Les nouvelles relations auteur-éditeur-lecteur

Éric Guichard

Responsable de l'équipe Réseaux, Savoirs et Territoires
École normale supérieure, Paris

Je m'efforcerai de détailler les nouvelles relations auteur-éditeur-lecteur sur Internet en distinguant, quand c'est possible, les causes techniques et les causes sociales de ces changements. La portée de cette analyse est limitée au champ français des sciences humaines. Dans ce texte, l'éditeur est à prendre au sens de «publisher», même si le sens de l'«editor» reprendra ses droits vers la fin du document.

I. La situation de l'édition traditionnelle

Un ouvrage en histoire comme en sciences humaines peut n'être vendu qu'à 300 exemplaires, même quand son auteur est renommé et que la maison d'édition dispose d'un bon réseau de diffusion (ex: G. Noiriel rappelle que «plusieurs titres de notre collection chez Belin n'ont pas dépassé les 400 exemplaires»). La vente de 800 exemplaires constitue déjà un succès éditorial. Pour expliquer cet état de faits, on peut incriminer le trop grand nombre de publications, la baisse d'intérêt pour la lecture etc. Mais je préfère, comme Philippe Schuwer (Le grand atlas des littératures, Encyclopaedia Universalis France, 1990, pp. 398-399), le relier à la crise éditoriale française, qui date des années soixante-dix: celle-ci, après avoir vécu sur ses rentes durant un siècle, a soudain découvert la concurrence internationale et en a épousé les méthodes: diffusion en un temps limité, valorisation des best-sellers, association avec d'autres industries de masse, comme la presse et l'audiovisuel, autonomisation des centres de diffusion/distribution. La durée de vie du livre «s'abrégea [alors] d'année en année». Aussi, 10 mois après sa parution, un ouvrage érudit comme «L'école républicaine et les petites patries» de Jean-François Chanet (Paris, Aubier, 1996) était disponible dans une seule librairie parisienne.

Tout opposé est le rapport au temps des revues: leur fonctionnement est très lent, et souvent les comptes rendus d'ouvrages surviennnent trois ans après publication. Ainsi leur efficacité est nulle: ou l'on découvre l'existence de l'ouvrage quand il est introuvable, ou on l'a déjà lu et le compte rendu ne sert qu'à reproduire un processus obsolète de reconnaissance d'un chercheur par ses pairs. Par ailleurs, la faible diffusion des revues savantes les incite à publier des articles synthétiques, débarrassés de tous types de sources, suivis de comptes rendus trop brefs pour compléter la synthèse de l'ouvrage commenté d'une critique scientifique. Enfin, la faible culture technique des éditeurs comme des imprimeurs interdit quasiment toute publication de document graphique, en couleur comme en noir et blanc.

II. La technique au secours de l'édition savante

Cette situation éditoriale désastreuse peut aisément être compensée avec l'utilisation d'Internet: la publication de sources, de notices bibliographiques, d'archives complètes peut être réalisée de façon extensive et accessible d'un clic de souris; de tels documents peuvent devenir aisément interrogeables, ce qui règle la question des index multiples. En sus, le fondement de l'argumentation du chercheur est disponible; le lecteur peut vérifier ces sources, comme il peut profiter de leur agrégation et de leur mise en forme (ex: barthes.ens.fr/nro, barthes.ens.fr/clio/tableaux).

La publication de documents visuels est aussi considérablement simplifiée et peut s'accompagner d'extraits sonores ou vidéo, que le support papier ne pouvait accueillir. Gardons néanmoins à l'esprit les limites propres à Internet: si le format de page peut être fixé (en pdf), la diversité des écrans rend difficile un étalonnage des couleurs (instabilité d'une charte graphique). Mais une autre possibilité apparaît, notamment dans le domaine de la cartographie: on peut, outre la publication de quelques cartes synthétiques et bien commentées, laisser au lecteur le soin d'en réaliser autant qu'il veut, en fonction de ses centres d'intérêt. Ces atlas dynamiques sont à la carte ce qu'un interrogateur textuel est au texte. (ex: barthes.ens.fr/atlasclio, barthes.ens.fr/carto/era face à barthes.ens.fr/atelier/actuel/France-oct-99.gif et à barthes.ens.fr/atelier/actuel/Monde-oct-99.gif);

Ce déplacement de la matérialité du papier au disque dur, et du camion au réseau, favorise aussi un autre mode de publication des revues, où les articles ne sont pas contraints par des délais ou par une masse critique de pages pour paraître. Et les corrections comme les mises à jour sont considérablement simplifiées.

III. De nouvelles pratiques éditoriales?

Avec Internet, l'objet éditorial n'est plus le même: de revue, il devient article, base de données ou logiciel d'interrogation. La culture technique évolue aussi: on passe de l'impression à la mise en forme html et à la conversion d'images. Qui sont les éditeurs d'aujourd'hui? les personnes que nous connaissons nous incitent à penser que les premiers à réaliser des publications électroniques dans le domaine des sciences humaines étaient des pionniers qui avaient une volonté explicite de fédération de la recherche dans leur domaine: contraints par le fonctionnement de l'édition comme par celui de l'université (chacune étant hélas très solidaire de l'autre), ils ont profité d'Internet pour organiser leurs projets en dehors des cadres institutionnels auxquels ils n'avaient pas toujours accès. L'histoire dira s'ils avaient vocation à devenir éditeurs, qu'Internet existe ou pas, mais j'ai tendance à penser que oui. C'est donc plus l'absence de moyens mis à leur disposition conjuguée à leur esprit d'entreprise, que le caractère intrinsèque à la technique d'Internet qui les a poussé à endosser la double activité d'auteur et d'éditeur. Je me permets cette incise car je pense que le contexte sociologique est toujours plus pertinent que l'innovation technique pour expliquer de telles dynamiques.

IV. La relation au lecteur

Tout d'abord rappelons que les auteurs restent de «grands lecteurs»; mais en plus des ouvrages papier, ils doivent aussi lire les pages Web. De façon réciproque, en France, le lecteur d'une revue savante en sciences humaines est encore un individu atypique, puisqu'il s'intéresse au Web. Il est donc certainement lui aussi auteur de pages html. Cette situation particulière tient à la socialisation limitée d'Internet dans le domaine français de l'enseignement et de la recherche.

De notre expérience ressort le fait que l'interactivité entre les auteurs et leur lectorat est faible, même quand elle est favorisée par l'incitation à correspondre par mail. Mais, dans une logique de recherche, cela peut suffire car le serveur crée alors, comme l'explique Philippe Rygiel, un effet «aimant»: d'autres chercheurs, français ou étrangers, se proposent de collaborer avec l'équipe et les relations nouées sont souvent très fructueuses.

En revanche, les pratiques du lectorat sont archivées (dans les access_log) et l'auteur comme l'éditeur peuvent en tirer de riches informations: mode de navigation, mode d'accès à une page donnée (via un indexeur, la page de garde, ou direct -forme d'abonnement), etc. Ces pratiques définissent des profils au sens où leur agrégation donne du sens. En effet, on ne dispose pas de l'identité du lecteur, mais de celle d'une machine; pire, ce repérage n'est pas bi-univoque si l'on n'installe pas des cookies ou si celles-ci sont refusées (ex. des modems des providers).

Cette mesure des pratiques du lectorat peut conduire à de premières inquiétudes éditoriales: l'innovation n'est pas valorisée: nous l'avons vérifié à nos dépens en mesurant le très faible succès de notre atlas de l'immigration (barthes.ens.fr/atlasclio, 60 accès par mois à ses débuts, il y a un an, 800 aujourd'hui sur un total de 25000); l'insertion de copies d'archives, sources essentielles pour l'historien, est elle aussi boudée (barthes.ens.fr/clio/illusref/a.gif, jusqu'à g.gif).

Elle peut aussi mener à favoriser la publication de textes brefs, puisque les textes de plus de 5 pages semblent ne pas être lus. De telles analyses sont en fait erronées: les pages non-lues sont souvent des pages non-vues. En effet, on oublie fréquemment que la moitié du lectorat est constituée de machines pures (sans humains derrière les claviers): dans une première estimation qui ne mesure pas l'incidence des caches, les indexeurs (moteurs de recherche) sont responsables de la moitié des accès à notre site barthes.ens.fr.

Ici nous touchons à un phénomène essentiel dans la promotion-réception de pages Internet. Il existe en effet deux méthodes pour faire connaître un serveur; l'une concentre toutes les modalités techniques du bouche à oreille: envois de mails collectifs, participation à des listes de discussion (ou gestion de ces listes) etc. L'autre renvoie à un lecteur autonome, qui interroge des indexeurs pour obtenir une information précise. Cela suppose que le serveur soit régulièrement référencé (après trois mois, les indexeurs «oublient» de revenir) et que les pages soient construites d'une façon qui corresponde à l'algorithme de l'indexeur: en effet, la majorité des moteurs de recherche n'effectuent leur indexation que sur l'équivalent de la première demi-page d'un document, mots clés (keywords) inclus. Ce qui signifie que 95% des mots d'un texte de 10 pages ne seront jamais indexés.

Nous visualisons là clairement une nouvelle pratique éditoriale, qui consiste à définir des mots-clés pertinents, à demander aux auteurs de rédiger un résumé de leur texte, et à spécifier régulièrement aux indexeurs les pages, anciennes comme nouvelles, d'un site donné, voire... à payer pour que les pages du site apparaissent en bonne position dans la liste des réponses proposées. (+ erreur à ne pas commettre: pages dynamiques non référençables, cf. O. Jacob, rechercher «Charles Goldfinger est consultant international en stratégies», sur un indexeur quelconque... www.odilejacob.fr/index.asp). Cette démarche est essentielle pour se faire connaître des lecteurs.

V. L'auteur

Son activité peut se développer suivant trois axes:
  • 1. l'axe traditionnel, qui prolonge les méthodes de l'auteur d'articles, de nouvelles, de romans. Notons que dans le cas d'une revue savante comme dans celui d'un ouvrage érudit, l'hypertextualité sous sa forme faible induit peu de changements d'avec les pratiques traditionnelles: en effet, cela fait plus de dix ans que les éditeurs exigent des auteurs qu'ils écrivent dans un format précis, avec un logiciel spécifique (le PostScript pur est souvent refusé), et un système d'annotation correspondant à des règles données (nombre et position des notes). On peut imaginer que dans une logique extensive à la délégation des pratiques éditoriales à l'auteur lui-même (délégation qui n'est donc pas propre à Internet ou à l'informatique), l'éditeur électronique demande à l'auteur de rédiger, en sus du résumé, la liste des mots-clés, ce qui en fait renvoie à des pratiques déjà présentes dans le domaine des sciences exactes, mais aussi qu'il respecte une structuration minimale du texte, permettant l'inscription de marqueurs invisibles pour l'internaute mais efficaces pour la structuration du texte en base de données (ex: XMl, cgi-bin pour compenser l'effet caches, etc.). Déjà la pratique d'écriture se modifie.
  • 2. La programmation. Il me semble qu'un auteur de logiciels, de moteurs d'interrogation de bases de données est aussi un auteur au sens littéraire du terme. Ce fait, s'il est accepté, n'est pas propre à Internet mais général à l'informatique, qu'elle soit purement algorithmique ou orientée multimédia. Une première preuve en est la satisfaction consécutive à la finalisation d'un logiciel. Ce plaisir est proche de celui lié à la création. Une seconde se mesure à l'efficacité des serveurs en sciences humaines qui ont su enrôler un informaticien qui comprenne la problématique de l'équipe de recherche. Le résultat est souvent spectaculaire. La troisième est liée au statut évolutif des pages Web, explicite quand elles référencent des pointeurs. L'auteur de pages de liens, concepteur de bibliographie des temps modernes, réalise une activité de type éditorial, au sens traditionnel comme au sens anglo-saxon du terme. Mais son travail d'indexation, si possible assorti de commentaires détaillant la qualité des sites qu'il propose, le rapproche aussi de l'auteur de logiciels et du gestionnaire de bases de données. Ne serait-ce que parce qu'il comprend très vite l'intérêt d'utiliser des structures pour organiser ses pages: thème, sous-thème, URL, responsables, qualité, type de documents disponibles. Par ailleurs, à notre époque de pénurie de moyens humains, l'organisateur de pages de liens, essentielles pour les spécialistes, se rapproche des auteurs d'encyclopédies ou de dictionnaires, un peu à la façon de certains érudits, qui, comme Littré, ont produit une oeuvre réelle en définissant, en organisant, en regroupant des mots, à partir de toute une série d'usages, communs, lettrés ou scientifiques.
  • 3. La version forte de l'hypertextualité. Cette facette, plus qu'une autre histoire, constitue l'aventure réelle des temps modernes. Car cette conception d'une écriture architecturale, qui puisse toujours être lisible et cohérente malgré les multiples renvois, internes au serveur ou externes (qui alors délient le lecteur de sa relation privilégiée à l'auteur), est trop peu pratiquée et trop peu socialisée pour qu'on puisse en faire la synthèse. Du moins, au vu de ma maigre expérience, je ne m'en sens pas capable, même si je pressens qu'un tel auteur doit s'offrir une représentation multidimensionnelle de son texte avant de pouvoir poser le premier mot sur sa page blanche, comme Pérec l'a déjà fait.

    * * * * *

    Je concluerai en insistant sur le poids des traditions socio-économiques, dans l'espace de l'édition comme dans l'espace académique pour expliquer le besoin des chercheurs dynamiques de maîtriser les techniques contemporaines: dans un monde paralysé, Internet est un refuge technique particulièrement attrayant pour les chercheurs qui prennent très vite conscience des pratiques d'exclusion des propriétaires de l'écrit. Ce faisant, les premiers nourrissent la recherche et se créent des niches de compétence, puisqu'ils doivent acquérir une compétence technique tout en complétant leur culture traditionnelle en sciences humaines. Mais je ne doute pas non plus de la capacité des éditeurs (publishers) à reconstituer une alliance avec les «editors», anciens ou modernes, pour reconquérir, de façon encore plus monopolistique, le territoire des revues savantes.