Études du Web corpus d'usages linguistiques: pipolisation
Les formations "anglaises" en -ing se créent allègrement en français, que ce soit car jacking et home jacking (Le Journal du Dimanche, 28 mai 2006), casting et outing (Libération, 30 mai 2006) ou autres happy slapping (Libération, 26 mai 2006). Cette forme de création lexicale est devenue banale. Bien plus intéressant, un autre néologisme fondé sur un mot anglais. Je lis dans Libération :
C'est inattendu, parce que le foot, le cinéma, Cannes, le star-system, le business du sport et la pipolisation galopante ont pris l'habitude, pour nous en mettre plein la vue, de négliger l'ouïe. (Olivier Séguret, Libération, 23 mai 2006)
et je note les cooccurrents star-system, business du sport et pipolisation. Je suis intrigué par ce dernier mot, que je retrouve dans plusieurs articles de Libération :
Jean-Philippe, le film de Xavier Giannoli [...] propose la suite des aventures de la figure du chanteur français dans notre cinéma en déroute, prolongeant ce que l'on n'aura pas l'audace de qualifier de « réflexion » sur la célébrité, l'échec et la pipolisation de l'espace public. (Didier Péron, Libération, 28 mai 2006)
Notre projet est de mener une campagne d'un nouveau type qui mette fin à la personnalisation et la « pipolisation » de la politique. (José Bové cité par Pascale Amaudric, Le Journal du Dimanche, 28 mai 2006)
J'en retiens en particulier la célébrité et la pipolisation de l'espace public (Péron), la personnalisation et la « pipolisation » de la politique (Bové-Amaudric).
Je pense à une francisation sens et dérivation du mot anglais people. Le mot people, employé adjectivement, est attesté dans un autre article de Libération :
Le très sportif Albert II de Monaco serait sur le point de reconnaître officiellement comme sa fille Jazmin Grace, une Américaine de 14 ans. C'est ce qu'affirment deux journalistes du Figaro, qui publient aujourd'hui un livre titré les Dessous de la presse people. (Libération, 1er juin 2006)
Pour la presse people, l'anglais dirait the celebrity press. Bien que non encore très fréquent (590 pages francophones de Google), le mot pipolisation est bien décrit dans le Web. Par exemple, dans des blogs :
La "pipolisation" de la politique irrite, à commencer par ceux qui observent que trop souvent, le marketing des idées remplace désormais le débat d'idées. La proximité médiatique permet de "toucher" différents publics, laquelle ne se confond nullement avec la familiarité, car la mise à distance fait également partie de la recette qui doit susciter le rêve sans lequel il n'y a pas d’adhésion.
Mais la pipolisation également, fascine. La médiatisation et le contrôle de l’image sont devenus des outils stratégiques dans la conduite de l'action politique. Jusqu'à présent, les professionnels de la communication politique déclaraient volontiers qu’un mauvais projet politique ne peut donner une bonne campagne. Le medium ne faisait qu'accompagner le message. La politique était seulement valorisée par son image. Le primat de la politique était sauf. (Article non daté sur "Pipolisation et mensurations politiques : le cas Royal", Netlex Blogs)
Moi j'adore autant le football qu'il m'énerve: j'ai écrit plusieurs fois l'agacement que me procurent la starisation ridicule de jeunes éphèbes incultes, la sanctification de zidane et la pipolisation de barthez, la dramatisation des matches et des enjeux, l'abrutissement médiatique qui en découle. (Resse?, 14 mai 2006)
Pour sa part, Wikipédia dit actuellement (juin 2006) :
La peopleisation (souvent transcrite pipolisation par les médias) est un néologisme péjoratif. Il peut se mettre en relation avec l'expression "presse people". Il désigne l'introduction progressive de la vie privée dans la vie publique. [...] Voir aussi starisation.
Et de renvoyer à un compte rendu du Sénat (7 décembre 2005), où on lit :
De la « peopleisation » des acteurs du premier procès à la sur-médiatisation des audiences d'appel, un pas avait été franchi, et, au fil des jours, l'acquittement des derniers accusés ne faisait plus de doute. Hier barbares de l'ombre, les voici propulsés dans la lumière de l'acquittement ! Etrange destin que celui de ces bourreaux devenus victimes. De quoi faire perdre son latin à l'expert judiciaire le plus chevronné ! La société ayant besoin d'un coupable, la faillite du monde judiciaire devint rapidement la seule explication possible, et de failles en incohérences, ses dysfonctionnements éclatèrent au grand jour.
Wikipédia renvoie aussi à deux articles de journaux. Celui de Libération (15 mars 2006) n'est plus à accès gratuit ; je cite l'article d'Humanité :
« À livre égal (sic) on choisira celui dont l’auteur est un bon client pour la télé. » C’est quoi, un bon client ? demande judicieusement l'intervieweur. Réponse : « Il faut que ce soit une vraie personnalité télé. » Certes, et l'opium fait dormir car il a des vertus dormitives. Tout ceci entraîne un phénomène qu'il déplore sincèrement et qu'il appelle « la peopleisation (sic) du système ».
Voilà comment on parle, désormais, et sans doute même comment on pense, dans le microcosme, quand on est le maître ordonnateur d'une émission télévisée dite « littéraire ». Et qu’on publie une autobiographie qu'on n'a pas pris le temps d'écrire, mais dont l'urgence s'imposait pour contrecarrer la propension des « types de vingt-cinq ans » à « me comparer à Marc-Olivier Fogiel » (quelle horreur !). (François Taillandier, "La guerre dans les mots : procès-verbal", Humanité, 22 septembre 2005)
Nombre d'attestations et première attestation d'après leurs archives :
peopleisation :
Libération, 1 occurrence, 15 mars 2006 ;
Le Monde, 1 occurrence, 5 septembre 2005
pipolisation :
Libération, dans 13 documents, dont le plus ancien date du 30 janvier 2004 ("Rupert Everett, Follement gay marque définitivement son territoire : celui d'une modernité branchouille qui mélange pipolisation, gaytitude et ringardise dans un grand brouet") ;
Le Monde, 1 occurrence, dans un article intitulé "Le gouvernement par les « people »" paru le 1er octobre 2005
Voici quelques statistiques tirées des pages francophones de Google :
Addendum du 30 janvier 2007
Le mot et le Web ont bien changé en un peu plus de six mois. L'article de Wikipédia dit actuellement (janvier 2007) :
Peoplisation est un néologisme français dérivé de l'anglicisme « people » (désignant les « gens » célèbres). On peut le trouver écrit « peopleisation », « pipeulisation », « pipolisation » et sous sa forme la plus courante « peopolisation ».
Le terme est apparu en France dans les années 2000 avec le développement de la presse people. Jusqu'alors, le terme de « people » ne s'appliquait qu'aux personnalités du show business et aux médias spécialisés traitant de l'actualité de celles-ci. Il est désormais utilisé pour décrire aux moins deux phénomènes, l'un concernant la politique, l'autre les médias.
Quelle que soit son orthographe, la fréquence d'emploi du mot a considérablement augmenté :
Résultats de Google francophone | 5 juin 2006 | 30 janvier 2007 |
peoplisation | ? | 870 |
peopleisation | 75 | 688 |
pipeulisation | ? | 165 |
pipolisation | 590 | 14 400 |
peopolisation | ? | 55 900 |
Le succès de la graphie peopolisation viendrait de sa prise en compte de l'étymologie, du sens et de la prononciation : a) on voit que le mot vient de people ; b) le sens du mot est mieux indiqué par peopol- ou peopl- que par pipeul-/pipol- ; c) les prononciations en -pl- (cf. les deux premières graphies) sont plus rares que celles en -peul-/-pol-.
© 2006-7 Russon Wooldridge
Recherches faites et publiées le 5 juin 2006 ; addendum le 30 janvier 2007.