. En Bretagne, par exemple, les jardins s’appelaient autrefois des courtils.

Voici deux exemples que j’emprunte aux patois du Midi, et qui ne sont pas moins probants.

On sait que le français bois a pour correspondant le provençal bosc. Or, dans le Gers, bosc n’est plus usité qu’au sens de " forêt ". Au sens de " bois de chauffage ", on ne connaît que bouès, mot d’emprunt, où il est impossible de méconnaître le français bois avec sa prononciation archaïque.

Dans le même département, et aussi, je crois, dans tout le sud-ouest, on se garderait bien de dire nou (non) à une personne que l’on ne tutoie pas : les bienséances commandent de dire nani, et nos paysans n’y manquent jamais. Il est clair que si nou est la formule de négation traditionnelle dans le pays, la formule polie nani n’est autre chose qu’un emprunt du français nennil, lequel, une fois entré dans la langue en concurrence avec nou, a reçu de la loi de répartition un rôle approprié à son haut parage. Tout un chapitre de l’histoire de la civilisation française tient dans ce nani méridional.

L’irradiation. — L’auteur, qui est très sobre de néologismes, a réuni sous ce nom, faute d’un autre terme, " une série de faits qui n’a pas encore été dénommée et qu’on a guère observée jusqu’à présent ". Exemple : on a coutume d’appeler verbes inchoatifs les verbes latins comme maturesco, marcesco, parce qu’ils ont l’air de marquer un commencement d’action ou du moins une action qui se fait peu à peu ; cependant la désinence sco n’a par elle-même rien d’inchoatif et l’idée inchoative qu’on a fini par y voir y a été " irradiée " par l’emploi fréquent des verbes adolesco, floresco, senesco, etc., qui désignent des actions qui, par leur nature même, sont lentes et graduelles.

M. Bréal remarque justement que le suffixe français âtre n’a acquis que par irradiation la valeur péjorative qu’il possède aujourd’hui. J’en dirai autant de nos suffixes ard, aud et aille, que rien ne semblait destiner, si l’on se rappelle leur étymologie, au rôle dépréciatif qui leur est presque toujours dévolu aujourd’hui.

Il peut nous arriver de considérer comme appartenant à l’élément formel d’un mot des lettres prises sur l’élément matériel : c’est encore, d’après M. Bréal, un phénomène d’irradiation. Il ne cite d’exemples que pour le grec ancien, l’anglo-américain et l’allemand populaire. Je crois que l’irradiation joue un grand rôle dans la dérivation française : par là s’explique ce qu’on appelle l’intercalation de suffixes ou de lettres suffixales et le développement des faux suffixes. C’est certainement, par exemple, à l’irradiation que le faux suffixe erie doit, en grande partie, la fortune singulière qu’il a faite dans notre langue. A l’origine, les mots en ier comportent seuls des dérivés terminés en erie : de chevalier on fait chevalerie, d’hôtelier, hôtellerie, d’épicier, épicerie, etc. Dans ces mots terminés en erie, er fait partie de l’élément matériel, et ie constitue l’élément formel.

Mais bientôt on établit un rapport direct entre épice et épicerie, entre hôtel et hôtellerie, et l’on prend en bloc erie pour un suffixe de dérivation : de là des mots comme fumisterie, lampisterie, maçonnerie, machinerie, etc. La création de mots de ce genre a commencé de bonne heure et n’est pas près de cesser. Chaque jour nous la montre à l’œuvre, selon les besoins qui se produisent. La Compagnie des chemins de fer du Nord vient de faire inscrire en belles capitales le mot chauffetterie dans ses grandes gares (c’est, j’imagine, le local où l’on remise les chaufferettes ou bouillottes). Les inspecteurs de surveillance administrative , institués par l’État auprès des grandes compagnies, n’ont pas encore songé à leur interdire la mise en circulation des mots qu’on ne trouve pas dans le dictionnaire de l’Académie française. C’est bien heureux.

La survivance des flexions. — Les observations réunies dans ce chapitre (survivance du datif dans les pronoms, de l’ablatif absolu, du neutre, etc.) concernent spécialement le français. Je ne crois pas qu’elles aient toutes la portée que l’auteur leur attribue ; mais je ne retiendrai que ce qu’il dit de la survivance du génitif (plus exactement de l’accusatif en fonction de génitif) dans les expressions comme l’hôtel-Dieu, les quatre fils Aymon, la rue Aubry-le-Boucher. M. Bréal remarque que le peuple abandonne ou transforme ce qu’il ne comprend pas : " dans des expressions comme la place Maubert, le quai Henri IV, ce n’est plus, dit-il, un génitif que nous percevons, mais il nous semble que nous prononcions le nom même de ces voies publiques ; nous avons transformé la construction génitive dont il vient d’être parlé. " Est-ce bien sûr ? Si la place Maubert était pour nous la place qui s’appelle Maubert, il me semble que nous dirions la place de Maubert, comme nous disons la ville de Paris, la rivière d’Allier, le fleuve du Jourdain, etc. J’incline à chercher dans l’analogie la principale cause du développement de cette construction à laquelle nous devons la plupart de nos noms de rues, de quais et de boulevards. Il est impossible d’expliquer par la syntaxe française, soit ancienne, soit moderne, la locution rue Montmartre, qui est pour rue de Montmartre (qui va à Montmartre). Ce n’est que devant un nom de personne que la langue française se passe de la préposition : rue Pierre-Sarrazin, cours la Reine. Il faut admettre une influence analogique ayant son point de départ non seulement dans les noms de rue où l’absence de la préposition devant un nom de personne est conforme à l’ancienne syntaxe, mais dans ceux où le mot qui suit rue est un adjectif. La locution abrégée Rue Montmartre est due en grande partie à celle de Rue Poissonnière, la seule correcte à l’origine. Remarquez que l’analogie nous entraîne bien plus loin, quand elle nous fait accoupler sans scrupule, un substantif masculin et un adjectif féminin dans les expressions reçues : faubourg Poissonnière, boulevard Poissonnière.

Les fausses perceptions. — Quand on dit que l’allemand King fait au pluriel kinger, on donne à entendre que er est la désinence du pluriel ; cependant er n’est pas autre chose que le suffixe es ou er que nous avons dans le latin generis. Ce qui n’a pas empêché que toute une catégorie de mots ait suivi cet exemple : Weber, Lamer, etc. On peut donc dire que le sentiment qui fait aujourd’hui reconnaître dans Kinger, Weber, une désinence du pluriel, est au point de vue de l’histoire une fausse perception.

Il n’est pas toujours facile de distinguer une fausse perception d’une irradiation. M. Bréal a mentionné, dans son chapitre sur l’irradiation, ce fait que l’anglo-américain Portuguee et Chinee, comme formes du singulier, de Portuguese et Chinese, où l’s formelle a été prise pour le signe du pluriel. N’est-ce pas là de la fausse perception ?

La fausse perception n’est pas si rare en français que le silence de M. Bréal pourrait le faire croire. Dans l’usage familier, nous ne prononçons pas l’l de il ; d’autre part, ce pronom suit souvent un t qui se lie avec lui, et nous disons négligemment : C’est-il bon ? C’est-il possible ? au lieu de : Est-ce bon ? Est-ce possible ? La langue populaire s’est faite avec ces éléments une véritable particule interrogative et exclamative, susceptible de se combiner avec n’importe quelle personne : je suis-ti bête ? etc. Il y a à la fois fausse perception et irradiation.

Si vous avez fréquenté les grands magasins de nouveautés de Paris, peut-être savez-vous que l’employée chargée de débiter à la caisse s’appelle la débitrice. Ce féminin étrange est dû à une fausse perception du masculin débiteur. On sait en effet que débiteur réunit sous un même phonème deux mots distincts : un substantif emprunté au latin debitor, qui a seul droit au féminin débitrice, et un substantif dérivé du verbe débiter, dont le féminin légitime, débiteuse, a été victime de ce que M. Bréal appelle spirituellement quelque part " un infanticide verbal ".

L’analogie. — On a beaucoup écrit sur l’analogie. Les quelques pages que M. Bréal lui consacre ont surtout pour but de prouver qu’on s’est mépris en la représentant comme " une grande éponge se promenant au hasard sur la grammaire pour en brouiller et en mêler les formes ". Pour lui, l’analogie n’est pas une cause, mais un moyen. Les langues recourent à l’analogie dans quatre cas déterminés : 1° pour éviter quelque difficulté d’expression ; 2° pour obtenir plus de clarté ; 3° pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance ; 4° pour se conformer à une règle ancienne ou moderne. Cette conception du rôle de l’analogie suppose l’existence d’une volonté à demi consciente et opérant à tâtons, qui préside à l’évolution du langage. J’admire, et tout le monde admirera la puissance de synthèse déployée par M. Bréal dans ce chapitre ; mais je doute qu’on puisse canaliser si régulièrement les mille sources jaillissantes de l’analogie. Je crains même que le système des quatre causes finales de M. Bréal, qui laisse de côté plus d’un cas d’analogie manifeste, ne devienne fatal à la théorie qui lui est chère en fournissant aux partisans de " l’éponge " ou de la " force aveugle " une cible bien en vue.

Le français dit : les poules pondent, pondaient, tandis que l’ancien français disait : les poules ponnent, ponnoient. L’ancienne langue parle conformément à l’étymologie, puisque le verbe pondre vient de ponere et que le d est une lettre adventice dont la présence n’est justifiée qu’à l’infinitif et aux temps qui en dérivent (futur et conditionnel). Il est clair que la conjugaison moderne pondre, pondent, est due à l’analogie et s’est modelée sur fondre, fondent ; répondre, répondent, etc. Mais on avouera que la langue n’est entrée dans cette voie ni pour éviter quelque difficulté, ni pour obtenir plus de clarté, ni pour souligner une opposition ou une ressemblance. Est-ce pour se conformer à une règle ancienne ou moderne ? Mais la conjugaison normale pondre, ponnent, était tout à fait conforme à celle de semondre, semonnent, de coudre, cousent, et de bien d’autres verbes. Remarquez en outre que l’analogie agit en sens inverse sur le verbe prendre et qu’il se produit un véritable chassé-croisé : pendant que pondre, pondent, devient pondre, ponnent, nous voyons prendre, prendent céder la place à prendre, prennent. La loi selon laquelle agit l’analogie nous échappe complètement dans ce cas et dans bien d’autres. M. Bréal lui-même doit être persuadé qu’il ne suffit pas de savoir ses quatre règles pour avoir réponse à tout.

Et pourtant, je sais gré à M. Bréal des efforts qu’il a faits pour tirer l’analogie de l’état chaotique où certains linguistes se complaisent trop à la maintenir, et je crois que ses idées méritent la plus sérieuse considération. Les progrès de la phonétique ont de plus en plus accrédité l’opinion que les lois phonétiques n’ont pas d’exception, ce qui revient à dire que toute exception a sa raison d’être et qu’au lieu de la négliger, en vertu du vieil axiome que l’exception confirme la règle, il faut trouver cette raison d’être. Mais, trop souvent, on veut faire de la régularité phonétique avec du dérèglement analogique, et l’on attribue à l’analogie, considérée comme la folle du logis, des écarts dont elle est bien innocente. Un jeune philologue allemand, se trouvant dans l’impossibilité d’expliquer par la phonétique l’f finale du français soif (l’ancienne langue dit régulièrement soi), n’a-t-il pas soutenu que la première personne du verbe boire ayant dû être primitivement je boif, on avait dit par analogie j’ai soif ! Peut-être y regarderait-on aujourd’hui à deux fois avant de se livrer à pareils jeux d’esprit. Il est bon qu’une voix autorisée rappelle que l’analogie a droit à plus d’égards et ne doit pas être éternellement le pis aller des phonétistes intransigeants.

Acquisitions nouvelles. — L’histoire des pertes du langage a souvent été faite ; celle des acquisitions reste à écrire. A titre d’indication, M. Bréal montre comment dans les langues anciennes l’infinitif s’est peu à peu dégagé d’une union tardive entre le substantif et le verbe, comment le passif est sorti de la forme réfléchie, comment enfin sont nés en latin les adverbes en e. Incidemment il rappelle que les verbes allemands en ieren, imités du français, reposent bien sur notre infinitif et non, comme on l’a soutenu récemment, sur nos anciens cas sujets en ère, comme trouvère. Peut-être est-ce aller un peu loin que d’ajouter à ce propos : " Rien ne prouve plus clairement comment l’idée du verbe, dans nos langues modernes, s’est incarnée dans l’infinitif. " Que dire alors des emprunts faits par l’anglais — emprunts signalés par l’auteur lui-même dans un autre chapitre — à nos verbes en ir sous la forme ish, forme due manifestement à la terminaison is de nos trois premières personnes de l’indicatif ?

L’étude de la morphologie du français et des autres langues romanes comparée à celle du latin fournirait beaucoup de matériaux pour compléter ce chapitre.

La naissance de l’article, dégagé peu à peu de l’adjectif démonstratif, et la formation du futur et du conditionnel par la combinaison de l’infinitif avec les temps simples du verbe avoir, sont deux faits si connus que le lecteur y songera de lui-même. Une acquisition plus particulière, et dont l’origine précise n’est pas encore déterminée, est celle qu’a faite le provençal d’un participe futur passif : sabord es, il est à savoir, filha maridadoira, fille à marier. Le patois lorrain s’est donné à une époque récente une seconde forme d’imparfait, analogue comme fonction à l’imparfait anglais périphrastique, I was singing, en fondant le verbe avec l’adverbe or : je chantaisor, j’étais en train de chanter. Enfin ne peut-on pas parler ici de la formation des adverbes en ment ? Ce n’est pas seulement la juxtaposition d’un adjectif et d’un substantif à la manière latine qu’il faut y voir, mais bel et bien la création d’une véritable désinence adverbiale, car nous avons fait impunément et sciemment pour traduire le latin impune et scienter sans nous mettre en peine de savoir si nous avions ou non un adjectif français correspondant, et nous affublons parfois de cette désinence des mots déjà en fonction d’adverbe, mais qui n’en portaient pas la livrée, tirant comment de comme et quasiment de quasi.

Extinction de formes inutiles. — Y a-t-il des extinctions de mots ou de formes qui soient imposées parla phonétique ? On l’a soutenu maintes fois. M. Bréal en doute, et il a bien raison. M. Gaston Paris a montré, à l’encontre d’Arsène Darmesteter et de Frédéric Diez lui-même, que rien ne justifie l’opinion que certains mots aient été trop courts, trop faibles de son, à l’époque romane, pour " résister à l’action délétère des lois phonétiques ". La disparition de beaucoup de mots de ce genre — quelle qu’en soit la cause — ne tient pas à leur constitution phonétique. Aussi ne puis-je me ranger à l’avis de M. Bréal quand il écrit, avec la meilleure intention du monde : " Premere, pellere auraient eu peine à se faire admettre en français. " D’abord premere existe à l’origine du français, sous sa forme régulière qui est priembre ; s’il avait vécu, il aurait suivi la même évolution que giembre et criembre, qui sont devenus geindre et creindre (écrit craindre sans bonne raison), et serait aujourd’hui preindre, comme en témoignent ses composés encore vigoureux épreindre, et empreindre. Quant à pellere, il serait devenu peaudre, comme tollere, molere sont devenus toudre, moudre. Si preindre a disparu de bonne heure de l’usage, si peaudre n’a peut-être jamais existé en français, ce n’est certainement pas la faute de la phonétique.

Dans ce chapitre, M. Bréal ne dit pour ainsi dire rien du français, peut-être parce qu’il y aurait trop à dire. Où la surproduction des formes est-elle plus remarquable que dans notre ancienne langue ? Que l’on compare la conjugaison de l’ancien français et la nôtre, on sera ébahi de la frondaison luxuriante, démesurée du moyen âge et l’on admirera volontiers, comme M. Bréal le fait pour le grec, l’intelligent élagage des formes inutiles que notre langage a subi depuis lors. L’ancien français a deux imparfaits (ere et estoie) et trois formes d’infinitif et de passé défini, trois et jusqu’à quatre formes de participe passé ! Félicitons-nous d’avoir échappé à cette polymorphie encombrante.

Il me vient cependant une inquiétude, et je me demande si l’extinction porte toujours sur des formes, sur des mots inutiles. Nous assistons depuis longtemps à l’agonie du passé défini et à celle de l’imparfait du subjonctif, auxquels la propagande du livre donne seule un reste de vie. Leur disparition définitive sera-t-elle sans dommage pour la langue ? Nous avons perdu les anciens mots destre et senestre, qui seraient aujourd’hui, s’ils avaient vécu dêtre et senêtre. Leur place a été prise par droit et gauche, qui ont surchargé leur signification propre d’une signification voisine, mais pourtant très distincte. Croit-on que nous y avons gagné en clarté ? Il serait facile de citer beaucoup d’exemples du même genre. Aussi trouvera-t-on M. Bréal bien optimiste en le voyant conclure ce chapitre de l’extinction, et du même coup sa première partie, par ces mots : " Ici, comme dans toutes les lois que nous avons étudiées en cette première partie, nous trouvons à l’œuvre une pensée intelligente, non une nécessité aveugle. "

C’est là la note dominante du livre, et elle est bien faite pour charmer nos oreilles, puisqu’en faisant l’apologie du langage, c’est notre propre apologie que M. Bréal nous force d’entendre. " Nous ne doutons pas, dit-il en terminant, que la linguistique, revenant de ses paradoxes et de ses partis pris, deviendra plus juste pour le premier moteur des langues, c’est-à-dire pour nous-mêmes, pour l’intelligence humaine. " Mais si certains linguistes sont injustes pour nous, je crains que M. Bréal ne nous ait été parfois indulgent jusqu’à la partialité. Il a réussi à montrer que la pensée de l’homme était intimement associée à beaucoup de phénomènes linguistiques, attribués trop souvent à la structure des organes, qu’elle en était même le premier moteur ; mais il a peut-être trop dissimulé la faiblesse, l’inconsistance, la versatilité prodigieuse de ce premier moteur. L’homme est un roseau pensant, mais ce n’est qu’un roseau.


Notes

1. Michel Bréal. La Sémantique (science des significations). Paris, Hachette, 1897.

2. Cf. dans notre deuxième partie l’article étymologique douve.

3. Un des plus grands philologues contemporains de l'Allemagne, M. Hugo Schuchardt, professeur à l'université de Graz. Je ne puis résister au plaisir de citer ce curieux passage du compte-rendu des Antinomies linguistiques qu'il vient de publier dans le Litteraturblatt für germanische und romanische Philologie. M. Henry a l'honneur d'y être le porte-drapeau du français. "L'auteur écrit dans une langue avec laquelle nous autres Allemands nous aurons toujours de la peine à nous mesurer. Mais la force de vulgarisation (popularisierende Kraft) du français va plus loin qu'il ne faudrait. Si elle fait briller de tout leur éclat les vérités reconnues, elle illumine aussi bien des points qui devraient rester dans l'ombre. Combien de fois, en présence d'une démonstration ou d'une exposition faite par une plume française, pour fausse qu'elle me parût, ai-je subi la séduction de cette forme claire, élégante, aimable ! On est donc tenté de renverser la vieille formule : 'Tu parles mal, donc tu as tort', et de dire : 'Tu parles bien, donc tu as raison'."