Jacques-Philippe Saint-Gérand (Clermont-Ferrand), « Quelqu'un qui, lorsqu'il parle du XIXe siècle, ne parle pas d'un objet d'étude scientifique mais du lieu précis dans lequel il se trouve toujours... »

Entretien du 26 juin 2002.


Pouvez-vous vous présenter (en quelques lignes) ?

Jacques-Philippe Saint-Gérand. Je suis Auvergnat, âgé de 55 ans, docteur d'État, professeur de linguistique générale et française à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, et me trouve actuellement en délégation auprès du labo CNRS Analyses et Traitements Informatiques de la Langue Française, UMR 7118 Nancy 2. Il s'agit de l'ex-Inalf, où je développe une recherche sur les dictionnaires universels rédigés en français entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Ma spécialisation est triple : histoire des théories linguistiques, histoire de la langue française et études de style sur des auteurs du XIXe siècle (Alfred de Vigny, Musset, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Huysmans, Renan). Je rédige également de nombreuses recensions pour le Bulletin Critique du Livre Français, diverses revues de littérature et de linguistique, ainsi que la chronique discographique du Bulletin de la société des Études romantiques et Dix-Neuviémistes... Ce sont ces diverses orientations qui - en tant que dix-neuviémiste - m'ont amené à m'intéresser à l'internet comme confluent de pratiques d'écriture diversifiées et d'échanges en quelque sorte synesthésiques ou correspondanciels.

En quoi consiste votre activité liée à l'internet ? Comment y êtes-vous venu ?

Constatant les carences et les lacunes de la documentation locale accessible à mes étudiants clermontois dans le domaine de l'évolution des normes et des formes du français entre 1760 et 1900, notamment en matière de grammaticographie et de lexicographie, j'ai eu l'idée de demander à T. R. Wooldridge de bien vouloir m'aider à développer un site consacré à cette Langue (française) du XIXe siècle : http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX ou http://translatio.ens.fr/langueXIX/. La dénomination en est ambiguë car elle donne à penser qu'il existerait un objet unifié répondant à cette désignation alors que l'histoire montre plutôt les effets d'une incessante tension dialectique entre standardisation et variations, mais, justement, le medium d'internet m'a semblé particulièrement apte à rendre compte de l'affrontement de ces forces par la multiplicité de liens dynamiques qu'il est susceptible d'appeler à chaque instant. Images et musiques sont donc naturellement venues s'adjoindre à l'ensemble des textes rassemblés sous diverses rubriques, dont la plupart permettent une lecture en mode texte et/ou image, ainsi qu'une interrogation en bases de données grâce au logiciel TactWeb. Parmi les textes interrogeables de cette manière figurent entre autres le Dictionnaire des onomatopées (1808) et l'Examen critique des dictionnaires françois de Charles Nodier (1829). Un grand nombre de préfaces de dictionnaires de cette époque figurent également dans ces bases.

Si vous exercez une profession, quel est l'impact de l'internet sur cette activité ?

Considérable. L'accès à l'internet constitue pour l'éducation une révolution copernicienne. Non que le papier soit désormais banni des matières documentaires servant à l'enseignement, mais parce que le médium électronique permet instantanément une flexibilité, une variété et une adaptabilité des connaissances qui ne peuvent que faciliter leur transmission et leur appropriation par des apprenants.

Comment voyez-vous l'avenir (pour vos activités et/ou pour l'internet en général) ?

Si l'on parvient à maîtriser le flux d'informations non toujours maîtrisées qui tend à saturer les réseaux de transmission, l'avenir de l'internet me semble être celui d'une complémentarité harmonieuse de l'ordre des savoirs. Par là, ce medium devrait gagner une audience lui permettant de toucher non seulement les pays développés, mais également l'ensemble des pays en voie de développement, pour lesquels il peut servir d'auxiliaire préférentiel d'ouverture à l'universel. La restriction reste toujours la distinction à trouver et préciser entre s'exprimer et communiquer...

Avez-vous des projets ?

Enrichir, évidemment, Langue XIX comme fournisseur de documentation, mais aussi approfondir les procédures techniques d'entoilage et d'exploitation de cette documentation afin de parvenir progressivement à une indépendance ouvrant sur de plus larges possibilités de collaboration.

Consacrez-vous beaucoup de temps à l'internet (temps de loisirs, temps professionnel) ?

Une certaine confusion s'est depuis longtemps créée entre activités de loisir et activités professionnelles... qui sont alors comme des activités de lisoir... L'internet en est sûrement la cause! Disons que sur 15 à 18 heures quotidiennement ouvrées, les 2/3 sont dévolues à l'informatique et à l'internet.

Etes-vous responsable d'une publication en ligne?

Sans l'aide précieuse et le talent de T. R. Wooldridge, tout ceci ne serait pas. Si je porte une part de responsabilité dans le site Langue du XIXe siècle, il s'agit seulement de la responsabilité scientifique et matérielle qui consiste à fournir et classer de la matière. Toute l'internétisation relève de la seule habileté et des compétences de T. R. W.

Si oui, êtes-vous aidé dans cette activité ? Sous quelles formes (financement, aspects techniques, collaboration pour l'élaboration des contenus etc.) ?

Il m'a fallu presque deux ans pour convaincre mon université française de rattachement d'ouvrir un miroir du site de Toronto; et encore celui-ci n'est-il accessible qu'aux personnes seules qui en connaissent l'existence, puisque rien sur la page d'accueil de l'université : http://www.univ-bpclermont.fr n'en suggère l'existence... J'avais espéré un moment, au début, que des contributeurs spontanés pourraient s'intéresser au développement de ce site. Seul mon excellent et très compétent collègue spécialiste littéraire de Charles Nodier, Jacques-Remi Dahan, a eu la générosité et la gentillesse de me fournir des textes métalexicographiques rares de cet auteur; j'ai pu stimuler pendant quelques mois l'intérêt de quelques étudiants de maîtrise, mais depuis l'enthousiasme est retombé au niveau de la mer, qui, en l'occurrence, se trouve plutôt être un océan d'indifférence... Entre passion et indifférence, de l'internet comme cartographie d'une carte du Tendre!...

Comment choisissez-vous les ressources que vous mettez en ligne?

Par une sorte de ratissage plus ou moins systématique du champ de la langue française de l'époque, tel que j'ai pu le définir dans le chapitre VI (pp. 379-506) que je lui ai consacrée au sein de la Nouvelle histoire de la langue française, sous la dir. de Jacques Chaurand, Paris, Le Seuil, 1999. Il me faut aussi avouer que nombre des éléments de documentation publiés sur le site proviennent de ma collection personnelle et sont donc dépendants des opportunités d'acquisition qui se présentent à moi. Cela permet parfois une certaine rareté, comme dans le cas de l'Essai analytique sur l'origine de la langue française de G. Peignot (1835) donné ici en version texte intégrale, qui, à côté des travaux des énergumènes romantiques que furent Francisque Michel et Paulin Paris, dépêchés outre-Manche et en Allemagne par Guizot et Salvandy, ajoute une pièce d'importance aux conditions de naissance de la philologie médiévale en France à l'époque de la Monarchie de Juillet.

Pour qui publiez-vous ?

A l'origine pour mes étudiants, plus largement pour l'ensemble de la communauté universitaire et des honnêtes hommes du XXIe siècle intéressés par une réflexion sur les systèmes d'expression et de communication d'un siècle qui a vu l'expansion du journalisme narratif et d'opinion, et la littérature et les arts devenir industriels.... D'un siècle qui chercha à élaborer un français de référence devenu peu à peu par l'école un français de révérence... langue susceptible de donner la parole à des citoyens partageant à la fin du siècle un outil commun. A la réflexion, toutefois, si les honnêtes hommes ne sont toujours pas suffisamment encore des hommes du net, et compte tenu des rivalités et des jalousies qui fracturent la communauté scientifique, peut-être cette publication est-elle au fond, de quelque narcissique façon... Ou tout simplement pour moi-même et la satisfaction d'un désir de synthèse construite modestement, pièce à pièce, loin des ambitieuses modélisations que veulent susciter aujourd'hui les sciences du langage.

Savez-vous qui sont vos lecteurs ?

Il serait plaisant de le savoir; je peux l'imaginer à quelques réactions sporadiquement reçues.... Il s'agit souvent de consommateurs primaires, mais, quelquefois, un lointain descendant d'un de mes hérauts mineurs se manifeste pour rectifier une erreur, corriger une approximation et proposer un document. Ce fut le cas ces derniers mois avec un parent du grammairien Boinvilliers qui rectifia le double nom de son parent et me fournit gracieusement une généalogie complète; puis avec un arrière petit-fils canadien du philologue irlandais un peu fou que fut Morgan Peter Kavanagh... Cet ingénieur électricien en retraite, domicilié à Ottawa me fit parvenir une photographie de son ancêtre, ainsi qu'une esquisse de biographie rédigée par ses soins, et tout un lot de questions auxquelles je n'ai pu encore intégralement répondre à ce jour. Ces réactions font plaisir...

Votre lectorat (réel ou potentiel) influe-t-il sur la conception ou l'orientation de vos publications en ligne ?

A défaut de le faire réeellement au quotidien, il le pourrait. J'essaie en fait de deviner les besoins de ce public et de proposer des ressources adaptées qui permettent de répondre aux attentes entrevues ou imaginées. Mais l'objet lui-même, historiquement daté et très détaché des pratiques contemporaines, paraît dès l'abord si désuet que le lectorat doit certainement penser qu'il entre dans un musée, à peine franchi le seuil de la première porte du site. Mon travail est alors, dans les termes précieux où Alfred Brendel a lui-même défini sa fonction de grand interprète, d'être à la fois le conservateur de ce musée et celui qui rendra attrayant, personnel, stimulant, contemporain, l'accès à ses richesses sans en trahir le contenu par une décontextualisation anhistorique.

Vos publications en ligne sont-elles interactives ? Sous quelle forme (forums, outils de travail collaboratif etc.) ?

Elles ne le sont pas, sauf si l'on envisage l'interrogation TactWeb comme une forme d'interactivité (!), mais elles pourraient le devenir par la création d'un forum, par exemple, raison pour laquelle je songeais plus haut à acquérir une certaine maîtrise des outils permettant l'indépendance du développement des sites web.

Participez-vous à d'autres initiatives de publication sur le Web, en tant qu'usager/collaborateur ?

Oui. Développement du site de l'Association des Sciences du Langage : http://www.assoc-asl.net/ et du site encore non public de la Société des Études romantiques et Dix-Neuviémistes : http://www.etudes-romantiques.org/

Quelle est votre définition de l'interactivité ?

Largement influencée par les travaux de J. Gumperz et la réflexion sociolinguistique, ma définition de l'interactivité m'incline à penser que dans un échange conversationnel (comme le chat peut le réaliser) la variation linguistique ne constitue pas seulement l'indice d'un comportement social, mais s'avère être aussi une ressource communicative mise à disposition des participants de l'échange. Des fins communicatives spécifiques justifient des regroupements de variables sociolinguistiques fonctionnant alors comme signes indexicaux orientant et contrôlant l'interprétation des énoncés. Les malentendus communicatifs et les différences interculturelles peuvent trouver là à s'éclaircir.

Quelles sont vos pratiques de lecture sur le Web (détente, recherche d'informations etc.) ?

La lecture buissonnière... car le jeu des liens et relais favorise essentiellement cette propension au tissage de toile d'intérêts variés et parfois imprévisibles.... de telle sorte que la recheche d'information participe immanquablement, à un moment ou à un autre, de l'otium bien compris, et bénéficie de ces effets de surprise... entendons par cela de ces découvertes qui excèdent tout ce que l'on aurait pu imaginer a priori... Comme lorsque la recherche d'informations sur le XIXe siècle littéraire nous fait aboutir à la biographie et à la discographie d'un jeune violoncelliste, dont on apprend incidemment qu'il aime lui-même mêler les genres et se divertit à mêler recherches baroques et essais contemporains.... Ou lorsque la recherche de peintures romantiques - en l'occurrence d'Isabey - conduit à la découverte de brosses et poils destinés à un usage artistique.

Avez-vous des choses à ajouter après le colloque de Lisieux (commentaires, idées, projets etc.) ?

Outre son excellente organisation logistique, j'ai apprécié la liberté et la qualité des échanges, la quantité importante d'idées novatrices qu'a fait surgir cette réunion, et surtout, [...], une adhésion généreuse et ouverte au principe de responsabilité et de liberté dans l'édition électronique de documents, notamment de documents patrimoniaux, dès lors que les intérêts commerciaux du monde éditorial sont déboutés par l'internet de toute pertinence.

Avez-vous d'autres remarques (ou anecdotes) à ajouter pour compléter cet entretien ?

Oui! certainement. Ne serait-ce que l'expérience délicate de mettre en musique ce petit poème de Wilhelm Busch, à la faveur d'une demande pressante.

Sie war ein Blümlein hübsch und fein,
Hell aufgeblüht im Sonnenschein.
Er war ein junger Schmetterling,
Der selig an der Blume hing.

Oft kam ein Bienlein mit Gebrumm
Und nascht und säuselt da herum.
Oft kroch ein Käfer kribbelkrab
Am hübschen Blümlein auf und ab.

Ach Gott, wie das dem Schmetterling
So schmerzlich durch die Seele ging.

Doch was am meisten ihn entsetzt,
Das Allerschlimmste kam zuletzt.
Ein alter Esel fraß die ganze
Von ihm so heißgeliebte Pflanze.

Dans quelle ville/région vivez-vous ?

Dans une région de volcans (éteints), de lacs profonds, de forêts moussues et emplies de champignons, de ruisseaux chantants, de fromages aromatiques et de vins rafraichissants, de charcuteries goûteuses, de fruits frais, fruits en pâtes délicieuses et fruits en confitures, au pays de Blaise Pascal, de Jean Domat, mais aussi de Jean-Philippe Rameau pour un temps, de Massillon, de l'abbé Gaillard, de Thomas, de George Onslow, de Marmontel, le pianiste, de Teilhard de Chardin, Bergson, et Alexandre Vialatte par qui Kafka fut d'abord intro(a)duit en France...

Jacques-Philippe Saint-Gerand
J.Saint-Gerand@univ-bpclermont.fr

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