Les développements précédents étaient nécessaires pour mettre en relation des objets scientifiques de nature différente, que l'épistémologie de la linguistique a d'abord définis comme étant sans pertinence, et dont elle n'a que peu à peu appris à reconnaître la validité au cours du XIXe siècle, sous l'effet des modifications auxquelles les notions d'histoire et de langue furent elles-mêmes soumises.
Cette reconnaissance ne fut acquise qu'au prix d'un approfondissement de l'histoire en tant que discipline et d'un enrichissement de la matière documentaire auquel contribua fortement la philologie. L'amour des textes et de la littérature donna ainsi naissance tout d'abord à une linguistique fondée sur l'analyse glossologique des mots, telle que Frédéric Bergmann en donne l'exemple dès 1876, sous l'égide posthume de Sainte-Beuve [24]. En parallèle avec les travaux contemporains de Petit de Julleville, on pourrait citer également à cet égard le nom de Hippolyte-François-Jules-Marie Cocheris [1829-1882], prolifique auteur de : Origine et formation de la langue française. Précis historique rédigé conformément aux programmes du 2 août 1880 [Paris, 1881, Delagrave, 156 p.], puis, posthume, de : Origine et formation de la langue française. Exercices pratiques de philologie comparée. Le premier livre des Fables de La Fontaine (texte de 1668), accompagné d'une version latine interlinéaire calquée sur le texte français, établissant la généalogie des mots français et les différentes phases de leur transformation [Paris, 1883, Delagrave, 80 p.]; ce dernier texte étant "précédé de la théorie des lois qui régissent la formation de la langue française". On ne saurait mieux dire, et l'on pourrait citer encore bien d'autres illustrateurs de cette tendance. Cette dévotion au culte du beau littéraire et de ses monuments permit ensuite l'élaboration d'une véritable grammaire historique, déclinée en autant de secteurs qu'illustrèrent Bourciez [phonétique], Haase [syntaxe], Darmesteter [étymologie], Paris et Meyer [dialectologie], et Bréal [sémantique]. On vit ainsi s'édifier une véritable linguistique historique du français dont les constituants, complexes et divers, en tant que tels, échappaient à la majeure partie des citoyens de l'époque. Pour les appréhender, il eût fallu que ces derniers fissent preuve d'une véritable formation philologique et linguistique, dans laquelle l'histoire ne pouvait tout au plus que servir de cadre et non de moteur, ainsi que le rappellera un peu plus tard Ferdinand de Saussure. Or cette formation ne pouvait être assurée par l'école qui avait alors pour objectif premier de diffuser et stabiliser la langue de référence contemporaine.
Lorsque les manuels d'apprentissage de niveau primaire ou secondaire, voire supérieur, veulent favoriser la connaissance des états passés de cette langue nationale, rendue d'autant plus sensible que l'amputation de l'Alsace et de la Lorraine, depuis 1871, la prive d'un espace nécessaire à son développement, il ne leur reste donc comme ultime moyen qu'à plaider la cause du courage, de la vertu politiques et du génie idéologique de la langue française qui, à travers tous les siècles et sous toutes les formes de contraintes qu'elle dut subir, est restée identique à elle-même dans ses qualités de clarté, d'analyse, d'élégance et d'efficience. C'est alors que cette langue française se dote d'une histoire qui en narre ou en relate à la manière d'un roman les faits essentiels, les épisodes les plus marquants.
Dans cette élaboration d'un nouvel objet de réflexion, objet hybride prétendant toutefois à un statut scientifique, Ferdinand Brunot n'a donc fait que pousser en leurs plus extrêmes conséquences les idée déjà développées quelque soixante ans plus tôt par Jean-Jacques Ampère ou François Génin. Et, pensant créer à neuf ou même inventer et fonder scientifiquement une discipline rigoureuse, socialiste républicain moderne et convaincu, il n'a finalement fait que retrouver au début du XXe siècle les intérêts idéologiques de la monarchie de Louis-Philippe... Je voudrais, en conséquence, citer pour conclure ces mots de l'auteur des Variation du langage français depuis le XIIe siècle, qui peuvent retentir ici comme une sorte de signal d'éveil à notre conscience des mécanismes complexes qui nouent dans l'histoire une dimension idéologique et une dimension philologique :
" Cependant, si l'étude du vieux langage devait pour tout résultat se borner à satisfaire une curiosité rétroactive, elle n'aurait droit qu'à un intérêt limité. Mais non : elle sera d'une application plus utile encore et plus étendue. Notre langue française a grand besoin de se retremper à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessèchent et la détournent du lit où la faisait couler son génie primitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques : ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesure que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la richesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller et à l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est venue cette autorité ? On ne sait : ils se sont couronnés e leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et La Fontaine ! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je ! il donne raison aux grammairiens contre les écrivains ; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la modestie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il ? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle à revêtir la pensée.
Cet état de chose ne peut durer : il faut poursuivre le redressement de ces abus, ramener au milieu de nous le génie de la langue française ; et le meilleur, l'unique moyen d'y parvenir, c'est de nous rendre parfaitement familières la langue et la littérature de nos aïeux.
Ce n'est qu'en possédant notre vieille langue qu'on possèdera la véritable langue moderne, qu'on en pénétrera le génie et les ressources. Plût à Dieu que cette étude s'organisât dans les collèges, à côté du grec et du latin ! On y enseigne les langues vivantes, l'anglais, l'allemand, l'italien ,l'espagnol, en sorte qu'il ne reste plus de place pour la langue nationale. Je le conçois : il est plus essentiel à un jeune Français de lire Pope et Milton que d'entendre Joinville et Villehardouin. Mais l'histoire de la langue française ne pourrait-elle du moins trouver asile dans les facultés ? Chose étonnante : la Restauration sentit le besoin d'une chaire d'idiome provençal, et personne n'a jamais senti le besoin d'une chaire de vieux français ! Cependant nous ne tenons que de loin aux troubadours, et les trouvères sont nos aïeux immédiats. L'histoire d'une langue, c'est l'histoire de la nation qui la parle ; or, nous avons des chaires d'hébreu, de syriaque, de chinois, de malais, de persan, d'indoustani, d'arabe, de tatare mandchou, une foule d'autres chaires dont quelques-unes en double ; et il n'existe pas à Paris, ni dans toute la France une seule chaire où l'on explique le vieux français ! La philologie officielle de l'État embrasse le nord et le Midi, le Levant et le Couchant, excepté la France. " [25]
On comprend plus aisément dans ces conditions que Ferdinand Brunot, et même son continuateur Charles Bruneau -- car il n'y eut pas rupture dans ce passage du relais -- au-delà des années et des bouleversements de la science du langage qui avait alors pour nom linguistique, aient plus ou moins consciemment suivi dans leurs travaux la ligne directrice de la pensée de Génin en occultant délibérément les apports progressifs et cumulés de la linguistique historique. Là où cette dernière ne pouvait que décrire, expliquer et interpréter des formes, l'histoire de la langue, entendue comme l'explication philologique des modèles éthiques et esthétiques de la littérature, exposait la valeur édificatrice de ces formes et proposait d'admirer notre langue à travers ses plus beaux monuments littéraires. Contre le sentiment ambiant de déréliction qui s'attache aux défaites, la linguistique historique ne pouvait rien, et ravivait même le douloureux souvenir de ce que son enseignement provenait tout entier du pays et des universités des récents vainqueurs. A l'inverse, l'histoire de la langue pouvait donc proposer une alternative plus stimulante et incitative qui prolongeât encore les enchomiasmes rassurants du génie intangible d'une langue parfaite.
Et les colonnes des dictionnaires édifiés pour soutenir le temple de la langue, bien mieux et bien plus que les pages serrées des traités de la linguistique historique, offraient ainsi à ces litanies, par leurs lacunes et leurs exemples, l'espace d'échos infinis dans lesquels se répercuta jusqu'à Ferdinand Brunot l'idée qu'écrire l'histoire de la langue française était aussi, d'une certaine manière, écrire l'histoire de France à travers les développements et les transformations de sa langue, et celle des français… ou plutôt des Français à travers les monuments littéraires les plus représentatifs de leur culture.
Lorsque la technicité philologique, linguistique et grammaticale s'empara de la matière de littérature, entre 1872 et 1905, après le détournement d'objectif et de moyens de la rhétorique tardive du XIXe siècle, l'heure était donc bien venue de voir une certaine stylistique :
1° tenter tout d'abord une problématique fusion de la technologie linguistique et de l'agrément esthétique, puis,
2° se risquer ensuite à supporter tout le fardeau de contradictions et de paradoxes dont l'histoire de la langue française, elle-même détournée de ses moyens essentiels et de son dessein principal, s'était sciemment et indéniablement délestée…
Ainsi, l'inéluctabilité de ce détournement était-elle comprise dans l'orgueilleuse préhension et la compréhension restrictive de l'objet histoire de la langue française qui caractérisent l'œuvre scientifique de Ferdinand Brunot, l'ardent républicain de Saint-Dié, son serviteur le plus actif.
A la lumière de ces faits, les souvenirs de Charles Bruneau rapportés naguère à Jean-Claude Chevalier trouvent là un éclairage et une confirmation qui ne devraient plus surprendre : "Que voulez-vous, quand Brunot m'a demandé de poser ma candidature à la Sorbonne, il m'a dit : "Maintenant plus de dialectologie, vous ferez de la stylistique." Alors, j'ai fait de la stylistique" [26]… Non seulement la dialectologie, qui était le meilleur secteur pour appliquer les principes de la linguistique historique des langues romanes, était-elle le secteur sensible qui risquait le plus de rappeler qu'avant l'unité politique contemporaine la France et le français avaient connu l'usage commun de diverses vernaculaires, mais, au regard de ce qu'il faut bien appeler le mythe d'une identification de la diversité des pratiques à un modèle de référence unique, cette discipline était également l'occasion de faire apparaître la fragilité de définition d'une langue nationale au regard des formes dépréciées des dialectes et des patois.
Face au modèle allemand d'une linguistique historique systématique arasant nécessairement les saillies de l'esprit et les hauts reliefs de la culture française, et en dépit de son origine germanique ancienne, c'est donc à la stylistique que Ferdinand Brunot assignait de manière ultime et définitive le devoir d'être l'héritier compulsif qui résoudrait après lui, de manière scientifique, les contradictions d'un nationalisme politique soumis à une double épreuve :
De là, une certaine façon de définir et s'approprier un concept spécifique de la linguistique française, aussi distinct de la linguistique comparée des langues romanes que de la linguistique générale. De là, également, les impossibles rencontres autour de la langue, de la société et de l'histoire, de ces personnalités si contrastées qu'étaient Ferdinand Brunot, Ferdinand de Saussure et Antoine Meillet…
[Table]
Notes
24. F. G. Bergmann, Cours de linguistique fait moyennant l'analyse glossologique des mots de la fable de La Fontaine : Le Rat des villes et le Rat des champs, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1876.
25. F. Génin, Des Variations du langage français depuis le XIIe siècle, Paris, Firmin Didot, 1845, p. xxxij.
26. Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé : "La création de revues dans les années 60 : matériaux pour l'histoire récente de la linguistique en France", in Langue française, 63, Septembre 1984, "Vers une histoire sociale de la linguistique", p. 64.