L'interdisciplinarité des mots-clés

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2004 Russon Wooldridge
 

Introduction

L'étude de la communication humaine réunit des spécialistes de plusieurs disciplines telles que la sociologie, la psychologie ou la science politique, mais en premier lieu la linguistique, puisque la communication humaine passe principalement par le langage. Un instrument qui a gagné en importance ces dernières années c'est les mots-clés. Le World Wide Web acquiert sens et structure grâce aux mots-clés utilisés dans les moteurs de recherche. Le mot-adresse du dictionnaire formalisé par l'auteur-éditeur a en grande partie cédé la place au mot-clé de l'usager consultant le Web-dictionnaire.

Dans les lignes qui suivent, on examinera le cas du mot altermondialisation, terme qui intéresse particulièrement le socio-politicologue et le lexicographe.

1. L'exploration du Web avec Google

Pourquoi altermondialisation ? Le présent auteur, lecteur de la presse française, a rencontré le titre suivant dans Le Monde du 19 août 2003, deux mois avant la réunion de l'OMC qui a eu lieu à Cancun : Une consultation rapide du Web effectuée avec Google a trouvé, entre autres, un blog d'Andrew Boucher : Nous avons alors affaire à plusieurs termes : le nom altermondialisation, fondé sur le paradigme mondialisation, antimondialisation ; un adjectif altermondialiste pour décrire des choses concernant le phénomène ; un nom altermondialiste ou, surtout, altermondialistes pour les adeptes ; et un autre nom altermondialisme pour dénoter les croyances de ces derniers.

Quelle est la fréquence de ces termes ? Google a produit les chiffres suivants pour les pages francophones du Web du 8 septembre 2003 :

Les antis sont toujours majoritaires pour le mot de base en -isation, mais les alters (abréviation de altermondialistes employée par le journal Libération en octobre-novembre 2003) sont plus nombreux pour ce qui est de -iste et -isme. L'altermondialisme est plus une idéologie que l'antimondialisme.

Nous venons de regarder un instantané synchronique. Le Web est aussi très révélateur de la diachronie du sujet. L'idée d'une "autre forme, ou type, de mondialisation" n'a pas attendu le terme altermondialisation pour naître. Le site du Monde diplomatique a une attestation datée de 1999 de "l'autre mondialisation" ("L'autre mondialisation. Depuis quelques années, des voix s'élèvent pour dénoncer la «pensée unique» néo-libérale. Comment cette contestation est-elle devenue un phénomène planétaire? Quelles sont les solutions alternatives?") ; le site de l'organisme altermondialiste Attac66 parle, le 9 mai 2000, de "une alternative citoyenne à la mondialisation" ; la Wikipédia ("L'Encyclopédie libre") fait remonter le mouvement aux manifestations anti-WTO qui ont eu lieu à Seattle en 1999 ; Jean-Louis Bourque, dans L'Action nationale de septembre 2002, écrit un long article intitulé "Voyage au coeur de la mondialisation", dont une section finale sur "Pour une autre mondialisation".

Quant aux termes qui ont cristallisé le concept, altermondialisation remonte dans le Web – dans des documents datés – au 3 janvier 2002 (document intitulé "Manifeste Initiatique Révolutionnaire" ; les archives de Libération donnent le 21 mars 2002 ; celles du Monde attestent le mot le 8 juin 2002) ; le nom altermondialistes s'emploie dans un texte de libre opinion le 18 décembre 2001 (Libération, 21 mars 2002) ; l'adjectif altermondialiste se trouve dans le journal L'Humanité le 2 février 2002 (Libération, 2 novembre 2002) ; altermondialisme se trouve le 23 juillet 2002 sur le site d'AlphaVert.net (Libération, 18 mars 2003).

2. La découverte dans les bases de données avec TACT et TACTweb

Google est très puissant pour le repérage du connu, mais est incapable de révéler quels autres mots utilisent le préfixe alter- ou le suffixe -isation. Pour cela, on doit construire sa propre base de données puis l'interroger à l'aide d'un logiciel acceptant les expressions régulières, tel que TACT ou TACTweb.

Prenons comme petit corpus de démonstration l'article de Jean-Louis Bourque mentionné ci-dessus. Laissons de côté le préfixe alter-, qui n'est pas intéressant puisque le français n'a pas de paradigme de mots ainsi prefixés, le sens du terme étant évident à partir de mots comme altérité ou alter ego ; le lien étymologique entre le latin alter et le français autre est tout aussi évident. En revanche, le préfixe anti- se trouve plusieurs fois dans le texte : anti-mondialistes (2), anti-mondialisation (4) et anti-OMC (1). Le suffixe -isation présente un emploi plus riche et très varié. À la lecture de

je veux savoir quels autres mots en -isation sont utilisés par Bourque. TACT pour PC et sa version Web TACTweb produisent la liste suivante pour les occurrences de la séquence .*isation dans une base de données indexées de l'article (fréquences entre parenthèses): Moisson riche. L'article polémique de Bourque renferme un grand nombre de mots en -isation plus ou moins associés entre eux et dénotant des processus touchant la planète ou de grandes régions du monde ; par exemple : américanisation, capitalisation, colonisation, commercialisation, dollarisation, globalisation, libéralisation, marchandisation, mcdonaldisation, mondialisation, standardisation. La sélection de termes et les associations faites par l'historien, le sociologue, le politicologue, le médiologue, etc., varieront, mais le point de départ les intéresse tous.

Les découvertes livrées par TACT/TACTweb peuvent ensuite donner lieu à des explorations dans le Web à travers Google. Aucun des mots de Bourque mentionnés ci-dessus ne lui est particulier. Dans le cas de mcdonaldisation, voici ce qu'a trouvé Google dans le Web du 14 septembre 2003 :

Les idéologies et les systèmes peuvent être étudiés par le biais de mots finissant en -isme. La base Bourque contient les mots suivants en -isme:

TACT/TACTweb a d'autres fonctions. Le graphe de distribution pour -isation montre que 35 (25,7 %) du total de 136 occurrences se trouvent dans la section intitulée "Qu'est-ce que la mondialisation?" (12,3 % ou 1 515 d'un total de 12 286 mots de texte); 10 (23,3 %) des occurrences des mots en -isme se trouvent dans la même section.

Conclusion

Cette brève démonstration suffit, j'espère, pour montrer la complémentarité de l'exploration simple et puissant du Web et la découverte sophistiquée dans des bases de données de plus petite échelle (lesquelles peuvent néanmoins être de la taille d'un dictionnaire en plusieurs volumes, ou du canon complet du théâtre de l'Ancien régime, ou d'un recueil de traités de la Renaissance concernant l'architecture, la vénerie et la numérologie, c'est-à-dire jusque plusieurs millions de mots). Toutes les disciplines se servent de mots, toutes ont des terminologies.

Pour un traitement plus détaillé des sujets abordés ici, voir :