Hypertextualisation de Claude Simon: tentative de restitution d'une oeuvre

Elzbieta Grodek

University of Toronto

 

 

Dans le projet dont je voudrais parler il s'agit de l'hypertextualisation du discours critique qui prend pour l'objet le roman Leçon de choses de Claude Simon [2], tout en restant ouvert à l'ensemble de la production romanesque simonienne où reviennent, en d'autres configurations, les mêmes situations et les mêmes personnages créés de l'entrecroisement de la mémoire avec la réalité et le langage. Je voudrais montrer que l'emploi de l'hypertexte pour parler de ce genre de fiction n'est pas une extravagance. C'est, tout au contraire, le moyen de restituer la complexité des textes dont l'unique linéarité est celle imposée par les contraintes de la parole imprimée. J' utilise le pluriel « la complexité des textes » car il est possible d'étendre cet argument sur plusieurs romans dits postmodernes. C'est par ailleurs un des premiers postmodernes, Jorge Luis Borges, qui pose en 1970 dans « La Bibliothèque de Babel » le problème de l'impossible immensité des textes, de l'impasse de la littérature et du sens de la littérature, ce qui a porté John Barth à parler de « la littérature de l'épuisement » [3].

Le projet en question est un complément à ma thèse dans laquelle j'étudie les arts dans les romans de Simon, en éprouvant, justement, beaucoup de difficulté à accepter que, si je veux me conformer aux règles de l'écriture séquentielle, il me faut négliger continuellement de nombreux chemins d'interprétation qui s'ouvrent et plusieurs parcours critiques qui ne restent que virtuels. L'ordinateur n'est pas traîté ici comme un outil d'analyse textuelle, dans le sens, par exemple, d'une étude lexicométrique ou des recherches qui mènent à la constitution des index ou des concordances. Il ne s'agit pas non plus de faire une édition hypertextuelle annotée d'un roman ou des romans de Claude Simon (cette entreprise, sans doute fascinante et utile, bute sur le problème des droits d'auteur). Il s'agit plutôt de tenter d'échanger l'écran-support au traitement de texte de l'écriture linéaire contre l'écran-support à une stratigraphie et à une topographie textuelles qui suivent l'épaisseur et l'étendue de l'oeuvre ainsi que la multiplication, la diffusion et l'interaction du sens.

Le projet est à ses débuts et le compte rendu qui suit concerne sa phase initiale. Avant d'arriver à la conceptualisation de cette 'écriture épaisse' en termes informatiques et à sa réalisation technique sous forme d'un hypertexte, je me suis proposé de situer le projet dans le contexte des études littéraires et de justifier sa pertinence (il est significatif, par ailleurs qu'on éprouve besoin de se justifier...) pour l'oeuvre de Simon.

J'encercle (pour contrer le linéaire par un mouvement circulaire) le sujet en commençant par une petite section sur le pressentiment hypertextuel de la critique littéraire contemporaine, pour passer ensuite à une brève revue des glissements hypertextuels de la fiction postmoderne. Rien d'épatant dans cette démarche: Landow [4], Bolter [5] and Joyce [6], pour ne mentionner que les plus éminents partisants de la méthode, ont établi au début des années quatre-vingt-dix un parallèle entre les définitions du postmoderne et celles de l'hypertexte. Bien évidemment, l'approche a aussitôt vu ses détracteurs en les personnes de Meyrowitz [7], Grusin [8] et Douglas [9] après sa virevolte de 1993. Puisque le parallèle entre le postmoderne et l'hypertexte me paraît tout à fait valable et même pertinent du point de vue anthropologique, je signale cette réplique mais j'y passe outre. Dans la troisième partie, je vais aborder les déclarations artistiques de Claude Simon qui soutiennent une approche hypertextuelle à son oeuvre. J'entends retrouver au centre de ce parcours le texte romanesque de Simon dont je voudrais présenter quelques extraits pour témoigner de son affinité avec la pensée hypertextuelle.

Une remarque préliminaire concernant l'attitude de réception que j'aimerais suggérer: le vrai référent de mon discours est l'hypertexte. Je vais parler de certaines approches critiques contemporaines, de la fiction postmoderne, des déclarations artistiques de Claude Simon mais il ne s'agit pas d'entendre cela au pied de la lettre. Ces phénomènes littéraires en tant que tels ne sont pas notre destination aujourd'hui, ils seront évoqués pour qu'on puisse y récupérer les manifestations voilées, souvent inconscientes, d'une intelligence hypertextuelle qui paraît être un signe des temps.

J'entends par 'hypertexte' un texte nonséquentiel où il n'existe pas le seul ordre correct de lecture basé sur une séquence linéaire des mots, un texte qui se compose des unités connectées par des liens multidirectionnels combinés en réseau et qui peuvent se ranger dans plusieurs configurations différentes. C'est un texte au sens large, non seulement linguistique, qui peut s'exprimer par les media différents, un « texte comme productivité » dans le sens qui lui donne Kristeva qui dynamise ce terme en y incluant l'ensemble des opérations de la production et des transformations que le texte peut subir [10]. Un texte, finalement, qui n'est pas clôturé par le commencement et la fin, ni par aucune frontière définitive, qui est dépourvu de centre et qui possède plusieurs points d'entrée. Il fonctionne à la base des associations et il reconnaît l'autonomie du lecteur. Celui-ci, à chaque lecture, peut composer une actualisation différente du texte virtuel. La possibilité de circuler à l'intérieur de cette écriture et son ouverture à la diversité des associations encouragent le surgissement de nouveaux sens qui resteraient inapperçus lors d'une lecture traditionnelle.

Circonférence

L'arrivée de l'hypertexte (le mot est utilisé par Ted Nelson en 1960 pour définir l'écriture non- séquentielle, offrant plusieurs parcours de lecture possibles et destinée idéalement à un écran interactif [11]) est précédé par une intuition hypertextuelle dont les traces se laissent reconnaître dans la conception bakhtinienne du roman dialogique, polyphonique et multivocal. Selon Landow [12], Bakhtin décrit l'oeuvre de Dostoevski comme s'il s'agissait d'une fiction hypertextuelle dans laquelle les voix individuelles prennent forme des lexies (nous allons revenir au concept de lexie avec Barthes qui l'a introduit). Bakhtin souligne qu'aucun discours ne fonctionne en isolement – il est toujours lié à la parole qui l'a précédé et qui l'entoure. C'est Bakhtin également qui dans Problèmes de la poétique de Dostoevski publié en 1963 révise la notion de la fin romanesque qui, pour lui, n'est jamais une fin sensu stricto parce que le roman, avec tous les autres textes, participe à un dialogue infini qui a lieu entre tous les discours. « Tout signifie, dit Bakhtin dans Imagination dialogique, et tout fait partie d'un ensemble plus grand – il existe une interaction continue entre les significations qui disposent toutes du potentiel de s'influencer réciproquement. » [13]

L'idée de concevoir le texte comme élément dans un réseau revient chez Michel Foucault:

Foucault participe également dans la discussion concernant le statut de l'auteur qui deviendra typique pour l'hypertexte. Dans "Qu'est-ce que l'auteur?" il se demande que veut exactement dire publier l'oeuvre entier de Nietzsche. S'agit-il de publier ce que Nietzsche a decidé de publier? Ses brouillons? Ses notes de travail? Les passages raturés? Et qu'est-ce qu'on fait alors avec les notes en marge qui peuvent concerner la date d'une réunion ou la liste de blanchissage? Le mouvement d'expansion du texte, qui en fait éclater les frontières, rend ambiguë la notion de l'auteur. Comme le remarque Foucault dans le passage cité, Nietzsche est à la fois l'auteur de Au-delà du bien et du mal et de la liste de blanchissage. Une telle démythification de l'auteur paraît être le premier stade du boulversement de la paternité littéraire nette auquel nous amènent les hypertextes.

Dans le deuxième volume de Capitalisme et schizophrénie intitulé "Mille plateaux" [15], Deleuze et Guattari introduisent l'idée d'un livre qui n'est pas composé des chapitres mais des plateaux qui communiquent entre eux à travers les microfissures. Nous nous y retrouvons dans un monde discontinu des entités liées de façon multidimensionnelle. C'est le système de rhizomes, en particulier, qui fait penser à l'hypertexte car, dans ce système, chaque point peut être lié à n'importe quel autre point en déniant toute idée de hiérarchie et d'authorité. Les rhizomes, les plateaux, la pensée nomade, la tendance fondamentale à la discontinuité et à l'imprévisible, l'intérêt à trouver de nouvelles méthodes de construction des réseaux qui permettraient d'éviter les hiérarchies authoritaires – autant d'éléments dans la pensée de Deleuze et Guattari qui renvoient à l'hypertexte. Un autre aspect de l'approche de Deleuze intéressant à signaler dans ce contexte est sa conception de la littérature et du cinéma: il les voit comme des façons de penser plutôt que des objets soumis à l'étude. L'hypertextualité, dans son acception large, paraît également être une attitude d'esprit qui s'étend sur plusieurs domaines plutôt qu'un phénomène strictement informatique.

C'est sans doute Barthes dans S/Z qui offre un des meilleurs exemples d'une approche hypertextuelle à la fiction. Les procédures conceptuelles et transcriptives qu'il utilise pour présenter son analyse de Sarrasine ressemblent au fonctionnement de l'hypertexte. Elles se fondent sur la division de l'ensemble en fragments qu'on peut entrelier dans différentes séquences, sur la pluralité des entrées dans le texte et la réversibilité des parcours, sur les glissements du sens et l'importance accordée à l'activité du lecteur. C'est, en fin de compte, la différence entre le lisible te le scriptible qui est en jeu. L'hypertexte se rangerait, bien évidemment, du côté du scriptible dont la pluridimensionnalité ne cesse de subvertir le principe de non-contradiction :

Voilà quelques extraits qui permettent de ressentir mieux l'intuition hypertextuelle de Barthes: Jacques Derrida est un autre critique littéraire et philosophe qui a beaucoup parlé en termes d'hypertextualité. Le concept de "mourceau" qu'il introduit dans Glas et explique comme « un fragment détâché avec les dents », rend compte de sa méthode de concevoir le texte analysé comme s'il était constitué des unités séparées qu'on peut facilement arracher de l'ensemble. Greg Ulmer qui discute ce concept dans son Applied Grammatology [16] associe les traces laissées par les dents aux signes de ponctuation comme les guillemets ou les parenthèses. Ces dernières sont par ailleurs énormes chez Derrida et peuvent s'étendre sur plusieurs pages. C'est le moment de rappeler l'omniprésence de la parenthèse chez Claude Simon, ainsi que le caractère digressif des liens hypertextuels qui, abordés de façon traditionnelle, portent le stigmate de surplus et d'accessoire par rapport au texte principal. L'existence du texte principal est bien sûr déniée par Derrida comme elle l'est par l'hypertexte. Le philosphe délaisse égalment tout le système conceptuel fondé sur la présence du centre, sur la hiérarchie et la linéarité et il remplace ces concepts par la multidimensionnalité, les noeuds, les liens et les réseaux. Le chemin de la lecture cesse d'être linéaire pour devenir un système des carrefours qui constituent des centres temporaires autour desquels s'organise l'expérience de la lecture et dont l'existence éphémère peut se réfléter dans le discours critique à condition que ce discours, lui aussi, cesse d'être linéaire. Derrida attire l'attention sur la discontituité du discours, l'idée qui fait penser au fonctionnement discontinu et non-séquentiel de la pensée et de la mémoire que nous retrouvons chez Simon. En introduisant le concept d'assemblage, Derrida parle d'un état d'« être-ensemble » qui se réalise dans les entrelacements des sens qui s'organisent dans un réseau momentané pour se disséminer en de nombreux points prêts à former de nouvelles constellations. Un autre aspect de l'écriture derridienne intéressant dans le présent contexte est la valorisation de la matérialité de l'espace-support dans le processus de la textualisation.

Même si le mot 'hypertexte' n'est pas utilisé, plusieurs facettes du concept en question sont quand même clairement reconnaissables dans la pensée et dans les postulats critiques proférés par les écrivains et les philosophes mentionnés.

Premier cercle

Nous abandons le niveau des concepts pour entrer dans l'univers des textes littéraires et voir comment l'hypertextualité se manifeste dans la pratique d'écriture. L'hypertexte fait évidemment partie de la poétique postmoderne. Je vais en donner quelques exemples mais l'image sera bien sûr partielle car je mets en évidence uniquement les éléments qui ont des 'mentalèmes' (des unités minimales d'entendement) communs avec l'hypertexte. Les deux phénomènes sont reliés au point de toujours rendre ambigu le discours qui concerne l'un de deux et l'étendre automatiquement sur l'autre. Leur correlation arrive même à activer les fonctions hypertextuelles de notre cerveau car devant un discours sur la fiction postmoderne la pensée bifurque en liant au même signifiant deux signifiés et deux référents divers à la fois: non seulement le postmoderne que vise la parole mais aussi l'hypertexte qui est sous-entendu.

Voici quelques particularités de la fiction postmoderne (je m'inspire en cela des travaux de Brian McHale [17]):

1) monde pluriel, pluralité des mondes

– B. McHale décrit la condition postmoderne comme "un paysage anarchique bâti de mondes au pluriel" (p. 37). Effectivement, la fiction postmoderne met souvent en scène une heterotopia (le terme est de Foucault, dans L'Archéologie du savoir), c'est-à-dire un espace logiquement inadmissible construit des fragments d'espaces différents éloignés dans le temps ou régis par des lois incompatibles. Les procédés de juxtaposition, d'interpolation et de superposition mènent à la construction d'une 'zone' qui est un espace ontologiquement impossible, où règne l'anarchie née de l'amalgame des principes qui ont été propres à chacun des espaces constitutifs pris séparément.
– Parfois la rencontre imprévue de deux mondes n'implique pas la création d'une nouvelle entité, on parle alors des mondes en collision.

2) carrefours, strates et échos

– Un des éléments les plus caractéristiques est l'existence des points de bifurcation d'où la narration peut s'en aller dans les directions différentes. L'exemple classique de la problématisation de ce phénomène est "The Graden of Forking Paths" de Borges (1941). Non seulement la fiction postmoderne est-elle consciente de cette possibilité vertigineuse mais encore elle relève le défit et engage la narration dans deux ou plusieurs voies parallèles et contradictoires.
– Les constructions narratives 'en poupées russes', la regression infinie du référent, la présence des réalités virtuelles à l'intérieur du monde dit réel et les procédés différents de trompe-l'oeil sont fréquemment employés.
– On se sert souvent de la métalèpse c'est- à-dire du passage d'un niveau narratif à un autre sans que ce changement soit explicité par le discours. Ces 'dérapages' de la narration surprennent et déconcentrent et ils seraient considérés transgressifs dans le cadre des textes lisibles.
– Sur l'axe verticale nous avons affaire à une lamination du discours, c'est-à-dire une construction 'en strates' – l'effet obtenu par l'attribution d'un segment textuel à deux discours différents en même temps (McHale l'appelle 'a vertical collage')

3) plusieurs voix, plusieurs idiolectes

– L'établissement de la relation dialogique entre différents textes (non seulement linguistiques et non seulement littéraires) devient de plus en plus important.
– La récurrence des effets de heteroglossia, c'est- à-dire de la pluralité des discours, se fait sentir à l'intérieur du récit. Elle apparaît sous forme d'introduction dans un seul discours des registres qui se distinguent par les particularités stylistiques et les contextes d'utilisation différents. Ce procédé provoque une cassure dans l'unité du discours.

4) la pluralité des média

– Le visuel confirme sa place à côté du verbal apparaissant sous forme des jeux typographiques et des illustrations qui souvent se comportent comme des anti- illustrations.

5) la matérialité du support

– Les écrivains prennent conscience de l'invisibilité de l'espace matériel du livre causée par la neutralité et l'ennui d'une page imprimée typique, composée d'un bloc compact du texte, et ils reconnaissent la nécessité de mettre en valeur la réalité matérielle du livre. Jacques Derrida propose dans Glas: « Espaçons. L'art de ce texte, c'est l'air qu'il fait circuler entre ses paravents. » [18] L'espacement graphique des paragraphes et la division en courts chapitres souligne en même temps l'idée d'un texte composé des segments indépendents.
– L'attention attire également le phénomène postmoderne de 'split text' qui indique bien sûr deux textes présentés sur la même page pour être lus simultanément. Le jeu avec les notes et les traductions entraîne souvent la subversion de la relation entre le texte et sa glose.

6) l'engagement du lecteur

– Le lecteur ne peut plus rester passif. Il est obligé à participer au processus de la production du sens: intellectuellement, parce qu'il a affaire aux textes scriptibles, mais aussi, on dirait, presque 'manuellement' à cause de la popularité de model kits c'est- à-dire des 'maquettes à assembler' et des narrations 'prêt-à-monter' comme Marelle ou 62 de Cortázar.

Deuxième cercle

Je serre le cercle pour m'approcher de l'univers de Claude Simon. Renonçant systématiquement à théoriser à propos de son écriture et se disant même incapable de suivre les élucubrations théoriques des autres, l'écrivain parle tout de même volontiers de sa conception du roman. D'après ses déclarations artistiques, il se dessine l'image de l'écriture qui partage de nombreuses propriétés avec l'hypertexte. Les concepts qui reviennent sont les suivants: non- linéarité, simultanéité, associations, réseau, liens, noeuds, bricolage, assemblage, collage, participation du lecteur, plasticité, laminalité. Le désir de contourner la linéarité inévitable du langage revient à plusieurs reprises. C'est avec un soulagement que Simon accueille la mise en doute de l'intrigue dans le sens aristotélicien: Parmi les procédés qui lui servent à tromper la linéarité du langage, la parenthèse joue un rôle crucial : comme si elle ouvrait le passage à un autre niveau de la narration, à une autre image, à une autre version d'événements ou à une recherche lexicale ou sémantique. Un autre procédé qui lui sert à déjouer la linéarité est un emploi systématique de la répétition: Comme on le voit bien, très souvent la linéarité est comprise non seulement dans le sens spatial mais aussi temporel, comme une nécessité fâcheuse de suivre la séquence cause-effet, commencement-fin, naissance-mort, etc. à laquelle l'écrivain refuse de se soumettre. Il donne cette définition du temps romanesque qui fait beaucoup penser à la nature de l'hypertexte: Son texte est très facilement divisible en ce que Barthes a appelé les lexies. Tous se déroule par saccades, les image se présentent par scène juxtaposées comme des tableaux minutieusement décrits. Il a découvert cette idée chez Flaubert, mais il est allé un pas plus loin en en faisant un procédé de son écriture. Ce procédé d'écrire 'par tableaux détachés' est non seulement l'affaire du fonctionnement de l'imagination, mais une manière d'être, un geste artistique comme l'a été Action Painting car Simon écrit littéralement sans souci de linéarité, par fragments qu'il combine et recombine après coup: Cette discontinuité au niveau des segments plus grands, comme les paragraphes, reparaît au niveau de la phrase où les mots sont traités de façon ponctuelle et où ils sont souvent décontextualisés et abordés comme s'ils étaient des objets et des noeuds de signification: J'attire l'attention sur la conception de mot-noeud qui s'ouvre pour dégager le passage vers d'autres lieux et d'autres mots ainsi que sur l'idée des 'transports de sens' qui suggère l'existence des liens invisibles qui unissent les mots et les concepts en un réseau complexe de correspondances. C'est ce réseau-là que Simon appelle un texte (« Et finalement les images, les mots, amenant comme toujours d'autres images, cela fait un texte. » [28]). La linéarité de l'écriture et de la lecture est contrariée car la production du sens fonctionne dans toutes les directions et le texte est parsemé de points prégnants où les sens déjà construits ne cessent de se compléter, de se réfracter ou de se multiplier. Dans ce que Simon avoue à propos de sa façon de travailler, le lecteur (de Simon et des hypertextes électroniques) retrouve les échos des parcours qu'il effectue à l'autre bout de l'axe production-reception: C'est Simon qui choisit le mot 'travail' pour parler de son entreprise artistique. A la question « Pourquoi écrivez-vous? », il répond « Je crois, avant tout, par besoin de faire. » – « Il y a bien des 'faire'. Pourquoi celui- là? » « Parce qu'il m'a semblé que c'était ce que je réussissais le moins mal. Du moins, qu'à force de travail je pourrais arriver à faire quelque chose de convenable en écrivant. » [31]

Simon associe ce 'faire' qu'il appelle toujours 'artisanal', jamais 'artistique', au processus de bricolage. Le mot, emprunté à Lévi-Strauss qui l'emploie pour parler de la pensée mythique, désigne un processus de production qui se base sur les 'moyens du bord'. Il consiste à choisir certains éléments dans l'ensemble de matériau déjà disponible et à les réarranger dans un nouvel ensemble. Le résultat de ce travail n'est jamais identique à l'intention primaire. « Une fois réalisé, dit Lévi-Strauss, celui-ci [le projet] sera inévitablement décalé par rapport à l'intention initiale [...] » [32]. Le concept de bricolage revient dans plusieurs entrevues et déclarations artistiques de Simon: « L'écriture, cela me fait toujours penser à ce que l'on appelle le bricolage: on fait comme on peut, on ajoute des choses, on en retranche, on essaie d'ajuster tant bien que mal » [33]. « [L]e travail de l'écrivain, dit-il dans un autre endroit, travail tellement artisanal en ce qui me concerne (fait de tâtonnements, de ratures, d'ajouts) que pour le qualifier je ne trouve pas de meilleur mot que celui de bricolage. » [34] C'est le même mot que Landow emploie pour décrire l'attitude du lecteur de l'hypertexte [35]. Chaque lecture, considérée à la lumière des théories structuralistes et post-structuralistes, est un processus d'écriture et de réécriture, mais la lecture de l'hypertexte « takes, selon Landow, the additional form of constructiong, however provisionally, one's own text out of fragments, out of separate lexias. It is a case, in other words, of Lévis-Strauss's bricolage, for every hypertext reader-author is inevitably a bricoleur. Such bricolage, I suggest, provides a new kind of unity, one appropriate to hypertextuality. » [36]

Jean Duffy termine son chapitre sur la technique du bricolage chez Simon avec ces mots qu'il est possible de reporter sur l'hypertexte:

Deux autres concepts dont la présence dans le vocabulaire simonien est liée, cette fois-ci, au domaine de l'art visuel sont ceux d'assemblage et de collage. Simon utilise le mot 'assemblage' pour parler des 'combine paintings' de Rauschenberg qui lui ont servi de modèles pour plusieurs fragments de sa prose. Ce terme a par ailleurs été introduit dans le vocabulaire des arts plastiques par un autre peintre, ami de Simon, Jean Dubuffet. Quant au collage, pendant plusieurs années Simon le pratiquait lui-même, ayant pris goût à cet art du rapprochement des éléments disparates. Landow, dans sa discussion de la spécificité de l'hypertexte reprend le mot 'assemblage' dans le contexte des recherches de Derrida: « From this Derridean emphasis upon discontinuity comes the conception of hypertext as a vast assemblage, what I have elsewhere termed the metatext and what Nelson calls the 'docuverse'. » [38] Derrida utilise le mot dans La Voix et le phénomène pour parler des techniques cinématographiques et il décrit sa signification en termes typiquement hypertextuelles: « The word 'assemblage' seems more apt for suggesting that the kind of bringing-together proposed here has the structure of an interlacing, weaving, or a web, which would allow the different threads and different lines of sense or force to separate again, as well as being ready to bind others together. » [39]

Ce type de fiction où rien n'est définitif et où de nombreuses actualisations sont laissées au choix et à l'invention du lecteur, exige evidemment une participation active de celui-ci. Simon reconnaît la nécessité de cette collaboration: « Bien sûr, pour qu'un livre existe il faut être deux, soi et le lecteur. Cinquante pourcent de chaque côté. » [40] Claud DuVerlie souligne l'aspect ludique de cet échange: « Caractérisé par sa structure ouverte, ce roman [il s'agit de La Route des Flandres] offre au lecteur son organisation ludique qui multiplie les possibilités de lecture et, partant, son intérêt. » [41] Une telle image correspond à ce qu'on attend du lecteur de l'hypertexte qui, lui, n'a pas d'autre choix que d'être actif. Autrement, il n'est pas lecteur du tout. Comme l'ont montré les théories de la réception cependant, l'apport du lecteur est essentiel non seulement pour les textes conçus dans l'esprit de 'coproduction'. Ce qui leur est spécifique par contre c'est le caractère de cet apport qui n'est pas uniquement intellectuel comme le sont la concrétisation et le processus de combler les lieux d'indétermination. La participation du lecteur de l'hypertexte relève aussi du 'faire', en commençant par la manipulation des périphériques, du clavier et de la souris, pour passer aux actes de désigner, de marquer, d'extraire et de réarranger. L'activité du lecteur devient alors un échange continuel entre l'intellection et l'action.

Eclatement du centre

Après avoir tourné à la périphérie du texte simonien, le moment est venu de 'passer à l'acte' afin de voir comment une approche hypertextuelle s'impose au moment de l'analyse. J'appelle cette étape l'éclatment du centre, car dès qu'on aborde le texte romanesque qui se trouve au centre de notre attention, il éclate en segments, son sens se dissémine, et le discours critique parti d'abord avec facilité se casse d'un coup (ou le cou...) et progresse par saccades.

Je propose, à titre d'exemple, une courte analyse de deux extraits du roman Leçon de choses paru en 1975 :


Notes

1. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 126.

2. Claude Simon, Leçon de choses, Paris, Minuit, 1975.

3. John Barth, "The Literature of Exhaustion", Atlantic, 220, 2, pp. 29-34.

4. George P. Landow, Hypertext 2.0 : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1997 [1992]; Id., "Hypertext, Metatext and the Electronic Canon" in M. C. Tuman, ed., Literacy Online, Pittsburgh, Pennsylvania, University of Pittsburgh Press, 1992, pp. 67-94; Id., "What's a Critic to Do? Critical Theory in the Age of Hypertext" in Hyper/Text/Theory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994, pp. 1-48; "Twenty Minutes into the Future, or How Are We Moving beyond the Book?" in Geoffrey Nunberg, ed., The Future of the Book, Berkeley, University of California Press, 1996, pp. 209-38; George P. Landow and Paul Delany, eds., The Digital Word: Text-Based Computing in the Humanities, Cambridge, MIT Press, 1993; George P. Landow and Paul Kahn, "The Pleasure of Possibility: What Is Disorientation in Hypertext", Journal of Computing in Higher Education, 4, 1993, pp. 57-78.

5. J. David Bolter, "Beyond Word Processing: The Computer as a New Writing Space", Language and Communication, 9, 1989, 129-42; Id., Writing Space: The Computer, Hypertext, and the History of Writing, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Assoc., 1991; Id., "Literature in the Electronic Writing Space" in M. C. Tuman, ed., Literacy Online, Pittsburgh, Pennsylvania, University of Pittsburgh Press, 1992, pp. 19-42.

6. Michael Joyce, "Selfish Interaction or Subversive Texts and the Multiple Novel" in E. Berk and J. Devlin, eds., Hypertext/Hypermedia Handbook, New York, Intertext Publications McGraw-Hill, 1991, pp. 79-92.

7. Norman Meyrowitz, "Hypertext - Does It Reduce Cholesterol Too?" in James M. Nyce and Paul D. Kahn, eds.,Vannevar Bush and the Mind's Machine: From Memex to Hypertext, San Diego, Academic Press, 1991, 287-318.

8. R. Grusin, "What Is an Electronic Author? Theory and the Technological Fallacy", Configurations, 3, 1994, pp. 469-83.

9. J. Y. Douglas, "Social Impacts of Computing: The Framing of Hypertext - Revolutionary for Whom?", Social Science Computer Review, 2, 4, 1993, pp. 417-29.

10. A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique: dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 390.

11. Ilana Snyder, Hypertext: The Electronic Labyrinth, Carlton South, Melbourne University Press, 1996, p. 24.

12. G. P. Landow, Hypertext 2.0..., p. 36.

13. Michail Bakhtin, The Dialogic Imagination, Austin, University of Texas Press, 1981, p. 426 (je traduis).

14. Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 34.

15. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972-1980.

16. G. L. Ulmer, Applied Grammatology: Post(e)-Pedagogy from Jacque Derrida to Joseph Beuys, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985.

17. Brian McHale, Postmodernist Fiction, London and New York, Routledge, 1987.

18. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 88.

19. Claude Simon, "Préface" in Orion aveugle, Genève, Skira, 1970, np.

20. Id., "Problèmes que posent le roman et l'écriture", Francofonia, 18, primavera 1990, p. 6.

21. Id., "Entretien avec Jo van Apeldoorn et Charles Grivel, 17 avril 1979" in Charles Grivel, éd., Ecriture de la religion, écriture du roman, Lille, Presse Universitaires de Lille, 1979, p. 91.

22. Ibid., pp. 105-6.

23. Bettina L. Knapp. "Interview avec Claude Simon", Kentucky Romance Quarterly, XVI, 2, 1969, p. 185.

24. Ibid.

25. Aliette Armel, "Claude Simon: le passé recomposé", Magazine Littéraire, 275, mars 1990, p. 100.

26. Knapp, Op. cit., p. 189.

27. Raymond Osemwegie Elaho, "Calude Simon" in Entretiens avec le Nouveau Roman, Sherbrooke (Québec), Ed. Naaman, 1985, p. 55.

28. Knapp, Op. cit., p. 190.

29. Elaho, Op. cit., p. 60.

30. Claude Simon, "Préface" in Orion..., np.

31. Madeleine Chapsal, "Claude Simon: il n'y a pas d'art réaliste", La Quinzaine Littéraire, 41, 15-31 déc. 1967, p. 5.

32. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 35.

33. Claude Simon, "Entretien avec Jo van Apeldoorn et Charles Grivel...", p. 94.

34. Claude Simon, "Plaidoyer pour le 'nouveau roman'", La Quinzaine Littéraire, 1-15 juillet 1971, p. 10.

35. G. P. Landow, Hypertexte 2.0..., p. 195.

36. Ibid.

37. Jean H. Duffy, Reading Between the Lines: Claude Simon and the Visual Arts, Liverpool, Liverpool University Press, 1998, p. 195.

38. G. P. Landow, Hypertexte 2.0..., p. 34.

39.Je cite d'après I. Snyder de la traduction anglaise, Speech and Phenomena, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 1973 [1967], p. 131)

40. Madeleine Chapsal, "Claude Simon: il n'y a pas d'art réaliste"..., p. 5.

41. Claud DuVerlie, "Pour un Comment j'ai écrit certains de mes livres de Claude Simon", Romance Notes, 14, 2, Winter 1972, p. 220.