À MONSIEUR LE DOCTEUR

Paul DORVEAUX

Bibliothécaire de Pharmacie de Paris

 

TÉMOIGNAGE DE RECONNAISSANCE


 

ANTOINE THOMAS


NOUVEAUX ESSAIS

DE

PHILOLOGIE

FRANÇAISE

 

 

 

 

 

 

PARIS (2)

LIBRAIRIE EMILE BOUILLON, ÉDITEUR

67, RUE DE RICHELIEU, AU PREMIER ETAGE

1904

Tous droits réservés.

 


 

TABLE DES MATIERES

 

AVANT-PROPOS

 

PREMIÈRE PARTIE.-

GÉNÉRALITES ET MÉMOIRES D’ENSEMBLE

 

Coup d’œil sur l’histoire et la méthode de la science étymologique I

Notes critiques sur la toponymie gauloise et gallo-romaine 34

Le suffixe –aricius 62

Les substantifs abstraits en –ier 110

L’évolution phonétique du suffixe-arius 119

 

DEUXIÈME PARTIE.-

RECHERCHES ÉTYMOLOGIQUES

 

I. Acmelle 149

II. Agnous 151

III. Alaquana 152

IV. Amarina, amasina 154, 362

V. Ambro, ambre 156, 362

VI. Angelot 159

VII. Ansoulote, soulote 161

VIII. Arbelha 162

IX. Armorijo 164

X. Arredogue 169

XI. Assanha 170

XII. Asse, assa 172, 362

XIII. Aveneril 173, 362, 363

XIV. Babi 176

XV. Baien 177

XVI. Bidelhe 179

XVII. Boudè 181, 363

XVIII. Bouillie 183

XIX. Braiman, berman 184

XX. Brena 187

XXI. Cade 188

XXII. Cafore 191

XXIII. Caillou 192

XXIV. Careillade 199, 363

XXV. Cer 200

XXVI. Cerneau 203, 363

XXVII. Cibre, tribe 206, 363

XXVIII. Colcer 215

XXIX. Conobrage 217, 364

XXX. Consier, desier 220, 364

XXXI. Ciuolar 228

XXXII. Daumaie, daumaire 229

XXXIII. Davais, davaissa 231

XXXIV. Degatier 232

XXXV. Deima 234, 364

XXXVI. Délavra 238

XXXVII. Desoussina 239

XXXVIII. Dessoubrer 241

XXXIX. Desteilla, destél 242

XL. Dolsa 244, 364

XLI. Droueri 247, 365

XLII. Duraine 248

XLIII. Echamousta 250

XLIV. Ecoisson 250, 365

XLV. Ecurloger 252

XLVI. Eguezier 253

XLVII. Eirancha 254

XLVIII. Eissarrar, esserrer 255, 365

XLIX. Entrenerge 257, 365

L. Equemôdre 258

LI. Escalaoua 259

LII. Escaupir 260, 365

LIII. Eschenye, eschenya 261

LIV. Esclavage 262

LV. Esperbo 264, 365

LVI. Esterchir 265

LVII. Etis 266

LVIII. Fauterne 267

LIX. Feuiller, feuilleret, feuillure 271

LX. Garlimen 273

LXI. Gierre 274

LXII. Haleine 276, 365

LXIII. Hampe 277

LXIV. Histar 279

LXV. Jorbe 283

LXVI. Ivière 284

LXVII. Jainçon 285

LXVIII. Joincle 286

LXIX. Joindre, jegnor 288

LXX. Laus 289

LXXI. Ledanjos 290

LXXII Lioube 291

LXIII. Lovergier, lorgier, lurgier 292

LXXIV. Marsia 294, 365

LXXV. Meeril 295, 366

LXXVI. Meiri 296

LXXVII. Nar 298

LXXVIII. Nouei 299

LXXIX. Nuitre 300, 366

LXXX. Olegue 305

LXXXI. Olonier 310, 366

LXXXII. Ostade 311

LXXXIII. Outjabo 314

LXXXIV. Panader 315

LXXXV. Penesse 316

LXXXVI. Plon 317, 366

LXXXVII. Porchaille 318, 367

LXXXVIII. Pouiller 320, 367

LXXXIX. Pouir 322

XC. Progier 323

XCI. Ravoir 324

XCII. Resand 325

XCIII. Resencier 326, 367

XCIV. Revondre 327, 367

XCV. Rolh, rèl 328

XCVI. Saupignago 330

XCVII. Seyno 331, 367

XCVIII. Souille 332

XCIX. Torelière, torière 333

C. Trouver 334

CI. Vérine, varinas 344

 

APPENDICE

L’Atlas linguistique de la France 346

 

Additions et corrections 359

 

INDEX DES AUTEURS ET DES TEXTES CITES 369

 

INDEX GRAMMATICAL 377

 

INDEX LEXICOGRAPHIQUE. 379

Anglais, 379

Arabe, 379

Argot, 379

Celtique, 379

Cinghalais, 380

Espagnol, 380

Français, 380

Germanique, 392

Grec, 393

Italien, 394

Latin, 394

Portugais, 401

Provençal (catalan, franco-provençal et gascon), 401

Rhéto-roman, 410

Roumain, 410

Scandinave, 411

Turc, 411

 

INDEX TOPONYMIQUE 412

 


AVANT-PROPOS


L’accueil bienveillant fait par la critique à mes Essais de philologie française, parus en 1898, a décidé mon éditeur à risquer ce second volume, que j’ai baptisé Nouveaux Essais.

En 1902, j’ai publié à la librairie Félix Alcan un recueil intitulé Mélanges d’étymologie française, dont le contenu ne diffère pas essentiellement de celui des Essais et des Nouveaux Essais. Les Essais ont un «avant-propos», les Mélanges ont une «préface», où j’ai indiqué les principes et la méthode dont je m’inspire dans mes études philosophiques. En tête de ces Nouveaux Essais, on trouvera un tableau à larges traits des conditions où s’est développée et où doit continuer à se perfectionner la science de l’étymologie française. Au pied de chaque mémoire, de chaque notice, on pourra se renseigner sur le point de savoir s’il s’agit d’une réimpression, d’un remaniement ou de recherches inédites. Que faut-il de plus au lecteur?

Sans doute, il reste encore à dire. Les considérations générales exposées récemment, avec tant de brio, par l’illustre linguiste Hugo Schuchardt serviraient facilement de point de départ à un nouveau discours pré- liminaire. Mais j’ai peu de goût pour ce genre d’exercice qui, pareil à l’antique déclamation, me paraît absolument stérile. Prêchons, je le veux bien, mais prêchons d’exemple, en songeant au vieil adage gascon sur la «chalemie» qui plaisait tant à Montaigne: Bouha prou bou ha, mas a remuda lous dits qu’em..

Donc, que ce nouveau volume aille silencieusement prendre place à côté de ses aînés, et qu’il bénéficie, si faire se peut, de la même indulgence qu’eux.

Saint-Yrieix-la-Montagne (Creuse), 5 septembre 1904.

 


PREMIÈRE PARTIE

 

 

GÉNÉRALITES

ET MÉMOIRES D’ENSEMBLE

 

 

 

 

 

 

I. — COUP D’ŒIL SUR L’HISTOIRE ET LA MÉTHODE

DE LA SCIENCE ÉTYMOLOGIQUE

 

L’enfant aime à jouer, mais il aime aussi à casser ses jouets pour voir ce qu’il y a dedans. L’homme fait tient beaucoup de l’enfant, et ce qu’il en garde n’est pas ce qu’il a de pire. Le plaisir de jouir ne le satisfait pas s’il ne se double du plaisir de savoir. Le langage, une fois constitué dans ses éléments essentiels, ne pouvait manquer d’exciter la curiosité de ceux qui le possédaient comme un patrimoine héréditaire qu’ils ne se faisaient pas faute de mettre en valeur, mais qu’ils n’avaient pas l’illusion d’avoir créé. On ne saura jamais, sans doute, si l’homme parlait déjà dans les cavernes de la période quaternaire; mais tenez pour certain qu’aussitôt qu’il parla, il se demanda ce qu’il y avait dans sa parole. Cela dut arriver bien avant le temps des Sages de la Grèce ou des Brahmanes de l’Inde, et peut-être de la génération, d’auguste mémoire, qui creusa le fossé entre la bête et l’homme en assurant à ce dernier l’indestructible privilège du langage. L’homme ne tarda pas à s’apercevoir que l’effort de la pensée, à peine échappée de ses langes, faisait parfois craquer le vêtement neuf, si chatoyant mais si étriqué, dont il l’avait revêtue. La linguistique naquit d’un regard coulé à travers les déchirures.

De toutes les études dont le langage peut être l’objet, l’étymologie est celle dont le nom remonte le plus haut. Ce nom, chacun le sait, n’a pas été fabriqué de nos jours, comme tant d’autres termes scientifiques de même désinence que nous voyons s’étaler en grosses lettres, plus nombreux d’année en année, sur les murs de nos édifices universitaires, lorsque la chute des feuilles donne le signal de la reprise des cours: biologie, bactériologie, gynécologie, histologie, parasitologie…, j’en passe, et des pires. Nous l’avons trouvé dans l’héritage des Romains, qui le tenaient des Grecs. Mais nous ne l’entendons pas tout à fait de la même façon.

Pour les Anciens, l’étymologie était essentiellement une spéculation a priori sur le sens vrai () des mots: en les composant arbitrairement, ils se figuraient pouvoir résoudre le problème du rapport des noms et des choses. Pour nous, à qui tant de systèmes philosophiques écroulés ont appris la modestie, il en va autrement. Quand nous recherchons l’étymologie d’un mot, nous nous contentons de viser le sens primitif. En revanche, nous assignons à notre recherche une carrière beaucoup plus large. Le mot n’est pas pou nous une sorte d’entité indépendante du temps et de l’espace; nous prétendons embrasser les formes, successives ou coexistantes, sous lesquelles il se présente à toutes les époques et dans toutes les variétés régionales de la langue à laquelle il appartient; nous nous efforçons en outre et surtout de ramener cette diversité à l’unité, et nous n’avons pas de cesse que nous n’ayons retrouvé dans une autre langue, antérieure ou voisine, le point d’attache de l’approche primordiale. Une fois parvenus à ce résultat, nous pouvons faire halte, si bon nous semble; mais il est clair que la recherche doit se poursuivre sur le terrain de la nouvelle langue qui se trouve mise en cause. Le repos final ne sera gagné que quand nous aurons remonté de proche en proche jusqu’aux dernières limites de la connaissance. L’étymologie est comme une tranchée large et profonde que nous creusons dans l’histoire de l’humanité à perte de vue, c’est-à-dire tant que nous trouvons devant nous des hommes, et qui ont parlé.

A envisager ainsi les choses, on peut dire que les Grecs et les Romains, à qui nous devons tant dans le domaine de l’art, de la philosophie ou même des sciences naturelles, ne nous ont rien laissé de solide sous le nom d’étymologie. Leurs travaux ne sont que jeux d’enfants s’amusant à labourer le sable de la grève de sillons capricieux que la prochaine marée nivellera impitoyablement. Le premier venu de nos lycéens, qui aurait absorbé docilement et digéré convenablement les quelques notions qui émaillent nos programme d’enseignement secondaire, devrait être plus fort en étymologie française que le sage Platon ne l’était en étymologie grecque ou le docte Varron en étymologie latine.

Ce n’est en effet qu’au dix neuvième siècle que l’étymologie a été scientifiquement constituée. Pourtant il ne faut pas se montrer sévère jusqu’à l’injustice pour ce qui a été tenté auparavant. Un coup d’œil rétrospectif n’est ni sans intérêt, ni sans profit.

Le moyen âge lui-même a droit à quelques égards. On n’apprendra pas sans un certain étonnement que le mot étymologie est familier à nos trouvères du douzième siècle. Ils l’entendent parfois de travers, j’en demeure d’accord; mais il leur arrive aussi de voir juste et de pratiquer heureusement la chose, ce qui est plus méritoire que de bien entendre le mot. Maître Wace, chanoine de Bayeux, protégé et pensionné par le roi d’Angleterre, Henri II (un Plantegenêt d’Anjou, comme on sait), a célébré les exploits des Normands dans un long poème connu sous le nom de Roman de Rou. Or, maître Wace a tenu à nous expliquer l’origine du mot Normand, et il l’a fait en philologue consommé:

Justez ensemble north et man
Et ensemble dites northman:
Ceo est «huem de north» en romanz;
De ceo vint li nuns as Normanz.

Il continue en nous apprenant que c’est à cause des Normands que le pays appelé autrefois Neustrie a pris le nom de Normandie. Personne ne songerait aujourd’hui à lui en donner le dé menti; mais le bon chanoine ne nous cache pas que les Français — un Normand d’alors ne se considérait pas comme Français — ne voulaient pas accepter cette étymologie:

Franceis dient que Normendie
Ceo et la gent de north mendie:
Normant — ceo dient en gabant —
Sunt venu del north mendiant
ur ceo qu’il vindrent d’altre terre
Pur mielz aveir e pu mielz querre.

On avait déjà de l’esprit en France au douzième siècle. Et c’est bien là le malheur, et qui explique peut-être que nous ne tenions pas le premier rang en philologie: un bon étymologiste ne doit pas avoir d’esprit.

La Renaissance a fait un peu de bien et beaucoup de mal à l’étude de nos langue. Il faut lui savoir gré d’avoir secoué la torpeur du moyen âge et éveillé, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’activité de l’esprit humain. En restaurant l’étude du grec, négligée depuis la chute de l’empire romain, elle a fait rentre dans le domaine public la pleine intelligence du vocabulaire savant que le français avait emprunté à la scolastique et que la scolastique avait fini par ne plus comprendre.

C’est déjà l’aurore de la Renaissance qui point sous Charles le Sage avec Nicole Oresme, protégé de la Cour et traducteur officiel d’Aristote. Le bon Oresme met Aristote en français d’après des traductions latines et non d’après le texte original, mais peu nous importe. Il n’ignore pas que les termes scientifiques qu’il francise viennent du grec; il a même pris soin de rédiger pour ses lecteurs deux vocabulaires spéciaux où ces termes sont expliqués, généralement assez bien. Et le voilà qui s’engage déjà dans la voie de perdition où les hellénistes du seizième siècle rouleront à qui mieux mieux: il croit découvrir, une fois par hasard, quelque conformité entre le vocabulaire de deux langues. Ayant fabriqué le mot eutrapele pour rendre le grec , «celui qui scet bien tourner a point les fais et les paroles a gieu et a esbatement», il lui monte au cerveau une bouffée étymologique, dont il nous fait part en ces termes: «Par aventure de ce vint ce que l’on dit en françois d’un homme qu’il est bon trupelin.» Nous ne connaissons ce mot trupelin que par le témoignage de Nicole Oresme; nous ne savons pas d’où il vient, mais nous croyons affirmer qu’il ne vient pas du grec. C’est tout le progrès que nous avons fait depuis le quatorzième siècle; c’est peu, hélas! mais ce peu est pourtant quelque chose.

Ils sont légion au seizième siècle — et, malheureusement, leur lignée n’est pas encore éteinte — ceux qui veulent expliquer le français par le grec. Leur chef de file est le premier professeur royal du Collège de France, le célèbre Guillaume Budé, qui a, heureusement pour sa mémoire, des titres plus sérieux auprès de la postérité. Et comme l’erreur, on voit se ranger en face d’eux les partisans systématiques de l’hébreu, du celtique, du germanique. A quoi bon les citer nominativement?

Non ragioniam di lor, ma guarda e passa.

Mieux vaut rappeler les noms des savants qui, malgré bien des erreurs de détail, peuvent passer pour orthodoxes, puisqu’ils croient fermement que le fond essentiel de notre langue est d’origine latine: Du Bois, Bourgoing, Nicot, Fauchet, J.-J. Scaliger, Pasquier, et, au siècle suivant, Caseneuve et Ménage.

Ménage a éclipsé tous ses émules: c’est le seul étymologiste des siècles passés dont le grand public ait retenu le nom. Malheureusement, on a peine à prendre au sérieux celui que Molière a si comiquement mis à la scène, et la cause de l’étymologie a souffert des ridicules de Vadius. Il faut d’ailleurs que la lecture du Dictionnaire étymologique met à une rude épreuve la patience et la crédulité de l’esprit le moins prévenu. Ménage jongle non seulement avec des mots, mais avec des ombres de mots qu’il évoque au gré de sa fantaisie. Ses tours de passe-passe peuvent amuser un instant; mais, comment ne pas crier holà! quand on le voit se persuader que le public est toujours sa dupe et prendre les épigrammes pour des compliments! On a cité bien souvent le quatrain du chevalier d’Aceilly (Jacques de Cailly ) sur l’étymologie d’alfana, mot italien et espagnol qui signifie «jument»:

Afana vient d’equus, sans doute,

Mais il faut avouer aussi

Qu’en venant de là jusqu’ici

Il a bien changé sur la route.

Le piquant, c’est que le Ménage, sans y entendre malice, a publié lui-même, à la fin de son article haquenée, les vers de d’Aceilly: «Il me reste, dit-il, à faire part à mes lecteurs de cette belle épigramme…» O candeur de la vanité!

Plus charitable pour la victime de Molière que ne le furent ses belles amies, Mmes de Sévigné et de La Fayette, une jeune Roumaine, Mlle Elvire Samfiresco, vient de lui élever un monument de respect et d’admiration. Elle y déclare tout net que ceux qui médisent de Ménage étymologiste ne l’ont pas lu. C’est aller trop loin. J’accorde qu’il y a beaucoup de bonnes choses dans son œuvre; mais il est notoire qu’il y en a de moins bonnes et même, pour trancher le mot, de détestables: ceci fait tort à cela. Où il est mauvais, il va bien au delà du pire, comme quand il veut nous persuader que blanc et blond viennent tous deux, par des chemins différents, du latin albus. Le moins qu’on puisse faire c’est de rire: tant pis pour Ménage.

Je ne vois guère à signaler, au dix-huitième siècle, qu’un long article de l’Encyclopédie. L’article passe pour être de Turgot, et fait honneur à son esprit philosophique. Mais, avec son caractère purement théorique, l’aspect scolastique de ses nombreuses divisions et subdivisions, le souci constant qu’affecte l’auteur de raisonner toujours in abstracto, sans jamais se résoudre à prendre des exemples concrets, cet article ne pouvait guère avoir de prise sur le public. D’ailleurs les préoccupations du siècle sont d’un autre ordre et l’étymologie n’y trouve pas un bon terrain: Voltaire a trop d’esprit et Rousseau est trop ignorant.

Enfin le dix-neuvième siècle est venu. Si, chez nous, Raynouard a fait fausse route, l’Allemagne nous a donné Friedrich Diez, Diez que nos maîtres actuels se plaisent à reconnaître pour leur maître et qu’ils nous ont appris à révérer comme un aïeul, Diez dont le génie, fait surtout de patience et de probité, a enfin assis l’étymologie des langues romanes sur des bases solides. Sans doute il a largement profité de ce qui avait été tenté avant lui. Un de ses compatriotes, M. Grober, professeur à l’Université de Strasbourg, a comparé mot par mot l’œuvre de Diez et celle de Ménage pour les deux premières lettres de l’alphabet et il a constaté que le savant allemand avait suivi le savant français 72 fois sur 100. Ce témoignage non suspect est à l’honneur de notre pays; mais il ne faut pas lui attribuer trop d’importance, ni être dupe de la statistique. La gloire de Diez, c’est d’avoir tué le dilettantisme en formulant un corps de doctrine et en en poursuivant rigoureusement l’application: or, il faut plus de science pour se garder d’une mauvaise étymologique pour en trouver dix bonnes. S’il a laissé beaucoup à faire à ses successeurs, il leur a montré la voie à suivre et indiqué les moyens d’y marcher d’un pas assuré. On peut dès maintenant entrevoir le jour où le vocabulaire français aura livré tous ses secrets. Ce jour-là, la science aura remporté une belle victoire. Je ne doute pas que Diez en reste, aux yeux de la popularité, l’immortel organisateur.

Donc, aujourd’hui, l’étymologie est une science, et non plus, comme autrefois, une manière de divination. Le public n’est pas surpris que deux étymologistes puisse se regarder sans rire. Mais peut-être lui fait-on trop de mystère des principes qui les guident, ce qui mêle quelque défiance au respect qu’il consent à leur témoigner. L’extraordinaire fortune qu’ont eue de nos jours les sciences de la nature, les découvertes retentissantes qui se sont produites dans leur domaine et qui sont entrées, du jour au lendemain, dans le réseau de notre vie sociale pour en renouveler toute l’économie, ne pouvaient manquer de rejeter dans l’ombre les autres objets auxquels l’homme s’était plu dès longtemps à appliquer son intelligence, et en particulier l’étude du langage. Certains philologues, et non des moindres, n’ont pas vu sans quelque dépit la faveur publique prendre cette direction, et, pour chercher à la capter, ils ont insisté plus que de raison sur les rapports qui unissent le langage aux phénomènes naturels. L’illustre Max Muller a écrit: «Les rapports intimes qui existent entre l’histoire du langage et l’histoire de l’homme ne suffisent pas pour exclure notre science du cercle des sciences naturelles. Si on la définit rigoureusement, la science du langage peut se proclamer complètement indépendante de l’histoire.».

Des livres ont paru depuis, dont les titres, entendus à la lettre, pourraient faire croire que le langage a une vie propre, analogue à celle des plantes, et tout à fait indépendante des facultés intellectuelles de l’homme. Il est inutile de réfuter ici de pareilles idées, contre lesquelles se sont élevées des voix autorisées, notamment celles de MM. Michel Bréal et Gaston Paris. Mais il faut affirmer bien haut que l’étude du langage, si on la considère du point de vue étymologique, ne peut à aucun titre être rattachée aux sciences de la nature. L’étymologie n’est qu’une branche de la philologie; c’est une science essentiellement historique, et la seule méthode qui lui convienne est la méthode historique. Quel que soit le domaine linguistique où elle s’exerce, elle ne pourra arriver à se constituer qu’en étudiant comparativement et contradictoirement la succession historique des faits, des sons, des idées. Toutes ses données se ramènent facilement et clairement à l’un de ces trois points. Je voudrais montrer — sans sortir du cadre du vocabulaire français — comment l’étymologiste doit se comporter vis-à-vis de chacun d’eux.

 

II

Par les faits j’entends l’histoire proprement dite sous ses multiples aspects. Max Muller, tout porté qu’il était à inscrire l’étude du langage dans le cercle des sciences naturelles, est bien obligé de convenir que «si nous parlons de l’histoire politique des Iles Britanniques nous est nécessaire». Ce n’est pas assez dire. L’histoire de France doit être un bréviaire de quiconque aborde l’étymologie du français. C’est elle qui côtoyés, fondus ou remplacés sur le sol de notre patrie: les Ligures, qui s’étendaient à l’origine tout le long de la Méditérranée; les Aquitains ou Ibères, cantonnés du temps de César entre l’Océan et la Garonne; les Grecs, fondateurs de Marseille et d’autres villes maritimes, qui rejetèrent peu à peu les Ligures loin de la côte ; les Gaulois, qui ont occupé dès l’origine des temps historiques la plus grande partie du territoire qui a porté si longtemps, en souvenir d’eux, le nom de Gaulle; les Romains, qui conquirent la Gaule et en firent pendant des siècles une chose à eux; les Germains qui, sous différents noms (Francs, Wisigoths, Burgundions), s’y établirent à jamais et transformèrent avec le temps la terre des Gaulois (Gallia) en terre des Francs ou France (Francia); les Bretons, venus d’outre-Manche pour coloniser l’Armorique, à laquelle ils finirent par imposer le nom de Bretagne; les Arabes, que le marteau de Charles brisa à Poitiers, mais qui entretinrent assez longtemps des garnisons ou des camps volants en Provence; les Scandinaves, qui se taillèrent une nouvelle patrie sur les côtes de la Manche, la «terre des gens du Nord» ou Normandie. C’est elle encore qui lui fera comprendre comment, de ces éléments si divers s’est dégagé peu à peu la nationalité française, et qui lui tracera le tableau des relations que les Français ont entretenues soit avec leurs voisins immédiats (Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols, etc.), soit avec d’autres nations européennes, soit, à l’époque des Croisades et surtout depuis la découverte du Nouveau Monde, avec les différents groupes humains répandus sur toute l’étendue du globe terrestre. C’est à elle enfin qu’il ira demander ces mille détails, épars dans les chroniques, dans les mémoires, dans les livres de raison, dans les chartes, dans les inscriptions, à l’aide desquels il pourra se représenter au vif les mœurs et, pour ainsi dire, la physionomie intime des sociétés disparues.

Ayant le vaste champ de l’Histoire de France devant elle, l’étymologie s’y est plus d’une fois égarée, parce qu’elle n’a pas su dégager le point essentiel des accidents de toute sorte qui l’entourent. Ce point essentiel, véritable pivot de notre histoire, c’est la conquête de la Gaule par les Romains, et par suite l’identité foncière de la langue des Romains et de la langue des Français. Ceux qui prétendent, au nom de l’histoire, expliquer le tréfonds de notre langue par le gaulois ou par le grec ne comprennent pas les leçons de l’histoire. Ils ferment les yeux de parti pris: ce sont des hallucinés avec lesquels on ne saurait discuter.

Il faut s’entendre, cependant. Nous ne prétendons pas que le latin implanté en Gaule y soit demeuré absolument intangible, soit de la part des idiome préexistants, soit de la part de ceux qui vinrent plus tard le battre en brèche. Du moment qu’on lui reconnaîtra dans la formation du français le rôle incontestable d’élément constitutif, on aura ses coudées franches pour rechercher la part qu’il convient de faire aux éléments accessoires, parmi lesquels le gaulois et le germanique occuperont toujours une place d’honneur. L’importance de l’élément germanique a toujours été reconnue et il est inutile de la faire ressortir ici. L’influence du gaulois est plus difficile à mesure exactement. A ne tenir compte que du vocabulaire de la langue commune, elle paraît de réduire à bien peu de chose : c’est à peine si une cinquantaine de mots français peuvent être rattachés directement au gaulois. Mais est-il juste de faire abstraction de notre vocabulaire géographique, où, malgré les alluvions, il émerge encore tant de témoins des couches linguistiques primitives? N’est-ce pas là mutiler de nos propres mains notre langue et notre histoire? Ou voudrait-on soutenir que nous ne parlons pas français, quand nous avons sur les lèvres les noms de nos cours d’eau, de nos montagnes, de nos forêts, de nos pays, de nos villes et de nos hameau, comme Loire, Cévennes, Ardennes, Morvan, Laon, Condé ou Charenton, et tant d’autres vocables usuels, sur lesquels deux mille ans ont passé sans leur apporter d’autre modification qu’un allégement phonétique qui moins un dommage qu’une toilette destinée à les faire paraître toujours jeunes? Les études de toponymie, malgré les beaux travaux de MM. d’Arbois de Jubainville et Longnon, professeurs au collège de France, ne jouissent peut-être pas encore chez nous de la faveur qu’elles méritent, parce qu’elles ont été pendant longtemps livrées à la fantaisie. Il est temps de proclamer qu’elles font partie intégrante de la philosophie française. M. Camille Julian, professeur à l’Université de Bordeaux, après avoir exposé éloquemment les services que ces études peuvent rendre, vient d’inviter l’association internationale des Académies à s’occuper sans retard de la publication d’un Corpus toponymique du monde ancien. Nous faisons des voeux pour que cette excellente idée soit prochainement réalisée.

Mais arrachons-nous au charme que présente l’étude des origines. Quand une langue a duré pendant plus d’un millier d’années, il y a quelque puérilité à demeurer toujours penché sur son berceau pour écouter ses premiers vagissements. Il faut la suivre à travers les siècles jusqu’à nos jours et s’efforcer de déchiffrer l’empreinte que chacun d’eux y a laissée. La tâche est attrayante, mais difficile. Le plus souvent, ce n’est qu’à l’aide de la loupe qu’on arrive à discerner dans le contre-coup des événements historiques les plus considérables. Arrêtons-nous à examiner attentivement notre mot empereur, autrefois emperedre au cas sujet, emperedor au cas régime. Pourquoi l’ancien français, qui a laissé tomber l’e protonique du verbe latin temperare et en a fait temprer (aujourd’hui tremper, par suite d’une métathèse), nous a-t-il transmis religieusement l’e du substantif imperator? C’est que temperare n’a jamais cessé de résonner sur les lèvres du peuple depuis que les Romains ont apporté le latin en Gaule, tandis que imperator a sombré avec l’Empire romain lui-même et n’a reparu dans l’usage que depuis la restauration mémorable qui a marqué la dernière année du huitième siècle. Ainsi, aux yeux de l’étymologiste, l’examen d’un seul mot, d’une seule lettre suffit pour évoquer l’image du pape Léon III plaçant la couronne impériale sur le front de Charlemagne.

Il est rare, avouons-le, que le langage nous offre sur le passé des échappées aussi grandiose. La langue de l’homme est le témoin de son histoire, mais, si ce témoin atout vu, il n’a pas tout retenu. Les faits qui y laissent des traces durables ne sont pas toujours ce qui arrêtent l’historien et qui importent à la destinée des peuples. Qui oserait mettre sur le même plan les traités de Westphalie et les amours juvéniles de Louis XIV? Et pourtant, depuis 1648, Westphalie est resté, comme auparavant, un simple nom propre, celui d’une province d'Allemagne, tandis que le nom de Mlle de Fontanges a fait brèche dans notre vocabulaire courant et que plusieurs générations ont appelé fontange une parure de tête que la favorite avait mise à la mode. Si l’étymologiste doit tout connaître de l’histoire, il n’en utilise souvent que la menue monnaie. Mais que de variété, d’imprévu, de piquant dans la collection de ces noms propres de personnes, de peuples ou de pays, qui se sont successivement incorporés dans le langage commun! Esclave est le même mot que Slave, et il nous rappelle les expéditions des Vénitiens contre les Slaves du Sud ou Esclavons, dont la reine de l’Adriatique faisait ouvertement la traite, au temps des Croisades. Les Hongrois mous ont appris à hongrer les chevaux et à hongroyer le cuir ; le dix-septième siècle a même connu la mode d’un justaucorps a grandes basques qu’il appelait une hongreline. Aux Croates nous devons la cravate, qui apparut chez nous à l’époque de la guerre de trente ans. Des substantifs comme baïllonnette, berline, biscaïen, calicot, épagneul, faïence, maroquin, persienne, éveillent facilement le souvenir des ville de Bayonne, Berlin, Calicut, Faenza et des pays de Biscaye, d’Espagne, de Maroc, de Perse. Mais souvent l’altération phonétique nous dissimule l’origine du terme dont nous servons. Qui pense au cuir de Cordoue quand il prononce le nom de métier de cordonier, autrefois cordouanier, ou les noms de famille Corvoisier et Corvisarte? Comment se douter que le nom de Syrie se cache dans notre mot échalotte, autrefois eschalogne, du latin Ascalonia, herbe d’Ascalon?

Altérés ou non, les mots de la langue commune qui sont issus de noms propres demandent toujours leur passeport à l’histoire. Tout français qui se piquent d’avoir du monde sait aujourd’hui ce qu’on désigne sous le nom de sandwich. Je rappelle cependant pour les quelques millions de nos concitoyens qui l’ignorent - et dont la plupart ne me liront pas - qu’on nomme aussi un mets composé d’une tranche de viande froide placée entre deux tranches de pain, ordinairement beurées. En dehors de la cuisine, quelle idée éveille ce mot dans l’esprit de ceux qui l’emploie! Probablement celle d’un archipel situé tout là-bas, au fond de la Polynésie, dont la capitale est Honolulu, et qui a été annexé depuis peu aux Etats-Unis d’Amérique. Les répertoires courants d’histoire et de géographie nous apprendront en outre que Sandwich est un bourg d’Angleterre érigé en comté par Charles II, en faveur d’Edward Montague ; que le quatrième titulaire de ce comté fut le protecteur du célèbre navigateur Cook ; et que si un archipel de la Polynésie porte ce nom, c’est que Cook lui a donné le nom de son protecteur. Mais ils s’en tiennent là, oublions ce qui est pour nous l’essentiel, a savoir que John Montague, quatrième comte de Sandwich, lord de l’Amirauté et protecteur de Cook, était un joueur effréné: comme il lui était fort pénible de quitter la table de jeu pour passer à la salle à manger aux heures ordinaires des repas, son cuisinier imagina, pour le soutenir discrètement sans interrompre sa partie, le genre de mets auquel s’est attaché, chez nos voisins d’outre-Manche d’abord, puis chez nous, le nom du noble lord.

Faut il encore un exemple? en voici un. Il y avait une fois un amiral qui fut rayé des cadres pour s’être montré trop sévère vis à vis de ses subordonnés et pour avoir manqué d’égard vis à vis de son ministre : il n’appartenait pas à la marine française, il y a prés d’un siècle et demi qu’il est mort. Son nom était Edward Vernon ; mais comme il portait ordinairement des culottes faites d’une étoffe que les anglais appellent grogram, et familièrement grog, ses matelots l’avaient surnommé Old Grog, le vieux Grog. Si j’ajoute que parmi les «misères» que le terrible amiral faisait à ses équipages, figurait l’obligation de ne plus boire le rhum tout pur, mais d’y mettre de l’eau, chacun comprendra pourquoi nous appelons grog une boisson bien connue, dont l’usage nous est venue récemment d’Angleterre. Je remarquerai en passant que le grogram de nos voisins n’est qu’une altération du français gros grain, qui désignait autrefois chez nous une espèce particulière d’étoffe «à gros grain» : d’où il suit qu’en leur empruntant grog nous n’avons fait que reprendre notre bien.

On voit que c’est toute une histoire que l’étymologie de sandwich ou de grog et en même temps que c’est tout de l’histoire. Mais ici nous touchons à un point délicat. De même que les guides font volontiers appel à leur imagination pour expliquer aux voyageurs l’origine des monuments qu’ils leur montrent, certains étymologistes n’hésiteraient pas à «inventer» pour donner du crédit à des étymologies de pure fantaisie. Qu’y faire? Se tenir sur ses gardes et ne jamais accepter leurs dires qu’après les avoir vérifiés d’après les règles ordinaires de la critique historique. D’ailleurs il y a toujours profit à ne pas perdre de vue les données générales de l’histoire quand il s’agit d’étymologie. Il peut même arriver que l’histoire nous sauve des illusions de la phonétique : j’en veux citer un exemple curieux, où le flair de Ménage à été plus heureux que la science de Diez.

Un ancien terme militaire assez connu est chamade. Les bateleurs de la foire battent encore la chamade sur leur tambour pour rassembler les badauds autour de leurs tréteaux. Autrefois la chamade était le signal par lequel une place assiégée demandait à parlementer, et Le Sage a fait, dans Gil Blas, un emploi figuré fort galant de cette vieille expression. On la retrouve dans les autres langues romanes; l’italien dit chiamata, l’espagnol llamada, le portugais chamada. Diez, suivi par Littré, pense que le français chamade vient du portugais chamada, ce dernier se rattachant naturellement, comme l’italien et l’espagnol, au participe passé du verbe latin clamare «appeler». La phonétique semble donner raison à Diez. Le portugais n’est-il pas la seule langue romane qui rende régulièrement le son latin cl en position initiale par le son ch, prononcer comme le ch français? Mais consultant l’histoire. Que nous apprend-elle? Que notre mot chamade date du seizième siècle, car d’Aubigné l’emploie et Cotgrave l’enregistre dans son dictionnaire, paru en 1611. Or, avons nous eu, au seizième siècle, des relations militaires avec le Portugal assez prolongées pour rendre vraisemblable un emprunt à la langue portugaise? En aucune façon. Chamade forme bloc avec tant d’autres termes militaires qui nous sont venus d’Italie à la même époque, et Ménage à raison de le tirer de l’italien. La première génération française qui a employé ce mot l’a écrit d’abord chiamade et la prononcée a l’italienne en faisant sonner chi comme le français qui ; puis il y a eu une réaction de l’orthographe sur la prononciation, et nous avons dit chamade, comme nous disons niche, nocher, panache et supercherie, bien que ces quatre derniers mots aient un ch en italien : nicchia, nocchiere, pennacchio, superchieria.

 

III

L’étude des sons ou phonétique a beaucoup préoccupé nos premiers étymologistes. Du Bois, Meurier, Nicot, Ménage nous ont laissé des débauches de traité sur la matière ; mais leurs travaux n’ont plus pour nous qu’un intérêt de curiosité. Il n’en est pas de même de l’oeuvre de Diez, que l’on consultera toujours avec fruit. Pourtant il faut reconnaître que des progrès considérables ont été faits dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. La phonétique historique a été renouvelée par l’enseignement et par les livres d’une élite de maîtres français et étrangers, parmi lesquels Karl Bartsch, Gaston Paris et Arséne Darmesteter — pour ne parler que des morts — ont droit à une place d’honneur. La phonétique expérimentale, poussée à un rare degré de précision par M. l’abbé Rousselot et ses disciples, est venue nous faire toucher du doigt, pour ainsi dire, les causes de la plupart des phénomènes dont l’observation nous avait révélée depuis longtemps les effets. Ce dernier ordre de recherches, il est vrai, ne nous intéresse pas directement. Au point de vue du progrès étymologique, il y a plus à attendre de la publication des anciens textes, de la rédaction de bons dictionnaires patois, locaux ou provinciaux, et de l’achèvement du monumental Atlas linguistique de la France entrepris si vaillament par MM. Gilliéron et Edmont, que de l’exploration des palais, des larynx et des fosses nasales.

La phonétique historique est peut-être l’auxiliaire le plus précieux de l’étymologiste. Elle a un domaine nettement limité et régi par des lois minutieusement élaborées. Ces lois sont fondées sur l’observation des faits ; leur ensemble forme comme un filet dont la science a su tellement resserrer les mailles qu’aucun fait ne peut passer au travers. C’est en ce sens qu’il faut entendre le «principe» autour duquel il s’est fait beaucoup de bruit dans ces dernières années ; les lois phonétiques sont sans exceptions. Il n’y a pas d’exceptions, parce que tout les faits particuliers ont leur place marquée d’avance dans une loi phonétique bien faite. Si l’on vient à découvrir un fait nouveau en contradiction avec la loi, il y a lieu à révision : démaillant par ici, remmaillant par là, nous réparons notre filet, c’est à dire que nous sacrifions la loi pour la remplacer par une loi nouvelle. C’est ainsi qu’on sauve les principes.

Sans nous attarder plus longtemps à discuter l’essence des lois phonétiques, montrons-en l’application. L’application des lois phonétiques produit juste l’effet contraire de l’application des rayons X : grâce à ceux-ci, nous pouvons dépouiller le corps humain de son enveloppe charnelle squelettique ; grâce à celles-là, nous pouvons remettre, pour ainsi dire, de la chair et des muscles sur les vocales que l’usage a rongées jusqu’aux os et les faire réapparaître dans toute l’opulence et l’éclat de leurs formes.

Soit le mot français malade, dont on demande l’étymologie. Au seizième siècle, on le faisait venir du grec «mou», en admettant le changement de k en d. La phonétique nous apprend que le passage de k à d est sans exemple et elle nous débarrasse du premier coup de cette hypothèse, que l’on ne rendait pas meilleure en faisant remarquer que les Romains avaient latinisé sous la forme malacus, fréquemment employée par Plaute. Au dix-septième siècle, Saumaise supposa que le latin populaire avait formé un adjectif malatus «qui a du mal» sur le modèle de fortunatus «qui a de la fortune» et il tira le français malade de ce latin hypothétique malatus. Ménage se tint d’abord sur la réserve en faisant remarquer que de malatus le français aurait fait malé comme de fortunatus il a fait fortuné ; mais il finit par se convertir à l’idée de Saumaise. Or un fait ignoré des étymologistes antérieurs au dix-neuvième siècle nous oblige à rejeter malatus aussi délibérément que malatucus : en effet, dans célèbre manuscrit de la bibliothèque de Clermont-Ferrand qui nous a conservé le poème de la Passion, du dixième siécle, notre mot est écrit malabde, et l’étymologie doit rendre compte de la présence de ce b, qui a disparu dans la prononciation des siècles postérieurs. Diez a cru résoudre le problème en proposant le latin male apus «mal disposé», et Littré, Scheler et Brachet se sont ralliés à sa manière de voir. Mais cette hypothèse se heurte à deux lois phonétiques solidement établies : dans le groupe latin pt, le p ne s’affaiblit jamais en b et le t s’affaiblit jamais en d. De même que septem est devenu en ancien français set (écrit plus récemment sept par une restauration savante de l’orthographe latine), aptus aurait donné at et le composé latin male aptus aurait abouti à malat, et non à malabde. La véritable étymologie n’a été trouvée qu’en 1874 par M. Cornu, aujourd’hui professeur à l’université de Graz : c’est male habitus. Le participe habitus est devenu succesivement abde, ade comme le substantif cubitus est devenu cobde, code, coude. Nous sommes enfin arrivés à la conquête de la vérité par une connaissance de plus en plus exacte des lois phonétiques.

Mais le progrès n’est pas toujours l’oeuvre du temps et de la vérité subit parfois des éclipses par suite de l’infirmité de l’esprit humain. Dans son traité Traité du Fran-Alleu, paru en 1641, Caseneuve avait rattaché notre verbe acheter au substantif latin caput «tête, chef» par l’intermédiaire d’un verbe qui aurait été en latin vulgaire accapitare. Diez est d’un autre avis : pour lui, acheter représente un type latin accaptare, composé de la préposition ad et du latin captare «chercher à prendre». La phonétique historique et comparée donne raison, il me semble, à Caseneuve. L’ancien français dit ordinairement achater, ce qui laisse la question indécise ; mais le provençal emploie la forme acaptar, ce qui montre qu’une voyelle à dû disparaître entre le p et le t, comme dans reptar «accuser», qui vient de reputare ; et l’ancien espagnol acabdar, où le p et le t primitifs n’ont pu s’affaiblir en b et en d que parce qu’ils étaient originairement séparés par une voyelle, n’est pas moins net à affirmer l’existence d’un type primordial accapitare. Donc la question est jugée : quand nous achetons quelque chose, nous ne voulons pas, étymologiquement parlant, chercher à le prendre (captare), mais l’ajouter à ce que nous avons déjà, à notre capital (caput) : c’est beaucoup plus moral.

Il serait fastidieux d’accumuler les exemples des services rendus à l’étymologie par la phonétique. Personne, d’ailleurs, ne songe sérieusement à les méconnaître. Max Müller a écrit, il est vrai : «la vraie étymologie n’a rien à faire avec le son.» Mais il voulait simplement nous mettre en garde contre ces rapprochements superficiels qui ne reposent que sur des apparences phonétiques. Perfide comme l’onde, dit un vieil adage : l’onde sonore ne l’est pas moins que l’onde liquide. N’oublions pas le quatrième des points fondamentaux que le même Max Müller a assignés à la science étymologique : «Des mots différents peuvent prendre la même forme dans la même langue.» Le français a subi, depuis ses origines, une dégradation phonétique si violente que les mots les plus divers s’y sont confondus dans le même son. C’est là terrible écueil pour l’etymologiste, et aussi — à quelque chose malheur est bon — une mine inépuisable pour l’innocent jeu de société qui s’appelle le jeu des homonymes. L’orthographe maintient par-ci par-là quelques étais protecteurs dans l’édifice vermoulu de notre phonétique : mais bien souvent elle est impuissante elle-même. Considérons par exemple le groupe de lettre somme. Si nous laissons de côté la première personne plurielle du présent de l’indicatif du verbe être qui a toujours une s finale, il nous reste encore trois substantifs, de sens très différents, que nous écrivons et que nous prononçons de la même manière. L’étymologiste nous dira que le substantif masculin somme vient du latin somnus ; que le substantif féminin somme, «ensemble», vient du latin sumna ; enfin quand nous disons «une bête de somme», nous avons affaire à un troisième mot qui est de la même famille que sommier. En ce sens, somme signifie proprement «charge, bât»; il remonte, par l’intermédiaire du latin de la décadence sagma, au grec , qui était neutre et se déclinait , . Le genre neutre ayant disparu, le latin sagma a été pris pour un féminin, comme beaucoup de mots analogues. L’empereur Sigismond, prononçant un discours latin devant les Pères du concile de Constance, s’écriait: Videte, Patres, ut eradicetis schisman Hussitarum ! — «Pardon, Sire,» interrompit un auditeur peu respectueux de la majesté impériale, «schisma est du neutre». — «Qui dit cela?» fit l’empereur très mortifié. — «Un Français nommé Alexandre,» répliqua l’interrupteur, qui voulait parler d’Alexandre de Villedieu, grammairien célèbre, depuis plus d’un siècle, dans l’Université de Paris. — «Et bien ! conclut Sigismond, je suis empereur et je pense que ma parole vaut celle d’un moine.» Les empereurs d’Allemagne tranchent volontiers du souverain dans les questions qui n’ont rien avoir avec leur couronne. Mais si le Père du concile de Constance avait raison, Sigismond n’avait pas tout à fait tort. Il était l’interprète du sentiment instinctif qui avait depuis des siècles transformé les neutres en féminin, et la grande voix du peuple parlait par la bouche de cet empereur, opposant un dogme nouveau au dogme ancien, c’est-à-dire proclamant, sans en avoir conscience, le principe de l’évolution qui domine l’histoire de l’homme.

 

IV

Le langage est essentiellement le signe de l’idée. En face de la phonétique, qui étudie le son, c’est-à-dire le signe, vient se placer la sémantique, qui étudie le sens, c’est-à-dire l’idée. C’est à M. Michel Bréal que nous devons ce terme de sémantique, plus court et plus élégant que celui de sémasiologie, qui a d’abord eu cours en Allemagne. La sémantique a la même méthode que la phonétique : elle s’appuie sur l’observation et s’efforce d’établir une classification. Mais l’objet de son étude est trop différent pour qu’elle puisse se flatter d’arriver à des résultats aussi précis. Si vous donnez à un phonétiste un mot latin et si vous lui demandez quelle forme le mot doit revêtir en français, il vous répondra avec autant de précision que pourra en apporter un chimiste à vous prédire ce que deviendra un morceau de papier plongé dans un acide déterminé. Ne posez pas une question de ce genre au sémantiste ; vous le mettriez dans un cruel embarras. Il peut vous faire comprendre, à force de comparaisons, comment un mot arrive à prendre un sens fort éloigné de celui qu’il avait à l’origine, il ne peut vous marquer d’avance le terme nécessaire de cette évolution ; il peut expliquer, il ne peut pas prévoir. Il y a des lois en phonétique, et c’est pour cela que la phonétique doit être considérée comme une science, au sens rigoureux du mot. Il n’y a pas de lois en sémantique, et l’on conçoit difficilement qu’il puisse jamais y en avoir. Mais si la sémantique n’est pas, à proprement parler, une science ; c’est une spéculation sans laquelle la science demeurerait incomplète. Quelques exemples suffiront à faire comprendre le genre de services que l’étymologiste doit lui demander.

Nous appelons belette l’animal que les Romains appelaient mustela et que beaucoup de nos patois, fidèles à la tradition latine, appellent encore aujourd’hui moustèlo, moutèle ou moutoile. D’où vient ce nom de belette? On a supposé que belette était un diminutif de notre adjectif beau et que le nom de l’animal signifiait étymologiquement «la petite belle». C’est une hypothèse que suggère la phonétique ; mais pour que cette hypothèse devienne une certitude, il faut que la sémantique nous fournisse des indications qui soient d’accord avec cette hypothèse. Interrogeons-la. Elle nous apprendra que la belette s’appelle poulido, c’est-à-dire «jolie», en Rouergue ; bellora, où il est facile de reconnaître le diminutif latin bellula, en milanais ; kjoenne, c’est-à-dire «belle», en Danemark ; schoentierlein, c’est-à-dire «jolie petite bête», en Bavière ; coantig, c’est-à-dire «jolie», en Bretagne, etc, etc. Grâce à la sémantique, nous avons ville gagnée, et l’étymologie du mot français belette ne fait plus question pour nous.

Nos serruriers appellent penture une bande plate de fer fixée transversalement sur une fenêtre ou sur une porte et dont l’extrémité est formée par un oeil ou anneau qui reçoit le mamelon du gond. Littré est muet sur l’étymologie de penture ; Scheler le rattache au verbe latin pandere «ouvrir», parce que, dit-il, «la penture sert à ouvrir et à fermer la porte ou la fenêtre». Si nous remarquons que l’anglais hinge, qui sert à designer à la fois le gond et la penture, est tiré du verbe to hang «pendre», nous aurons la véritable étymologie, et nous admettrons sans difficulté que penture est au verbe pendre dans le même rapport que tenture au verbe tendre.

D’où vient notre substantif boucher, qui désigne l’homme qui tue les animaux destinés à la consommation ou qui en détaille la chair? Bouvelles, Turnèbe, Ménage, Caseneuve le rattachent à bouche. Pour Henri de Valois, au contraire, le boucher était primitivement celui qui débitait la chair du bouc. Tout récemment, à la Société de linguistique, un assaut a été livré à l’étymologie d’Henri de Valois, aujourd’hui généralement acceptée : on a cherché à en déloger le bouc au profit de la génisse, en latin bucula. Mais la place est inexpugnable, et, sans faire appel à la phonétique, qui ne consentirait pas à l’ouvrir à la génisse, il suffit de la mettre sous la sauvegarde de la sémantique. Ce n’est pas par hasard que boucher et bouc ont un air de famille, puisque l’italien, qui appelle le bouc becco, appelle le boucher beccajo.

Dans ces exemples, et dans beaucoup d’autres qu’on pourrait citer, la sémantique nous apparaît comme l’aide de la phonétique. Presque toujours il convient que la phonétique passe devant et prépare l’ouvrage auquel la sémantique viendra, pour ainsi dire, donner le dernier coup de pouce. Pourtant celle-ci est autre chose qu’une finisseuse. Il y a en particulier un vaste domaine où le langage semble se jouer des lois de la phonétique ; c’est celui de l’analogie, qu’on peut se représenter comme une sorte de Cour des Miracles. C’est là qu’on voit des mots qui ont perdu leur tête ou leur queue s’emparer sans vergogne de celle du voisin pour faire figure dans le monde et se livrer à quantité d’autres tours de passe-passe dont le spectacle est fait pour déconcerter notre raison. La sémantique a l’oeil ouvert sur eux et, mieux que la phonétique, elle peut nous livrer le secret de leurs faits et gestes et les déférer aux tribunaux dont ils ressortissent.

Instruisons rapidement trois affaires de ce genre. Les Allemands appellent sauerkraut un mets qui se compose essentiellement de choux aigris dans la saumure. Le mot est très clairement formé en allemand, où kraut veut dire «chou» et sauer «aigre». Nous avons emprunté ce mets à nos voisins. A la fin du dix-huitième siècle nous l’appelions sourcroute, transcription assez exacte du mot allemand. Une loi phonétique connue, la loi de dissimilation, nous explique que la première r soit vite tombée et que sourcroute ait été prononcé soucroute. Mais comment sommes-nous arrivés à la forme aujourd’hui universellement employée, choucroute? La phonétique n’en peut mais. C’est l’idée, c’est-à-dire l’esprit, qui a fait des siennes : comme il y avait des choux dans le plat, on en a mis ostensiblement dans le mot et l’on a dit choucroute au lieu de soucroute. Décidément l’esprit gâte tout en France.

Une peuplade gauloise, fixée sur les bords de la Sarthe, portait le nom de Cenomanni ; le nom de la peuplade, employé à l’accusatif, finit par s’appliquer à sa capitale ; la géographie historique nous apprend que la plupart des noms de peuplades gauloises ont fait la même évolution. Cenomannos a dû devenir régulièrement, à l’époque où le français s’est dégagé du latin, Celmans. Mais voilà qu’on s’est avisé de l’existence, dans la langue commune, d’un adjectif démonstratif cel, qui, ayant une parenté étymologique avec l’article défini le, pouvait facilement remplir le rôle, et bientôt on a trouvé «spirituel» de dire Le Mans, remplaçant ainsi par une tête postiche le premier élément du nom des Cenomanni, de respectable mémoire.

Nous avons dans notre nomenclature géographique une série de mots composés comme Nogent-le-Rotrou ou Villeneuve-la-Guiard. Ce sont de véritables joyaux linguistiques, où se trouvent pour ainsi dire incrustés deux des traits les plus archaïques de notre syntaxe médiéval, l’emploie de l’article avec la valeur d’un démonstratif et celui d’un nom de personne en fonction de génitif sans l’aide d’aucune préposition : ce Nogent, c’est celui de Rotrou, cette Villeneuve, c’est celle de Guiard. Il y a près de Pithiviers, une petite ville du nom de Beaune, dont le seigneur s’appelait autrefois Roland : c’est là que s’est livré, le 28 novembre 1870, un des rares combats de la guerre franco-allemande où la fortune ne nous ait pas tout à fait trahis.

Or ce nom, nous n’avons pas su le conserver intact : nous ne disons plus, comme nos ancêtres, Beaune-la-Roland, mais Beaune-la-Rolande, tombant naïvement dans les filets du féminisme et ravalant ce beau vocable au niveau de Brive-la-Gaillarde.

 

V

Je n’ai pu contenir, en terminant ce rapide exposé des conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui la recherche scientifique de l’étymologie, un mouvement d’humeur contre les ravages de l’analogie. N’ai-je pas eu tort? Le savant ne doit-il pas s’incliner avec le même respect devant toutes les manifestations de la vie du langage? Grave question, qui ne se peut traiter au pied levé, et sur laquelle l’accord se fera difficilement, parce qu’elle touche plus peut-être au sentiment qu’à la raison. Dans un éloquent article sur les déformations de la langue française, publié il y a quelques années dans la Revue de Paris, M. Émile Deschanel se plaignait amèrement de l’attitude des philologues en présence de la corruption grandissante de la langue. «Ils acceptent tout sans protester, disait-il. Ils sont comme les naturalistes aux yeux de qui les produits hybrides ont leur intérêt aussi bien que les formations régulières. Ou bien, de même que certaines plaies, atroces pour le patient, ne manquent pas d’attrait pour le chirurgien, certains cas de difformité linguistique, monstrueux aux yeux des profanes, n’émeuvent pas autrement ces savants maîtres.» Pour un peu, comme on le voit, l’aimable professeur du Collège de France nous accuserait d’inoculer les maladies les plus honteuses au langage de nos contemporains, à seule fin de pouvoir faire des expériences in anima vili. J’avoue que, pour ma part, je ne saurais pousser la sérénité scientifique jusqu’à un pareil degré. Bien que les ressorts de mon esprit se tendent comme d’eux-mêmes pour chercher à saisir les causes multiples qui transforment le langage, ce n’est pas sans un certain sentiment de tristesse que j’assiste à l’évolution qui se poursuit sous nos yeux. Quelle que soit la satisfaction intellectuelle que nous procure l’étude «désintéressée», elle n’empêche pas la mélancolie de nous envahir lorsque nous sentons qu’un peu de nous meurt chaque jour et que ce qui vient le remplacer, même sorti de nous et créé selon le goût de notre fantaisie momentanée, ne nous rend pas le charme intime et la douce accoutumance de ce que nous perdons. L’étymologie est une science, non un art ; nul ne le conteste. Ce n’est pas à elle qu’il appartient de régenter la langue. Mais si l’on a le droit de considérer la langue elle-même comme une oeuvre d’art, l’étymologie, qui nous fait connaître les conditions dans lesquelles cette oeuvre est née et les efforts successifs au prix desquels elle s’est plus ou moins pleinement réalisée, ne peut elle nous procurer à son tour de délicates sensations d’art et ne doit-elle pas nous préserver instinctivement des excès de tout genre qui peuvent compromettre l’harmonie générale de l’oeuvre et en précipiter la ruine?

 

 

 

II — NOTES CRITIQUES SUR LA TOPONYMIE GAULOISE

ET GALLO — ROMAINE.

 

Nous ne connaissons directement qu’un petit nombre des noms de lieux usités dans notre pays avant l’an 500 de notre ère. M. D’Arbois de Jubainville a montré dans ses Recherches sur l’origine de la propriété foncière en Gaule, qu’il était légitime de s’appuyer sur des textes postérieurs pour augmenter la somme de nos connaissances toponymiques, à condition de savoir distringuer dans les noms fournis par ces textes ceux dont les caractères intrinsèques attestent l’antiquité et dont nous pouvons reconstituer la forme primitive. Sans l’induction, les bornes de la sciences seraient singulièrement étroites. Mais il faut induire sagement et en tenant le plus grand compte de la phonétique historique et de ses manifestations si variées selon la région qu’on étudie. On peut regretter que M. Holder, dans le monumental Trésor celtique qu’il va bientôt avoir la joie de terminer, ce soit engagé dans cette voie, où il lui était difficile d’éviter les faux pas : nous attendions de lui des textes, rien que des textes. Voici quelques notes qui pourront servir de jalons entre la toponymie médiévale et celle des anciens.

ABEILLAN. — Abeillan, nom d’une commune de l’Hérault, n’est pas mentionné avant 1059, où l’on trouve castrum de Abelino, forme manifestement fautive pour Abeliano. Le b provençal postule un p primitif. Nous sommes donc reportés à un type * Apilianum, du gentilice Apilius, enregistré par Holder.

ACHUN. — Nous ne connaissons pas par les textes la forme du nom d’Achun (Nièvre) avant 1130 : à cette date on trouve Scadunum.Cette forme est assez caractéristique pour être placée parmi les noms gaulois composés avec le terme dunum qui doivent figurer dans le Trésor du vieux celtique. La forme primitive peut être soit Scadunum, soit Escadunum (que l’on trouve en 1287), soit plutôt Iscadunum,qui semble se rattacher à l’ article Isca de Holder.

 

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