Isabelle TURCAN
Université Jean Moulin, Lyon III
Institut Universitaire de France, Paris
Jacques-Philippe SAINT-GERAND
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II
Créateur du site Langue du XIXe siècle

Contribution à la Foire des études françaises de l'an 2000 et au Colloque international sur « Les études françaises valorisées par les nouvelles technologies d'information et de communication » (Toronto, 12-13 mai 2000)

L'électronique et Internet au service de la diffusion des savoirs et du rayonnement de la langue française

 

Introduction

Il serait plus que prétentieux de vouloir présenter pour l'explorer l'ensemble du savoir lié à la connaissance de la langue française telle qu'elle peut être transmise via Internet: c'est pourquoi, après quelques réflexions générales de mise au point, nous ne retiendrons ici que quelques exemples correspondant à notre domaine de compétence, et suffisamment représentatifs d'expériences vécues pour faire  l'objet d'un propos nous permettant de participer à ces journées universitaires torontoises, en dépit des contingences spatio-temporelles qui nous retiennent respectivement en Dombes, non loin de Lyon, et en Auvergne, au coeur de la France.

1. Intérêt des textes publiés sous forme électronique pour une meilleure diffusion des savoirs et une meilleure connaissance de la langue et de la culture françaises

1.1. Intérêt irréfutable dans l'absolu

L'intérêt d'Internet est irréfutable pour une meilleure diffusion, via l'électronique, des savoirs, de la connaissance de la langue et de la culture française, en France, comme à l'étranger, dans les pays francophones, francophiles ou autres, quels que soient les publics considérés, mais il nous faut distinguer cependant deux états de faits radicalement différents, celui de l'Amérique du Nord où l'ordinateur et ses implications fait partie de la vie quotidienne des familles et des individus, celui de la France (et sans doute aussi d'une partie de l'Europe) où les pratiques restent encore très traditionnelles, sans que pourtant les apports de la technologie de pointe soient rejetés dans les esprits. Deux civilisations s'opposent encore, l'imprimé face à l'électronique, et encore faut-il préciser quel imprimé (journaux, revues ou livres, et quelles sortes de livres) et quel support électronique (le cédérom plus ou moins figé ou la navigation sur Internet).

1.1.1. Aperçu de la situation en France

Considérons en effet les deux paradoxes suivants, manifestes en France :
- paradoxe entre le développement d'une lecture ludique ou médiatisée, liée à l'actualité et à la mode [les trop fameux best-sellers ou textes à scandale], et la pauvreté de la plupart des foyers français en matière de contenu de bibliothèque [pour les couches les plus populaires, un journal ou une simple revue de gare sera dénommée "livre"; à noter que tous les foyers français ayant des enfants scolarisés ne possèdent pas même forcément un dictionnaire général de langue];
- paradoxe entre l'encouragement dès l'enseignement secondaire à faire acheter aux élèves les textes littéraires proposés aux différents programmes des différents cycles [dans des éditions bon marché] et le dénigrement relatif de la littérature des grands siècles de la culture française que les élèves découvrent de plus en plus tard dans leur cursus, en raison des décalages culturels, linguistiques, référentiels...

    Le constat de ces deux situations pourrait nous conduire à nous réjouir encore davantage de voir sur Internet des sites consacrés à la littérature française ou d'expression française, le plus souvent libres d'accès : véritable bibliothèque virtuelle, aisée d'accès pour qui a la curiosité de chercher un texte, Internet rend accessible potentiellement à quiconque n'importe quel titre, même aux heures où, en France, les librairies et bibliothèques sont fermées, sans que la démarche risque d'être plus onéreuse que l'achat d'un ouvrage, dans l'absolu du moins. Mais, soyons lucides sur la réalité matérielle des faits suivants ...

    - 1. La présence d'un ordinateur avec accès à Internet est en effet peu courante encore, même dans les couches sociales dites favorisées et la pratique de "navigation" pour recherches documentaires ou autres reste encore en France limitée aux familles relativement aisées (outre le budget encore lourd de l'équipement matériel, coût toujours très élevé des communications téléphoniques) et ouvertes aux innovations technologiques, malgré un effort manifeste d'équipement des écoles et lycées pour encourager ces modes de fonctionnement dans la plupart des CDI (centres de documentation et d'information).
    - 2. A l'heure actuelle, on peut considérer que ce sont surtout les étudiants du supérieur qui sont les plus concernés par l'édition électronique de textes, dictionnaires et documents variés, du seul fait de l'état institutionnel et de la lenteur des pouvoirs publics à dégager des fonds budgétaires pour équiper les bibliothèques publiques de matériel informatique et d'y autoriser les connexions sur Internet. Si les bibliothèques publiques sont de plus en plus sytématiquement équipées de lecteurs de cédéroms, en revanche rares sont celles encore qui proposent un accès libre sur Internet, sachant que la liberté peut encore être contrainte à des sites directement liés à l'objectif d'une bibliothèque: l'exemple du site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France est significatif (cf. infra).
    - 3. Les réticences à l'électronique, a fortiori à Internet, sont encore perceptibles même dans les milieux qui devraient être les plus intéressés par les technologies de pointe : nous pensons aux enseignants du secondaire comme du supérieur qui ne sont pas encore familiers, ni de la recherche documentaire sur Internet, ni de l'exploitation systématisée des bases de données textuelles à des fins pédagogiques.
    Il est vrai que le système ambiant français n'offre guère d'atouts susceptibles d'encourager même les plus mordus ...  Un mercantilisme primaire assez sordide y prévaut en matière de politique de conception, de réalisation, et de diffusion de cédéroms, dont certains prix sont d'autant plus exorbitants que le "produit" n'offre pas pour autant une qualité bien réelle au-delà de la publicité. Ainsi, cet état du marché devrait en toute logique favoriser la fréquentation des sites Internet. Mais, les remarques précédentes soulignent les limites immédiates de ce processus compensatoire.

1.1.2. Esquisse de bilan ...

Bref, on ne peut que déplorer en France outre la méconnaissance relative du grand public, le faible intérêt du public scolaire des premiers et second degrés face à l'ordinateur et à internet, qui, lorsqu'ils sont utilisés, le sont
- pour le grand public à des fins ludiques (cédéroms de jeux) ou triviales (consommation de réseaux de communication pseudo-humaines pour solitaires),
- pour les scolaires favorisés et un public aisé et cultivé à des fins documentaires (cédéroms de dictionnaires, de voyages et de musées, de ressources diverses, etc... ), le cédérom étant amené à concurrencer la cassette vidéo pour tout ce qui relève des loisirs en particulier, dans la mesure où le coût en reste raisonnable.

   La prise en compte de la situation française telle que je viens brièvement de la présenter, nous permet donc de mieux appréhender les deux facettes de l'électronisation des textes pour la diffusion du savoir et l'enrichissement culturel, le public achetant ou consultant les cédéroms n'étant pas forcément le même que celui qui se connecte sur le réseau Internet.
    Une des raisons qui contribue à favoriser encore en Europe et en particulier en France l'exploitation des cédéroms est certainement le coût encore élevé des communications téléphoniques : ainsi, les établissements scolaires ont-ils davantage été équipés en cédérom qu'en crédits de connection sur Internet; l'usage du cédérom a d'ailleurs été certainement favorisé lui-même en entrant d'abord dans les moeurs par le biais des jeux sur consoles compatibles TV / ordinateur.

    Cependant, on doit reconnaître un intérêt croissant du supérieur et des classes aisées (cadres et professions libérales) pour les technologies de pointe et les facilités documentaires qu'elles permettent, ce qui conduit à poser les questions suivantes
Quelle place pour le savoir mais quel savoir ?
Quelle place pour la langue et la culture françaises mais quelle langue et quelle culture ?

1.2. Intérêt des éditions électroniques de textes littéraires et de dictionnaires sur cédérom et en accès libre

1.2.1. Rappel des préalables matériels pour l'enseignement supérieur

Les composantes littéraires des universités françaises ont pour la plupart mis un temps certain pour comprendre la nécessité de jouer la carte de la communication Internet et donc de développer les modalités d'accès au réseau; deux cas de figure sont alors à prendre en compte : la possibilité pour un universitaire - qui a la chance de bénéficier d'un bureau équipé - de se connecter sur Internet depuis son établissement de rattachement, donc directement au réseau ou bien celle de bénéficier de l'accès distant, en admettant qu'il soit équipé chez lui, à titre personnel, avec les complications que cela risque d'impliquer (difficultés de connection dans la journée, limitation de la durée de connection, pannes de serveurs, etc...), outre le coût des communications téléphoniques, même en tarif local.
    Les bibliothèques universitaires limitent encore dans l'ensemble l'utilisation de l'électronique via l'accès aux lecteurs de cédéroms. Elles ne sont pas ouvertes au public en soirée, ni le dimanche ... Les étudiants ont souvent accès à des salles informatiques, mais là encore les accès internet sont limités de façon draconnienne ... A Lyon, par exemple, dans la grande salle d'étude de la bibliothèque municipale, ouverte à tout public, il faut s'inscrire à l'avance pour avoir droit à une session de 30 minutes de connection. A Clermont-Ferrand, le Département de Français de l'Université Blaise Pascal possède un ordinateur en libre service pour l'ensemble de ses 34 enseignants. Cette machine permet l'accès à l'internet et au courrier électronique individuel, mais le Département n'a aucunement songé, en revanche, à souscrire un contrat d'abonnement aux bases réservées de l'INaLF, de sorte que Frantext demeure une ressource inconnue de ceux qui devraient en exploiter avec discernement et diffuser les contenu. La possession d'un ordinateur personnel dans un bureau individuel de professeur relève par ailleurs, et en parts égales, de l'opiniâtreté, du hasard des plus ou moins bonnes relations personnelles avec les autorités administratives, et de la périlleuse habileté des montages budgétaires... A Paris, malgré la hardiesse des ambitions technologiques affichées, il est aussi difficile d'accéder au site Gallica depuis la BNF que depuis n'importe quel autre poste parisien ou provincial ...
   Bref, il faut encore vraiment être motivé pour vouloir travailler avec les technologies modernes dans de telles conditions matérielles.

1.2.2. Utilisation de l'électronique dans la pédagogie des lettres françaises ?

Je partirai de trois exemples tirés de ma récente expérience :
    - une de mes anciennes étudiantes qui enseigne actuellement le français dans un lycée en classe de seconde et première (préparation à l'épreuve de français du baccalauréat), connaissant mes travaux, m'a demandé l'hiver dernier si je pouvais lui apprendre à utiliser un cédérom puis à explorer Internet pour préparer ses cours dans des conditions plus performantes que par la simple consultation des documents imprimés ... ce qui signifie que dans le cadre des possibilités de formation continue des enseignants dans le secondaire, aucune structure systématique n'est mise en place de façon viable pour offrir une initiation concrète à l'exploitation pédagogique des nouvelles technologies. Quand nous avons voulu mettre sur pied une séance de travaux pratiques avec ses élèves, nous nous sommes heurtées à la double question des locaux (comment passer de l'ordinateur à un écran pour que tous les élèves d'une classe (entre trente et quarante) puissent suivre la démonstration?) et de la connection sur Internet, puisqu'il était intéressant de montrer le contraste entre la pauvreté de certains cédéroms (par exemple le cédérom de la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694) des éditions Champion) et la richesse de certains sites internet (par exemple le site Académie de Toronto). Résultat du projet : elle a travaillé chez moi, constitué des fichiers qu'elle a imprimés pour les exploiter à distance avec ses élèves ...
    - plus récemment, en mars 2000, ayant invité T.R. Wooldridge à intervenir dans mon séminaire de lexicographie à l'Université Jean Moulin, je n'ai pas pu réserver une salle disposant à la fois de plusieurs ordinateurs pour les étudiants et d'un branchement au réseau : il nous a fallu nous contenter de mon ordinateur portable branché sur un vidéo-projecteur ... ce qui a permis au moins de montrer quelques pages web déjà installées sur la machine et un cédérom !
    - dans le cadre de mon propre séminaire, je n'ai pu disposer dernièrement à l'université que d'une salle bénéficiant d'une prise électrique, ce qui m'a permis au moins de montrer, toujours sur mon portable, quelques cédéroms de dictionnaires  (en particulier l'Atelier historique et l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert publiés par les éditions Redon), les atouts de l'exploitation de bases de données textuelles et lexicographiques (les textes littéraires que j'ai moi-même constitués en bases de données pour la préparation aux concours et les éditions du Dictionnaire de l'Académie française accessibles par ailleurs sur le site Académie de Toronto dans le cadre du programme d'informatisation que je co-dirige sur le plan scientifique avec T. R. Wooldridge) , mais pour l'accès internet je n'aurais eu que la possibilité de faire cours dans mon bureau et encore en espérant que la connection fonctionne !
    Bref, nous n'en sommes en France qu'à la phase pré-historique sur ce point. En conséquence, c'est d'abord par rapport à ma propre expérience d'exploitation de l'électronique que je vais souligner ce qui me paraît le plus pertinent dans la fréquentation des cédéroms et du réseau Internet pour la diffusion du savoir et la connaissance approfondie de l'histoire de la langue française.

1.3. Cédérom et sites internet : principes éditoriaux, documents associés et liens hypertextuels

1.3.1. Supports électroniques et éthique : quels textes pour quels lecteurs-consultants ...

La qualité des versions électroniques dépend à la fois du choix des textes ainsi édités et de la méthodologie de mise en oeuvre, selon les objectifs de la démarche, donc du public que l'on souhaite toucher.
    Ainsi, pour les textes anciens, littéraires ou lexicographiques, une simple saisie optique, tout comme une saisie texte, d'éditions non conformes aux textes d'origine peut induire en erreur un lecteur consultant non averti des faits linguistiques propres aux époques considérées. S'il est indéniablement formidable de pouvoir lire une partie des grands textes des XVIe et XVIIe siècles sur internet - par exemple sur le site ABU - ou sur des sites à accès réservé sur abonnement - par exemple les sites Frantext ou ARTFL - on peut en revanche déplorer les légèretés éditoriales qu'il s'agisse des références bibliographiques des éditions sources, qu'il s'agisse des écarts par rapport aux textes originaux du fait de la modernisation graphique adoptée très largement notamment dans les éditions du XIXe qui furent le plus souvent mises à contribution, par pure facilité matérielle, semble-t-il.
    Cependant, il va de soi que le grand public sera heureux de découvrir, de lire les grands textes de la littérature française, quelle que soit leur forme - la modernisation d'un texte de Rabelais en facilite évidemment la lecture - quand le public plus orienté vers une démarche pédagogique ou scientifique déplorera de trouver les graphies des textes du XVIe comme du XVIIe modernisées. D'où l'idée précieuse de "fac-dissimilé" mise naguère en oeuvre par Marie-Luce Demonet pour donner aux lecteurs modernes l'idée de l'original manuscrit ou imprimé et des variantes graphiques dont il peut être l'objet (cf.
définition de fac-dissimilé donnée par M.-L. Demonet). Il est vrai, que désormais en France, même dans les concours nationaux de recrutement de professeurs de français pour le second degré, qui devraient travailler encore sur l'histoire de la langue et ses traces dans les systèmes graphiques, les oeuvres anciennes sont proposées dans des éditions dites améliorées : ainsi, en fut-il par exemple, cette année pour le texte du XVIe s. (Récit de voyage en terre de Brésil de J. de Léry), tout comme l'an dernier pour le texte du XVIIe s. (les Maximes de La Rochefoucault). Faire intervenir là l'idée selon laquelle, en l'absence de manuscrits, la graphie d'époque est celle des protes ou des imprimeurs révèle tout au plus un dommageable aveuglement aux problèmes que pose une histoire de la langue renouvelée; et une ignorance non moins regrettable de ce que la langue est une forme collective et une force de transactions entre individus; personne ne saurait donc détenir intégralement cet objet; de sorte que l'origine individuelle des variantes graphiques recèle moins d'importance testimoniale que la dispersion des formes de variation coexistantes à une même époque.
    La question sera similaire pour les dictionnaires, en particulier ceux du dernier quart du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle : en effet, en une telle période, où tout choix de graphie par un lexicographe peut être interprété sur le plan normatif et, surtout, où tout historien de la langue peut être conduit à tenter d'apprécier les écarts entre les tendances normatives et la réalité des usages au sein d'un même ouvrage, le dictionnaire étant alors à considérer comme un texte au plein sens du terme, il est capital de conserver telles quelles toutes les variantes graphiques d'un même mot, si curieuses ou aberrantes paraissent-elles [ cf. sur ce sujet notre contribution à la Journée des Dictionnaires de Cergy, 1999, publiée sur le site Académie de Toronto : "Variantes graphiques et norme orthographique ...]. Du côté du grand public, un tel choix peut paraître source de difficulté, mais attention : quel est le grand public qui ira (/ irait) consulter spontanément, même sur Internet, les dictionnaires de C. P. Richelet ou d'A. Furetière (sachant qu'à l'heure actuelle ces dictionnaires ne figurent pas toujours dans les bibliothèques municipales des moyennes et petites villes, a fortiori dans les bibliothèques de quartier) pour vérifier un emploi, un sens, un choix de graphie, que sais-je encore ? Nous voyons bien, en tant qu'enseignants, combien il faut peiner, insister pour que nos étudiants de lettres déjà avancés (à partir de la licence) aillent se promener dans les dictionnaires, en particulier ceux qui correspondent aux périodes des textes littéraires étudiés ... Les enseignants du secondaire, quand ils pensent à cette démarche et que leurs CDI la leur permettent, sont eux aussi confrontés à la même réalité de relative réticence ... - sans compter pour eux les contraintes draconiennes de temps et de programmes -, même pour des dictionnaires plus modernes comme le TLF ou le DHLF.
    Si l'on s'accorde donc à reconnaître l'importance du maintien des graphies d'origine dans les versions électroniques de dictionnaires, qu'il s'agisse d'offrir un accès libre et gratuit en ligne, qu'il s'agisse d'éditer des cédéroms, on doit alors poser la question éthique du respect du texte, question qui sera abordée infra, pour en détailler les principales implications culturelles et scientifiques.

1.3.2. Quel savoir ? Le primat du dit électronique sur le non-dit ... références et totalitarisme ... Le pouvoir du médium comme outil de promotion d'une culture...

Une réflexion particulière s'impose ici sur le vecteur Internet par contraste avec le support électronique du cédérom, quitte à prendre le risque de répéter partiellement des distinctions déjà énoncées, mais qui valent particulièrement ici pour le domaine français, et dans le secteur des études de langue.
    World Wide Web ou Wild World Web ? En effet, face au cédérom dont le contenu sera toujours ciblé, restreint à un sujet, si vaste soit-il, et lié à la fois à une maison d'édition et à un ou plusieurs auteurs identifiables sur le plan professionnel, un des attraits du fonctionnement du World Wide Web pourrait être, a priori, d'offrir une sorte d'"hyper-dictionnaire" universel construit  - si tant est que ce verbe ait alors encore un sens -  à la fois par la seule possibilité d'interrogations multiples de l'ensemble des documents de tous ordres qui s'y trouvent de facto et, sur un plan plus scientifique, par la multiplicité des contributions dues aux chercheurs du monde entier soucieux de créer leurs pages web. Mais cet "hyper-dictionnaire", via les moteurs de recherche performants que l'on connaît, peut néanmoins prêter à confusion et induire chez les usagers de redoutables méprises.
    Il convient en effet de distinguer toujours et fermement entre Dictionnaire et Corpus : on conviendra aisément qu'il est difficile de construire un dictionnaire sans le support d'un corpus; on admettra aussi que le World Wide Web rassemble aisément les données brutes d'un hypercorpus. Mais on doit se garder  - nous semble-t-il -  de penser que ces données constituent un super dictionnaire, puisqu'en l'absence d'une construction soumise à des principes lexicographiques et enfermant le sens dans la circularité de réseaux définitionnels circonscrits, elles ne peuvent guère prétendre qu'aux facilités d'un index permettant des repérages ponctuels  mais interdisant la prise en compte du caractère syntagmatique des relations susceptibles d'être introduites entre ces différents points. Le World Wide Web donne certes accès à une matière profuse, mais sans mode d'emploi clairement défini, et sans la structuration idéologique extérieure à l'usager, d'ailleurs inévitable, qui constitue la marque sémiotique distinctive de toute production lexicographique digne de ce nom. Et il court alors le risque de n'être plus que l'image d'un Wild World Web, dans lequel l'utilisateur trouvera les pièces d'un puzzle dont la représentation d'ensemble lui demeure inconnue, étant indéfiniment ouverte sur l'infini...
    On peut légitimement apprécier la liberté laissée par une absence de hiérarchisation des contenus, mais si l'entropie constitue une mesure de l'information véhiculée par des contenus, encore faut-il que ces contenus soient justement mis en forme, donc ordonnés. Toute base de données est-elle support automatique de savoir, toute réponse à une question signifie-t-elle immédiatement  acquis culturel et implique-t-elle que sa référence soit absolue ? On l'aura compris, nous souhaitons introduire ici la question fondamentale de la relativité d'appréciation des informations culturelles et, éventuellement scientifiques, dans un ensemble qui, du fait même de ses modalités de fonctionnement, conduit au nivellement, c'est-à-dire à la mise au même niveau d'informations de qualité différente (ce qui implicitement conduit à neutraliser la qualité purement scientifique d'une information si elle est mise sur le même plan que n'importe quelle autre, sans négliger non plus la composante médiatique et les problèmes de bruit, donc les difficultés de tri), en l'absence de marquage systématique des sources, de fiches signalétiques sur les produits ainsi dispensés. Il faudrait d'ailleurs avoir le courage ou l'honnêteté intellectuelle de se demander dans quelle mesure on peut assimiler les résultats d'une démarche scientifique perpétuellement soumis à révision et enrichissement à un produit de commercialisation pour grand public ... L'édition papier a toujours distingué les ouvrages spécialisés de faible tirage de ceux de vulgarisation destinés au grand public.
    Or, si la curiosité et le plaisir de la découverte sont bien un point commun des attraits culturels et des aiguillons motivant l'activité du chercheur, il n'en reste pas moins que cette sorte de désacralisation de la connaissance par la recherche d'informations de tous ordres sur le mode des navigations fureteuses telle qu'elle est manifeste sur le support Internet impose une redéfinition des choix culturels et des critères de production scientifique en vue des différentes modalités d'exploitations envisageables.

Quel savoir ?
    Dès lors que n'importe qui peut publier n'importe quelle page web, sur n'importe quel sujet, pour le sérieux, comme pour le délire, pour informer ou désinformer, dans un but communautaire ou au contraire pour satisfaire son ego, quel critère permettra-t-il à l'utilisateur / consultant de s'approprier une information comme fiable ou susceptible de lui fournir une base de réflexion solide ? Dans un rayon de supermarché ou d'hypermarché, le consommateur peut encore consulter les fiches descriptives des différents produits (il dispose même de revues pour le guider dans ses choix), mais, quand il s'agit de connaissances et de culture (au sens européen traditionnel du terme), où sont les critères de référence absolus ? Peut-on d'ailleurs, en tant qu'universitaire, accepter de considérer toute connaissance nouvelle, tout domaine culturel, comme un simple produit de consommation courante, à moins que, pour cette catégorie de "produits" que sont les productions culturelles,  l'on puisse inventer des critères de repérage de qualité informationnelle du même ordre que pour les produits de consommation de luxe ou pour les produits issus de la culture biologique ? Dérive perverse, toutefois, du processus : l'intuition qu'ont eue certains concepteurs-diffuseurs-promoteurs de CD-Rom du domaine français, selon laquelle il pouvait être judicieusement efficace de se faire attribuer  - ou plutôt de s'auto-attribuer -  un label de qualité  valant  référence absolue... en l'absence de toute contre-évaluation indépendante, et de tout repère objectif! La moindre association de consommateurs de base demanderait dans les mêmes circonstances une enquête en suspicion!
    Il faut encore rappeler un élément important : entre une connaissance technique concrète d'un professionnel décrite de façon individuelle et une définition de dictionnaire remaniée de lexicographes en lexicographes qui n'ont jamais eu de contact réel avec les objets définis, où est le critère d'authenticité fiable pour un consultant?  D'autre part, outre le vaste problème de tri des informations, il serait abusif de croire que parce qu'on trouve une réponse à son interrogation, celle-ci soit absolue et représentative d'un état déterminé des connaissances, d'autant que le nombre de sites encore en construction reste inconnu et qu'on ne saurait préjuger de la matière  - nature, qualité et quantité -  que l'on y trouvera. De fait, tout chercheur qui vient de trouver une solution à un problème, de remanier ou enrichir un travail portant sur une connaissance jugée acquise, etc... ne pensera pas forcément à en faire illico presto la publication sur internet : cela ne signifie nullement la négation de nouveautés culturelles ou scientifiques ; il y a alors simplement une sorte de non-dit sur un support déterminé, malgré, certes, la prise en compte du laps de temps de "publication" moins contraignant sur support électronique que sur support papier, si l'on est équipé et connecté, ce qui relativise encore quelque peu la portée du propos sans pour autant en limiter la pertinence.
    On retrouve ici en fait, même sur support électronique (sur cédérom ou en ligne) la question fondamentale de la nécessaire distance critique de tout consultant de texte imprimé, dictionnaire ou autre, de tout lecteur de journal, face à l'information qui est toujours susceptible d'être partielle ou partiale, incomplète ou même erronée. Cela suppose évidemment aussi la prise en compte de la compétence du lecteur / consultant, tout en posant le délicat problème de la liberté de chacun d'utiliser n'importe quelle information sans réserve ... ce qui nous renvoie à une réflexion d'ordre éthique. Au nom du principe de respect de la liberté du lecteur / consultant, le scientifique averti et conscient a-t-il le droit de laisser n'importe qui exploiter un texte appartenant à une culture donnée n'importe comment, de laisser être galvaudée une connaissance inscrite dans un ensemble socio-culturel déterminé, sans respect du coup pour l'identité de cette culture ? A moins que l'on ne préfère, par facilité, se ranger aux dictats d'une culture universelle ou, plutôt, prétendant à l'univesel, sans accepter d'y percevoir les risques de globalisation simplificatrice et d'uniformisation totalitaire.

Le primat du dit électronique sur le non-dit
    Or, le primat du dit sur le non-dit a toujours fonctionné pour le grand public, puisque ce sont d'abord les scientifiques qui ont pensé à définir la notion d'information en creux, à souligner l'intérêt des analyses de l'implicite. Il faudrait, me semble-t-il, réfléchir à la mise en oeuvre d'une sorte de garde-fous aux méprises de l'internétisation de la culture française, comme de toute autre culture, risquant de n'être considérées que sous un prisme de miroirs déformants, car limités ou sectaires s'ils relèvent de monopoles informationnels, et surtout des connaissances scientifiques diffusées sur internet de façon à aider le lecteur / consultant lambda à ne pas se laisser induire en erreur mais au contraire à apprendre l'exploitation raisonnée et ciblée de ce média aux risques totalitaires indéniables.
    Si l'intérêt du support internet reste indéniable pour tout ce qui concerne les informations liées aux impératifs d'une société de consommation orientée vers les loisirs à visée universaliste et, le plus souvent inscrite dans une logique purement commerciale de rentabilité, potentiellement ouverte à l'ensemble de la planète (les habitants du tiers-monde commandent-t-ils des disques, des vidéos, ou des vêtements, réservent-t-ils des places de concert ou des voyages aux îles X par internet ?),  il reste à convaincre un public restreint, car spécialisé, de l'intérêt réel de ce support pour une meilleure diffusion du savoir et des connaissances scientifiques, sans tomber dans le risque de la dispersion d'informations réduites au statut d'électrons libres.

2. Langue et culture françaises : recherche et diffusion du savoir

Après ces préalables, pour revenir à notre domaine propre, l'histoire de la langue française en relation avec les textes littéraires, théoriques (remarques et grammaires) et lexicographiques, mais aussi avec tous les textes, imprimés ou manuscrits, trop souvent méconnus, susceptibles de nous documenter sur les usages linguistiques réels (relations de voyages, journaux de bord, ordonnances, correspondances, etc...), plusieurs réflexions s'imposent concernant l'intérêt du support électronique vivant et ouvert au monde pour une recherche dynamique.

2.1. Les atouts du support électronique : les potentiels restreints  du cédérom face à l'ouverture illimitée d'internet

Si, comme nous l'avons rappelé précédemment, le cédérom présente l'avantage par rapport à Internet d'être forcément circonscrit à un sujet, et de s'adresser au public pour lequel il a été conçu, a priori, il présente en revanche l'inconvénient majeur de la limitation matérielle liée à la fois aux contraintes éditoriales et à une relative fixité du support : on ne peut du jour au lendemain enrichir une rubrique déjà enregistrée à des milliers d'exemplaires etc...banalités, certes, mais qu'il faut rappeler, en particulier au public scientifique français encore trop timoré face au support internet. De fait, pourquoi et pour qui est-il non seulement pertinent mais indispensable désormais pour un chercheur ou un universitaire d'être en mesure de créer un site internet correspondant à son domaine de compétence scientifique ?

2.2. Pour une neutralisation des cloisonnements universitaires

Face aux cloisonnements universitaires et aux retranchements de disciplines déracinées, l'intérêt du world wide web paraît absolu, qu'il s'agisse de créer, par exemple, un site internet consacré à un auteur fondamental pour son rayonnement scientifique à une époque donnée (a), un site correspondant à un thème (b), un site consacré à une série d'ouvrages correspondant à un vaste corpus diachronique (c), un site associant thématique et diachronie (d) ou encore consacré à une période clé de l'histoire de la langue et de la culture française (e) :

a: site Ménage en construction : http://www.univ-lyon3.fr/siehldaweb/Ménaccueil.html/

b: site "Vocabulaire de la marine au XVIIe s." en construction : http://www.univ-lyon3.fr/siehldaweb/marine-accueil.htm/

c: site Académie : http://www.chass.utoronto.ca/~wulfric/academie/ ou site Trévoux construit autour du Dictionnaire : http://www.univ-lyon3.fr/siehldaweb/trevoux/index.htm/

d: site du CRLV: Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages : http://www.crlv.org/

e: site XIXe siècle : http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/.

2.2.1. La complémentarité hypertextuelle des informations, documents et notes critiques ou publications d'articles, etc...

- les plans de complémentarité d'ordre intertextuel et hypertextuel des éditions électroniques de textes, de documents associés et de notes critiques ou publications d'articles, d'informations (annonces ou comptes-rendus de colloques, de parutions d'ouvrages) etc... peuvent fonctionner non seulement au sein même d'un seul site, mais aussi d'un site à l'autre, de façon exponentielle, pour qui a la curiosité d'explorer les liens marqués.
=> au sein d'un seul site, je retiendrai les exemples du site Ménage et du site Académie (dont l'hypertextualité est aisée à vérifier sur pièces) en privilégiant ici un commentaire sur le site Ménage (qui existe sur mon ordinateur, mais reste encore - à mon grand dam - dans l'absolue virtualité du serveur auquel je suis rattachée) : de fait, comme on pourra le voir au moins par la page d'accueil, ce site permettra
    - de mieux cerner l'importance d'un savant dont la réputation - parfois contestée - a surmonté l'épreuve des siècles et
    - de disposer d'une bibliographie détaillée de ses ouvrages, imprimés ou restés manuscrits
    - de passer de documents parfois difficiles à consulter dans les bibliothèques à des extraits des différentes éditions de ses écrits intéressant la langue, observations et dictionnaires, à des articles et publications susceptibles d'enrichir la consultation des documents précédents par les analyses ainsi offertes (par exemple pour les ouvrages ayant été l'objet de contrefaçons comme pour d'autres domaines, cf. la publication en ligne des actes du colloque organisé à lyon pour le tricentenaire de la parution du Dictionnaire étymologique ... de Ménage (1694) : http://www;chass.utoronto.ca/~wulfric/siehlda/menage/), mais surtout
    - de disposer sous forme de base de données de l'inventaire manuscrit de sa bibliothèque assorti d'un commentaire au gré de l'avancée des investigations concernant le repérage des éditions : en effet, comme tout chercheur le sait, une édition critique commentée de texte impose un travail de longue haleine; or, le fait de pouvoir publier en ligne, outre une "Introduction à l'édition du manuscrit BN 10378 : l'inventaire de la bibiothèque de Ménage",  assez rapidement la seule transcription d'un tel inventaire offre déjà un intérêt indéniable pour toute personne souhaitant mener une vérification concernant les sources bibliographiques alléguées dans les ouvrages lexicographiques en particulier; de plus, le support www permet de publier le commentaire par tranches, qu'il s'agisse d'analyses de synthèse (mon article concernant la composante italienne de la bibliothèque de Ménage) ou de notices particulières concernant l'identification des ouvrages parfois nommés de façon très succincte dans le manuscrit.
=> d'un site à l'autre, l'exemple précédent s'inscrit lui-même dans la complémentarité des bases dictionnairiques associées, et invite, au-delà, bien sûr d'autres dictionnaires élaborés dans la même période de ce dernier quart du XVIIe s.; mais on peut y ajouter la portée d'autres perspectives, telle l'appréciation de la destinée dictionnairique de Ménage dans les dictionnaires du XVIIIe s. (Trévoux, Féraud) et du XIXe s. (Littré, Larousse); d'autre part, les liens hypertextuels avec d'autres sites comme celui que j'ai créé à l'occasion du colloque sur le thème "Connaissance et rayonnement du Dictionnaire de Trévoux (1704-1771)" contribuent eux-aussi à enrichir, outre la connaissance d'un auteur ou d'un ouvrage au prisme des reflets laissés au fil du temps, la maîtrise d'une discipline : par exemple, la confrontation de certains articles du Dictionnaire de Trévoux avec les articles correspondant des dictionnaires de la fin du XVIIe s. nous permet de retrouver non seulement la trame, la filiation des sources empruntées d'un dictionnaire à l'autre, mais aussi d'identifier les sources cachées d'un auteur en particulier etc... Un site concernant un même ensemble thématique comme notre site "Vocabulaire de la marine au XVIIe siècle" (encore en construction) apporte sur un corpus circonscrit, mais systématiquement étudié, des éléments de vérification ouvrant eux-même sur d'autres perspectives... Le processus d'intéraction entre sites est encore manifeste avec l'exemple d'un site orienté sur des textes littéraires comme celui du CRLV et de sites à orientation lexicographique (cf. les liens obligés entre le vocabulaire de la mer et la littérature des voyages du XVIe au XVIIIe s.).

    - en vertu de toute complémentarité hypertextuelle, on ne peut qu'évoquer ici les nombreuses possibilités d'ouvertures à la pluridisciplinarité, au sein d'un même site ou d'un site à l'autre : il va de soi que la pluridisciplinarité répond à l'ampleur et à la variété des domaines appréhendés, dont la complexité et la diversité des pôles d'intérêt ne pourrait, autrement, que risquer d'être occultée, par réductionisme ou individualisme ... : ainsi, par exemple, les liens entre bibliophilie et lexicographie ou grammaire pour la question délicate des retirages et des contrefaçons (cf. mes travaux dans les Actes du colloque Ménage puis dans les Actes du colloque Trévoux), entre littérature, grammaires et dictionnaires (cf. le site Académie et le site Ménage, et infra, l'exemple détaillé du site XIXe s.). On pourra souligner ici le fait que seul le support d'Internet permet de toucher un public vaste, outre-mer ou dans les pays d'orient pour les auteurs européens : indépendamment des difficultés et du coût de diffusion de l'imprimé, en Amérique du Nord comme en Amérique du sud, se pose de toute façon le problème de la diffusion des informations concernant une publication récente, faisant suite à un colloque, certes international, mais sans garantie que l'ensemble de la communauté scientifique soit au courant ... A la faveur de mes travaux sur le Dictionnaire de Trévoux et des documents de référence que j'ai pu mettre en ligne au fur et à mesure de ma recherche, je suis par exemple entrée en contact avec des bibliophiles de différents horizons, et même tout récemment, grâce au site Académie, avec une personne soucieuse de connaître mon avis sur une édition (simple retirage ou contrefaçon ? l'étude est en cours) du Dictionnaire de l'Académie ne figurant pas dans la liste officielle ...

    - les outils complémentaires de sources documentaires accessibles via Internet présentent un intérêt absolu dans le principe mais pas toujours dans la réalité, qu'il s'agisse de pouvoir consulter des fichiers de bibliothèques à distance ou d'avoir accès à des textes saisis en mode image, comme le propose le fameux site Gallica de la BNF : il va de soi que le mode image est moins satisfaisant pour le chercheur que le mode texte tel qu'il est offert par exemple par un site comme ARTFL, surtout lorsqu'on travaille sur des ouvrages anciens dont les images ne sont pas bonnes : ces images en effet sont la pure et simple récupération de microfiches elles-mêmes réalisées sur des exemplaires pas toujours identifiables, ce qui limite l'intérêt de la référence pour un scientifique connaissant la complexité des impressions et réimpressions partielles avec cartons - dont la conservation conduisait forcément à une lecture parfois difficile (papier jauni, mauvais contraste entre l'encre et le papier, taches d'humidité, taches d'encre ou trous de vers...). C'est le cas d'une bonne partie des dictionnaires anciens de langue française du site Gallica, quand on réussit à obtenir la connection ... quant à tenter d'imprimer un dictionnaire ou même quelques pages, il faut accepter de "prendre" son temps, au rythme de dix minutes environ par page imprimée depuis la Province, cette dernière opération nécessitant une patience dépassant la demi-journée sur le site même de la BNF...

    Sur le plan de la conception de la seule histoire de la langue, on comprend aisément combien la création de sites et la publication sur Internet combat toutes les idées erronées de standardisation abusivement retenue à des fins plus idéologiques que scientifiques et comment peut alors se reconstruire une vision plus honnête à la réalité historique des faits linguistiques et socio-culturels, les deux étant intimement liés.

2.2.2. Pluridisciplinarité et communauté humaine

- On l'aura déjà entrevu avec ce qui précède, la dynamique et l'émulation entre spécialistes de domaines différents ainsi créée, offre alors un univers de rencontres virtuelles ou effectives entre chercheurs,  susceptible de créer elle-même une nouvelle communauté de chercheurs, non pas réduite à des centres de recherches plus ou moins renfermés sur eux-mêmes, qu'ils soient institutionnels directement rattachés à un état ou dépendant d'une structure universitaire, mais ouverte au monde, non seulement sur le plan de la recherche internationale (cf. par exemple pour le programme Académie, les relations entretenues entre Lyon, Clermont-Ferrand, Toronto, Chicago, Montréal et Illinois; pour le site XIXe s. ...) mais sur le plan des communautés d'intérêts culturels (cf. par exemple, depuis la création du site Trévoux, les relations établies avec des conservateurs de bibliothèques, avec l'ENSSIB et des bibliophiles (à l'échelle individuelle ou de sociétés savantes comme celle de Santiago du Chili). D'autre part, pour la seule diffusion de la connaissance et du savoir en langue française, seul le support du www permet de transmettre à l'étranger, extra-européen (cf. la réalité de diffusion du livre ancien en Europe du XVIe au XVIIIe s.), via les éditions électroniques des textes eux-mêmes, des ouvrages qui resteraient inaccessibles à tout un public. On l'a déjà maintes fois souligné pour le Dictionnaire de l'Académie dont peu de bibliothèques peuvent se réjouir de conserver la collection complète, mais il en est de même pour bien d'autres dictionnaires appartenant à une série homogène; que dire des vastes corpus diachroniques, tel l'ensemble des dictionnaires relevant d'un même genre publiés sur plusieurs siècles différents.

    Toutes ces différentes possibilités d'ouverture sont donc bien un facteur d'enrichissement perpétuel du fait même des échanges d'informations, des confrontations, des discussions qui peuvent alors s'instaurer en temps réel ou dans un laps de temps réduit de telle façon que, contrairement au support électronique du cédérom, Internet permet l'actualisation permanente des pages web, au rythme de l'évolution de la recherche. Ce principe de réactualisation permanente est un facteur d'autant plus fascinant pour les chercheurs qu'il s'inscrit dans la relation d'échange et de critique de la communauté qui accepte de s'investir de cette façon.

2.3. L'exemple particulièrement significatif du site consacré au XIXe siècle, conçu par J.-Ph. Saint-Gérand

Plutôt que de développer une diversité d'exemples, je préfère, à titre d'illustration des quelques réflexions qui précèdent, et pour aller au-delà, laisser ici la parole à J.-Ph. Saint-Gérand qui a conçu le site consacré à la "langue française au XIXe siècle" dans son acception la plus large qui soit, site  installé sur le serveur de Toronto grâce à la précieuse et amicale collaboration de T. R. Wooldridge, cyberthécaire acceptant de pallier les déficiences techniques du système français, puisque, par exemple, l'installation de bases de données sous TACTweb nous est refusée dans nos universités actuelles de rattachement.

2.3.1. Préliminaires

Les réflexions de caractère général développées ici par Isabelle Turcan ne peuvent que susciter l’adhésion d’un modeste pourvoyeur et utilisateur des ressources de l’internet, et son désir d’intégrer quelques éléments supplémentaires à son analyse.
    Spécialiste classique d’une période de l’histoire culturelle française sur laquelle a longtemps plané le discrédit du XXe siècle, à savoir ce stupide XIXe siècle, rien ne me prédisposait à chercher dans l’internet une forme de solution aux problèmes épistémologiques, théoriques et pratiques que suscitait pour moi l’étude de l’objet "langue", entre d’une part l’histoire traditionnelle de la langue, et, d’autre part, une conception renouvelée des aspects systémiques du dit objet.

    Une langue du XIXe siècle d’ailleurs grandement dévalorisée par les jugements portés sur elle au XXe siècle, tant chez les historiens de la langue [F. Brunot], les grammairiens et linguistes [Damourette], que chez les littérateurs. Langages d’un siècle dévalué contre lequel — sans forcément en connaître très explicitement les limites ni les découpages arbitraires, sans nécessairement être aussi en mesure d’en discerner les seuils et d’en reconnaître les bornes — vitupérait un Léon Daudet, d’ailleurs totalement immergé en son continuum insensible.
    En effet, cette période riche en hauts faits esthétiques, philosophiques, politiques, scientifiques et autres encore, a vu une telle prolifération de la documentation écrite qu’il est impossible d’en étudier la configuration épistémique sans passer par le filtre de la langue et des langages. De là est donc née l’idée d’un site consacré à l’interface sémiologique grâce à laquelle sont rendues possibles les rétrospections explicatives de l’histoire.

    Bien sûr, les limites franco-françaises de l’internet, justement soulignées par Isabelle en termes de diffusion et d’accès, n’ont pas échappé aux instigateurs de ce site et ont probablement déterminé de manière plus ou moins consciente la conception globale sinon l’architecture de détail d’une telle construction documentaire. Mais, il faut souligner qu’en-deçà de la réalisation de ce site, les créateurs ont voulu — parmi la masse indéfinie des documents exploitables — permettre un accès plus aisé à un certain nombre de matériaux jugés essentiels pour une meilleure compréhension de cette période de l’histoire. Le point de vue des initiateurs de la démarche étant essentiellement linguistique, et même — à l’intérieur de ce secteur — plus particulièrement centré sur l’objet "dictionnaire" et la constitution de la lexicographie française, il était normal que l’ensemble du phénomène soit d’abord envisagé sous son aspect terminologique, nomothétique et encyclopédique. D’où l’intérêt initialement marqué pour les grandes entreprises poursuivies alors de l’Académie française ou mises en chantier par Bescherelle, Poitevin, Littré, Larousse. J’y reviendrai. Mais, au-delà de ces circonstances, c’est bien tout le champ des langages de l’époque qui était visé, comme en témoignent les éléments de l'argumentaire suivant.

2.3.2. Pourquoi avoir ainsi créé un site spécifique consacré à la langue française du XIXe siècle?

D’une part, la complexité et la diversité des aspects et des réalisations de l’objet "langue française" devraient susciter chez les linguistes, les sémiologues, les historiens, et les littéraires, des interrogations méthodologiques et théoriques.
    D’autre part, bien des occultations, des approximations, ou mécompréhensions, voire des détournements idéologiques ont entaché la pratique de cet objet et donné lieu à des erreurs dans nos interprétations rétrospectives de son inscription dans les textes de la littérature, de la philosophie, des sciences, des arts, du commerce, des techniques, du journalisme, etc. De sorte qu’il n’est guère facile de retrouver aujourd’hui l’ensemble des pièces de ce puzzle axiologique et idéologique.

    C'est en effet dans l'instant précis où la langue française devient le plus sûr garant et le plus grand dénominateur de l'identité d'une nation, en ces années même où la littérature – sous l'influence du politique – assure la cristallisation dans le langage de formes sémiologiques choisies et de pratiques esthétiques à valeur discriminante, que cet objet unificateur "langue" est institué en instrument extraordinairement efficace de sériation sociologique, et de sélection sociale, sous l’effet d’une dynamique et d’une énergie qui nous sont aujourd’hui totalement étrangères.

    Or, cette langue d’époque a souffert depuis longtemps de conditions de description et d'étude insuffisantes. Alors que la sémantique, science nouvelle de la signification, se mettait en place, et substituait à l'étymologie et à la lexicologie une façon plus historiquement rigoureuse de démêler les problèmes de sens, dans tous les témoignages subsistants des pratiques langagières de cette période, se laissaient percevoir des flottements de la valeur des signes, qui nous mettent aujourd'hui dans l'erreur, l'indécision ou le doute. Il était donc temps de revenir à une vue plus exacte des choses. Et pour cela, il était nécessaire de procéder à la constitution d'une documentation aussi diversifiée que possible et aisément interrogeable grâce aux nouvelles technologies de l'information. Ces témoignages, intrinsèquement analysés, puis articulés en co-relations extrinsèques, grâce à l'explicitation d'une théorie de l'histoire, ont semblé pouvoir fournir l'occasion d'une définition moins imparfaite des lignes de force qui définissent le système de la langue nationale, et des fissures ou des failles qu'y introduisent à chaque instant les discours de la pratique, et ceux des théorisations grammaticales, lexicographiques, poétiques, rhétoriques, philosophiques, ou didactiques de la langue.

    On peut alors penser que la communauté des chercheurs se penchant sur quelque aspect que ce soit des manifestations sémiologiques du XIXe siècle français, trouvera dans cet ensemble documentaire, quel que soit l'angle spécifique des observations, des conditions d'analyse clairement problématisables et fructueuses en raison même du caractère transversal de la documentation rassemblée.

    Ce dernier facteur ne peut être négligé, qui nous oblige, en quelque sorte, à tenir les deux bouts d'une chaîne dont une des extrémités est la pratique variée de la langue et l'autre, les multiples théorisations auxquelles cette pratique diversifiée est soumise; entre les deux : les maillons d'un continuum formel, auquel la langue – soit comme instrument, soit comme objet – confère une configuration spécifique grâce à laquelle la matière de langage se voit modelée, adaptée à des effets de sens et empreinte de valeurs. Il est désormais communément acquis que le XIXe siècle français se caractérise dans le domaine des langages et de la langue par l'apparition d'un mouvement d'involution métalinguistique, auquel les contemporains accorderont une extension jusqu'alors inconnue. Une histoire des pratiques de la langue – à travers les ouvrages normatifs et descriptifs, qui la régulent, et les documents, qui la mettent en usage, voire en oeuvre littéraire – ne peut donc guère s'écrire dès lors sans une méta-historiographie de la grammatisation de cette langue. Et, bien conscients des limites de la démarche et des imperfections inhérentes à son entreprise, car il ne saurait y avoir là d’objectivité, je me suis cependant résolu à proposer ces éléments parcellaires de rétrospection, dans l’idée que le travail devait être incessammant poursuivi. Ce à quoi, depuis, nous avons essayé de nous plier, T. Russon Wooldridge et moi-même, car un site internet qui ne se renouvelle pas régulièrement est un site mort ou condamné à périr.

2.3.3. Et pour qui alors?...

La notion de communauté des chercheurs est aujourd’hui tout à la fois rendue nécessaire par les facilités de communication et d’échange dont nous disposons, et banale par l’observation de ce que la multiplicité des connaissances ne peut plus faire l’objet d’une capitalisation individuelle, d’un " mirandolisme " qui — à  lui seul — constituerait le pic insensé des prétentions de l’homme à maîtriser l’ensemble du savoir et à dominer toute connaissance…

    Par la diversité des domaines sur lesquels la langue française a étendu son emprise au XIXe siècle sous la nappe de discours très spécifiques, par la multiplicité des secteurs qu'un chercheur contemporain est obligé de couvrir pour découvrir les tenants et les aboutissants, les implications et les conséquences de phénomènes, qui, bien souvent, à distance rétrospective, paraissent difficilement compréhensibles, par les transformations mêmes qui ont affecté les sous-systèmes constitutifs de l'objet, la langue française est ainsi devenue le lieu de passage obligé par lequel transitent toute interrogation, toute réflexion sur les formes d'expression sociales ou individuelles qui ont marqué et ponctué le déroulement et l'écoulement de ce temps.

    Et cet objet a marqué de son empreinte des domaines aussi divers que la littérature, les arts en général, aussi complexes que les techniques industrielles, ou agricoles, que les sciences elles-mêmes dans toute la diversité et l'étendue de leur empan : humaines, naturelles, exactes, etc. Au-dessus même de cet ensemble, une certaine philosophie générale, française, dont Simon Bouquet, par exemple, a montré naguère quel avait été l'impact effectif sur la réflexion de Saussure et de ses contemporains, s’est fait le témoin de l’importance du bien dire, bien penser, bien écrire.

    Il est alors normal que tous les chercheurs intéressés par cette période soient virtuellement visiteurs d’un site qui ne privilégie pas exclusivement la dimension littéraire et puissent trouver en ses pages des informations susceptibles de guider leurs travaux, ou des suggestions d'infléchissement de leur démarche interprétative.

    C'est dans ce dessein que les grammaires, les dictionnaires – et le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse figure bien ici au coeur du dispositif dictionnairique – tout comme les essais sur le langage, les poétiques, les manuels ou traités de style, les vade mecum rhétoriques, les ouvrages d'éloquence, voire les guides correctifs, en tant que soubassement obligé des grands édifices discursifs du siècle, portent témoignage d'usages qui constituent les seuls documents sur lesquels nous pouvons appuyer notre approche du passé.

Il importe donc de permettre un accès facilité à chacune de ces sources. Mais il importe peut-être encore plus que cet accès ne trahisse pas la nature et les valeurs des objets qu’il expose à l’attention du public des spécialistes et des amateurs. Car la facilité de " surfer " sur l’internet, et la démultiplication des liens de l’hypertoile ouvrent sur un infini virtuel de lecteurs potentiels dont il est impossible de préjuger les appétences et compétences. Et dont il faut, par conséquent, préserver l’intégrité au sens quasi moral du terme. Pour assurer cet objectif, il a donc fallu d’abord vérifier la fidélité à l’original des documents communiqués : il est plaisant de constater que les cacologies du XIXe siècle, si soucieuses de dénoncer les fautes de langue chez autrui sont souvent les plus abondantes pourvoyeuses d’erreurs ou d’approximations ! Il est non moins intéressant de préserver les imperfections dont souffrent de nombreux dictionnaires. Il est évidemment impossible de préjuger de ce que personne n'aura l'idée de se livrer à une étude exhaustive de ces erreurs.Il a fallu ensuite livrer avec ces documents des réflexions et des éléments annexes qui permettent à chaque visiteur de se construire sa propre représentation des phénomènes du langage.

    Au fur et à mesure du développement espéré de cet espace cybernétique, on a donc songé à ouvrir de nouvelles portes spécifiquement dédiées à des secteurs d'emploi particuliers de la langue du XIXe siècle : histoire et philologie, dialectologie, langue orale, fautes et mésusages, etc. Question d’autant plus cruciale que, pour la période qui nous retient ici, l’objet du verbe vit progressivement le déport de la science du langage, au principe cardinal de laquelle s’inscrivait une linguistique foncièrement anthropologique, vers les sciences du langage d’aujourd’hui. Or l’on sait que malheureusement, sous prétexte de rigueur et de scientificité, ces sciences noient en quelque sorte leur objet dans le bain dissolvant du cognitivisme ambiant et mettent désormais l’homme à l’écart du processus spécifique qui, seul, le constitue en sujet individué, responsable et énonciateur des richesses dont l’ensemble — que d’aucuns ne peuvent avoir ni l’ambition ni la prétention de posséder — constitue le "trésor" de la langue, au sens le plus satisfaisant du terme, s'entend.

2.3.4. Dans quelle intention donc ?...

Au-delà de l'intérêt strictement humain, que l'on peut percevoir chez l'individu particulier ou dans la communauté à laquelle il est agrégé, reste ainsi la question des buts affichés par le site.

    La diversité et la complexité des formes revêtues par les emplois de la langue du XIXe siècle, ainsi que la profusion des documents susceptibles d'être rassemblés sur le sujet en raison de l'extrême étendue du champ couvert par lui, constituent les raisons principales pour lesquelles ce site, initialement conçu comme un hypertexte des éditions du XIXe siècle du Dictionnaire de l'Académie française, a bien l'ambition plus large de constituer une sorte de thesaurus documentaire facilement exploitable. Cette exploitation, grâce à la mise en base de données sous TACTweb de ses matériaux constitutifs, est rendue accessible à tous les chercheurs de manière infiniment plus souple et plus économique que par quelque CDRom que ce soit, sous l’hypothèque d’une généralisation de l’internet et d’une facilité plus grande de son accès et de ses emplois dans le cadre français. Que ce soit au domicile privé de chacun, ou dans les cadres institutionnels de l’éducation nationale, à l’école primaire (utopie ?), au collège (utopie ?), au lycée ou à l’université. Thesaurus certes imparfait, et limité dans ses premières étapes, mais thesaurus qui permet déjà d’entrer en contact direct avec:
 

  1. Des informations sur les ouvrages techniques de langue : dictionnaires, grammaires, rhétoriques, essais sur le langage, poétiques, rhétoriques, sous forme de bibliographies descriptives ou non, spécialisées ou non, etc., et d'envergures chroniques différentes.
  2. Des informations biographiques, également, sur les principaux acteurs intervenus dans le champ du développement des études sur le langage au cours de cette période. Rubrique qui ne demande qu'à être développée et enrichie par l'adjonction d'autres secteurs et d'autres acteurs.
  3. Une documentation complémentaire, soit sous forme d'articles traitant d'un point particulier, dans une perspective souvent monographique; soit de développements plus étendus proposant des synthèses, comme il en est d'une présentation extensive de l'histoire de la langue française au XIXe siècle à travers quelques-uns de ses aspects les plus représentatifs.
  4. En extension de la Base Échantillon des Dictionnaires de l'Académie française au coeur du site Académie constitué par T. Russon Wooldridge et Isabelle Turcan, ainsi que des versions intégrales des éditions de 1798, 1835, et 1878, interrogeables électroniquement sur le serveur d'ARTFL à Chicago, le Dictionnaire des Onomatopées de Charles Nodier, dans l'édition originale de 1808. D'autres projets sont en cours de réalisation.
  5. Enfin, le projet le plus ambitieux, signalé dans une présentation spécifique de son programme prévisionnel de réalisation, est celui de l'informatisation complète du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Les raisons qui poussent à cette réalisation, absolument nécessaire à bien des égards pour tout dix-neuviémiste, tiennent évidemment à la nature de l'ouvrage lequel s'étend de manière déjà quasi-réticulaire sur l'ensemble des activités du XIXe siècle et des siècles passés. Il y a donc là un microcosme qui est l'image du macrocosme à l'intérieur duquel se déplacent de nos jours quantité de chercheurs relevant de champs disciplinaires, de pratiques et d'enjeux différents. Mais, pour des linguisticiens, les raisons tiennent au moins également au défi que représente la tabularisation exhaustive d'une masse de données dont la complexité constitue une gageure pour qui veut en hiérarchiser les constituants. Dictionnaire de langue, mais aussi dictionnaire encyclopédique et dictionnaire illustré, cet ouvrage représente le cas probablement le plus complexe d'un objet sémiologique à numériser. L'informatisation bien conduite de cet ouvrage fera donc nécessairement avancer la recherche dans le domaine des relations entre sémantique lexicale et sémantique référentielle; elle fera identiquement progresser nos connaissances dans le secteur des théories de la construction du sens. Et ce programme conjuguera ainsi un objectif pratique, et une portée méthodologique à un intérêt proprement heuristique. Il provoquera, convoquera et rendra absolument nécessaire la communauté des chercheurs dix-neuviémistes précédemment invoquée.
Cette informatisation d'ouvrages lexicographiques sous TACTweb voit son utilité confortée dans les mêmes conditions par l'électronisation totale — que l’on souhaite — d'ouvrages de grammaires, de rhétorique, de linguistique historique ou comparée, et d'essais sur le langage, qui apporteront un éclairage autre sur la nature et le fonctionnement de l'objet langue, ainsi que sur les réflexions et réfractions idéologiques qu'il suscite à l'époque.

 Enfin, pour donner sens au contenu du syntagme "Langue du XIXe siècle", il a semblé opportun d'agrémenter ce site d'illustrations picturales, auxquelles nous joignons désormais des illustrations musicales. En effet, dans la rétrospection historique qui permet d'isoler un certain XIXe siècle sur le fond du déroulement des années et des siècles, les bornes et les seuils qui mènent à la reconnaissance de cette singularité du siècle qui fut le premier à se nommer en tant que tel, ces marques démarcatives sont souvent reflétées avec plus de force et d'efficacité par les arts de la vision et de l'audition que par ceux de l'écriture.

    Les extraits musicaux présentés aux visiteurs de ce site n’ont donc d’autre but que de mettre en correspondance ce passage insensible d’un temps que nous jugeons représentatif du dix-neuvième siècle français avec les représentations picturales et les témoignages lexicologiques, grammaticaux, lexicographiques, et plus généralement linguistiques, réunis dans la documentation générale. Ce laps — arbitrairement défini en fonction de représentations propres aux concepteurs du site — sera d’autant mieux perçu par les visiteurs que ses frontières chronologiques immuables seront remplacées par des seuils à l’intérieur desquels, par le travail de la musique et de la peinture, apparaissent plus nettement les transformations des esthétiques et des axiologies idéologiques concomitantes de cet écoulement. De Gossec à Ravel, comme de Gérard à Seurat, ce sont moins peut-être les années objectives qui comptent qu’un renversement fondamental des valeurs du langage, des langages, et de la langue ; une révolution qui s’atteste, au sens propre, dans les discours qu’il suscite et provoque. Et c’est bien là que l’internet permet de magnifier l’hypertexte des relations en une polyphonie des sémiologies dans laquelle chaque medium de communication humaine définit sa propre voie en étant à l’écoute des voix des autres.

    Ces extraits dénotent certainement une grande partialité de goûts, que leur "électeur", concepteur du site assume et revendique en toute indépendance de jugement. Compositeurs français, avec toutes les variantes de signification que peut assumer ce prédicat ; beaucoup plus de musique de chambre ou instrumentale que de musique vocale, d’opéra ou d’orchestre, quoique le XIXe siècle — déjà siècle des dictionnaires — ait été aussi le siècle de la mélodie française ; à l’exception de pièces connues de Chopin et de Liszt, plutôt des musiques reléguées dans l’ombre. Dans tous les cas, que ce soit l’Alméh de Félicien David, ou la Chanson de la Folle au bord de la mer d’Alkan, que l’on pourra mettre en relation avec le tableau de Puvis de Chavanne, voire l’Air Savoyard de Vieuxtemps contemporain du rattachement de la province à la France, l’objectif reste de suggérer des rapprochements, des correspondances, et de tenter de réunir les manifestations du langage du temps dans le prisme que rêvait Alfred de Vigny, en 1824:

    En ce sens, dans l’instant où un Louis-Sébastien Mercier opposait si pertinemment en langue peindre au sens d’"écrire" et peinturer au sens d’"imiter platement la réalité de la nature", donner à voir le parcours qui mène de Géricault à Pissaro, ou à percevoir celui qui nous fait passer de Jadin, Grétry ou Gossec à Fauré, Magnard, Debussy ou Dukas, peut faire naître une intelligence et une compréhension de la translation des systèmes de valeur éthique et esthétique du siècle, à l'intérieur desquelles – en ce siècle de correspondances absolues – les déplacements de l'épistémologie de nos disciplines trouvent plus facilement leur signification.

    Nous ne prétendrons pas avoir échappé aux écueils du modernisme technologique qui aveugle trop souvent les regards critiques et assourdit les discours soucieux de problématique, mais nous espérons seulement avoir contribué et contribuer encore à permettre un accès intelligent à une matière dont la connaissance et la possession ne peuvent demeurer le fait des hasards de la disponibilité en bibliothèque ou de la simple conservation matérielle de documents hautement périssables sous leur forme originelle, ou encore être la proie facile de cédéroms réducteurs à visées purement commerciales.
    La dernière page du Monde des Livres de ce vendredi 28 avril 2000 fait référence au rachat par les prestigieuses éditions Gallimard de Bibliopolis, et de leur volonté de diffuser des cédéroms ainsi que de s'introduire sur l'internet pour promouvoir leurs auteurs et la littérature de création, ainsi que celle liée aux développements contemporains des sciences humaines. Profitant de l'occasion, les journalistes font également allusion à d'autres éditeurs ayant aussi  l'ambition d'occuper le marché des textes électronisés. Grande, et même terrassante, ne peut-être que la surprise du lecteur, lorsqu'il constate, après avoir lu cette page, que rien n'est dit sur la nature et les contenus de ce qui sera ainsi diffusé commercialement, et que l'information transmise par Le Monde ne touche fondamentalement qu'aux aspects financiers de l'entreprise : rachats, politique d'investissement, parts de marché, etc....

En guise de conclusion

L'exemple précédent peut servir à amorcer une très brève conclusion. Il convient certainement de mettre en garde les lecteurs contemporains, et notamment les nouveaux lecteurs, les adolescents et les étudiants qui semblent redécouvrir les nouvelles Indes, mais aussi nombre de nos congénères éblouis par le miroir aux alouettes informatique, contre les dangers d'une électronisation aveugle et bête, qui, tout en risquant de dénaturer la perception des oeuvres, tend à placer le consultant dans la position d'un panurge moutonnier dépourvu d'intelligence, de sens critique et de savoir,  au seul nom du prétendu respect paradoxal de sa liberté.

    On opposera donc toujours deux conceptions radicalement différentes de l'édition électronique des textes fondateurs de la culture et de la connaissance française : l'édition scientifique fondée sur une méthodologie clairement réfléchie et explicitée, respectueuse des exigences des consultants, chercheurs ou non, d'une part, et, d'autre part, l'édition marchande simpliste, capable parfois de produire de beaux objets esthétiques, à l'ergonomie sophistiquée pour le plaisir, mais risquant de mépriser  au bout du compte les consommateurs-consultants, chercheurs ou non en ne leur offrant que des sous-produits à l'instar d'une pseudo-culture ou sous-production culturelle.

    Et, même au-delà, puisque la présente manifestation se déroule à Toronto, pourquoi, dans le contexte plus général d'accès à la connaissance,  ne pas rappeler le très beau cédérom consacré à Glenn Gould, par les éditions Syrinx, qui, en tant qu'objet de consommation pour le plaisir est attrayant, mais dont le contenu informatif ne peut se renouveler malgré la diversité des parcours proposés et souffre au surplus d'une complexité ergonomique qui décourage très vite son lecteur... Nous avons là, bien dommageablement, une parfaite illustration du meilleur et du pire que peuvent offrir l'informatisation de données et  la composition d'objets textuels ou multimedia électronisés.

    Il importe en conséquence que, face à ces nouveaux supports et media de transmission de l'information, soit préservée la liberté d'une recherche authentique face à la prétendue liberté du consommateur du WWW, que chacun traduira à sa guise, comme nous le suggérions plus haut comme le réseau mondial de la culture ou le monde sauvage en réseau!...