Patrick Altman

Un nouveau modèle économique pour l'édition électronique


Liminaire : "Liberté Egalité Textualité"

"L'exception culturelle est morte ". Jean-Marie Messier en a décidé ainsi et les moulinets incantatoires pour la restaurer n'auront d'issue que dans un affrontement cuturel et politique majeur avec les Etats-Unis. En a-t-on suffisamment le désir pour en prendre réellement les moyens.

Il est toutefois un domaine, culturel par essence, dont on parle bien peu, c'est celui du texte. C'est très probablement son chiffre d'affaires qui le relègue à un état aussi médiatiquement négligeable. Le marché français de l'édition, tous types de livres confondus est de l'ordre de 2,3 milliards d'euros par an quand le chiffre d'affaires du premier semestre 2001 du seul Vivendi Unversal est de 26,4 milliards d'euros. Rappelons que Larousse, Bordas, Dalloz, La Découverte, Pocket, Nathan et d'autres sont aujourd'hui des marques Vivendi Universal.

Pourtant dans un article publié dans " Le Monde " daté du 8 janvier 2002, intitulé " Faire vivre l'exception culturelle ", Henri Weber écrit dans ses premières lignes " ...Sans avoir lu Gramsci... ". Lu, le terme vibre aussi fort que sa valeur économique est faible ! Lu, pas vu ni entendu ! Lu, avec des moyens aussi simples que des caractères typographiques, ces puissances qui forment des mots et fomentent les révolutions.

Tant d'articles sur " l'exception culturelle " et si peu sur ce qui fonde en grande partie la culture depuis des millénaires : l'écrit, ses moyens de production et de diffusion et ceux et celles qui le crée.

L'écrit qui devient du " contenu " dans le grand pot de confiture des groupes de communication. Le texte et sa compréhension dont l'OCDE fait un critère d'évaluation des systèmes éducatifs. Le texte dont le traitement électronique a fait exploser le marché des micro-ordinateurs et demeure un des premiers usage de la micro-informatique. Le mot dont le rapport entre la puissance d'évocation et l'économie des moyens pour le produire et le diffuser écrase tous les autres médias. Qu'on en juge par ces deux vers de Victor Hugo d'une brûlante actualité : " Auncun peuple ne tolère qu'un autre vive à côté - Et l'on souffle la colère dans notre imbécillité ". Traduit en bits, en bande passante, en " contenu ", ces mots ne réprésentent rien. Parce qu'à l'aune de la puissance des technologies de l'information et des réseaux, le texte n'est rien, il devient le média par excellence qui peut s'opposer au modèle de développement des grands groupes de communication dont la force semble irrépressible.

Osons un autre modèle qui repose sur une logique qui exploite les moyens informatiques et les réseaux pour des besoins moins Universal et plus universels. Un modèle qui prend le contrepied des préoccupations audiovisuelles pour redonner au texte une place que les seules considérations financières font oublier.

1) Constat et modèles en cours pour l'édition électronique.

Toutes les enquêtes le confirment, le public n'a pas l'intention de payer pour récupérer des fichiers qu'il peut obtenir par d'autres moyens. Les faits sont éloquents dans le monde de la musique, les émules de Napster se taillent une audience encore plus large que leur modèle.

L'univers du texte imprimé reste moins touché par le phénomène de copiage massif pour un certain nombre de raisons :

1) Les écrits ne sont pas massivement fournis sur support numérique depuis 20 ans, comme peut l'être le son grâce aux CD audio. La numérisation de textes imprimés dans des livres est encore longue et de médiocre qualité (le taux d'erreur des logiciels de reconnaissance de caractères n'épargne pas une relecture humaine). Son coût est donc élevé comparé aux coûts quasiment nuls pour numériser du son.

2) Le son bénéficie (ou pâtit) également depuis longtemps d'une habitude de récupération sur des machines portables popularisées par le Walkman de Sony.

3) Les relations entre le lecteur et le texte sont infiniment plus sensibles au support utilisé pour sa restitution que le son. Le son est indifférent à la source d'émission, les conditions d'écoute peuvent être les mêmes qu'il s'agisse d'une chaine hifi, d'un balladeur, ou d'un poste de radio. Alors que le texte, par son caractère visuel et requiérant une attention soutenue sera perçu différemment selon la taille des caractères, le mode d'impression, si on tient le support dans la main ou pas (comme lorsqu'on est devant un micro-ordinateur, etc.), la résolution de l'écran utilisé (s'il s'agit d'une tablette électronique), son poids et l'ergonomie générale du logiciel de restitution utilisé par cette tablette.

Face à cette situation, les éditeurs s'intéressant à la diffusion des oeuvres textuelles sous forme électronique font état d'une inquiétude majeure qu'ils appellent : " la napsterisation ". Ils s'accrochent tous à l'idée de permettre le téléchargement des oeuvres numérisées en utilisant des systèmes de verrouillage des fichiers plus sophistiqués les uns que les autres. Le " nec plus ultra " étant proposé aujourd'hui par Cytale.

Le Cybook n'autorise en effet à l'utilisateur qu'une connexion sur le site de Cytale qui téléchargera les oeuvres moyennant un prix fixé par l'éditeur. Le Cybook n'est pas connectable à un autre ordinateur afin d'assurer à l'éditeur une totale incapacité pour l'utilisateur de faire une copie de l'œuvre. Conséquence, un utilisateur du Cybook n'aura pas non plus la possibilité de charger dans sa machine ses propres documents, l'obligeant ainsi à se doter d'une toute autre machine s'il veut lire sa propre production sans imprimer de papier. Pour les mêmes raisons, le Cybook ne peut pas non plus se connecter à un autre Cybook et assurer un transfert de fichier. En terme d'usage cela se traduit par une curieuse situation où l'on observera qu'un couple disposant de deux machines ne pourra partager ses lectures qu'à la condition de payer le téléchargement des mêmes oeuvres pour chaque machine, ou à devoir s'échanger les machines empéchant accès aux oeuvres que chacun voulait lire personnellement. Le prix payé pour le téléchargement s'apparente bien plus à une redevance qu'à un achat, le fichier récupéré n'autorisant qu'une simple lecture, l'utilisateur n'a la jouissance d'aucune propriété, qu'elle soit matérielle ou immatérielle. Ce modèle est également celui qui est suivi par Gemstar-Thomson multimedia.

La polémique récente autour du droit de prêt en bibliothèque s'articule par évidence avec cette prise de position nouvelle pour l'univers du livre : il faudrait payer, ne serait-ce que pour voir ! La fluidité de circulation de l'œuvre électronique rendrait les éditeurs (et parfois les auteurs) plus exigents encore sur les revenus qu'ils en attendent.

2) L'édition actuelle par rapport à la valeur d'une oeuvre

L'édition de livres physiques obéit à une logique qui n'a que peut variée depuis sa description par Diderot dans sa "lettre sur le commerce des livres".

La cristallisation de l'œuvre dans un objet en papier dont les siècles ont consolidés l'industriallisation a totalement confondu la rémunération de l'auteur avec celle de l'éditeur. La valeur de l'œuvre n'est jamais donnée puisque l'auteur est rémunéré en pourcentage du prix du livre, et le prix d'un livre est fonction de la somme des coûts engendrés pour le produire le fabriquer et le distribuer. Ce qu'on appelle " les droits d'auteurs " s'assimilent en fait bien davantage à des commissions sur vente, une rétribution sur la valeur ajoutée à un objet qui ne contiendrait que des pages blanches. Sans quoi ses droits devraient être fixés, non pas en pourcentage du prix du livre mais selon une somme fixe par objet quel que soit le prix de vente de cet objet. S'il en était ainsi il n'y aurait aucune raison pour que les droits versés sur un livre de poche soient en moyenne le quart d'un livre en première édition. Ou bien faudrait il considérer qu'une œuvre est quatre fois moins intéressante quand elle est lue dans un livre au format de poche.

Acheter un livre c'est économiquement acquérir un objet comme tout autre objet industriel et non accéder à une œuvre en rétribuant un auteur.

Personne n'a jamais réclamé un reversement de droits pour le commerce des livres d'occasion, nouvelle preuve que les droits s'attachent à l'objet vendu par l'éditeur, et non à l'œuvre elle même. Pas un commerçant n'a jamais demandé la possibilité de toucher un revenu sur un bien qu'il a déjà vendu et revendu par d'autres. Pourtant la vente multiple d'un même livre dans le circuit de l'occasion s'apparente à une duplication virtuelle comme pour une bibliothèque, le prêt du même livre à plusieurs lecteurs.

Il y a donc bien un modèle économique spécifique et non universel à l'édition d'oeuvres par l'intermédiaire d'objets en papier. Vouloir reproduire ce modèle dans un univers dont les modalités de production, de diffusion et de reproduction sont radicalement différentes ne peut qu'aboutir à la mise en place d'usages surréalistes voire dangereux.

3) Un nouveau modèle économique

Editer c'est toujours mettre en relation une oeuvre et un public, mais éditer électroniquement c'est s'affranchir de la production d'objets physiques et de lourdes structures de distribution. La distribution électronique via les réseaux comme Internet n'a pratiquement pas de coûts variables. C'est à dire que la vente des fichiers à contrario des livres en papier n'est plus une nécessité pour assurer un équilibre économique dès lors que l'offre éditoriale existe. Les couts sont ceux du premier téléchargement, le deuxième s'effectue déjà à coût quasiment nul.

Il en résulte que les besoins de l'édition électonique peuvent se résumer à trois éléments :

1) Disposer d'une structure éditoriale
2) Disposer de moyens informatiques et humains pour la mise en forme et la distribution de fichiers par les réseaux
3) Disposer de ressources financières pour rétribuer les auteurs.

Avec la dématérialisation de l'œuvre, la question de la rémunération des auteurs constitue la pierre d'achoppement de l'équation de l'édition électronique.

Avec l'oeuvre numérique distribuée par les réseaux et donc sans support de stockage (disquette, CD ROM ou autre type de mémoire électronique), les éléments constituants l'essentiel du prix d'un livre disparaissent. Dès lors, la valeur d'une oeuvre doit bien davantage se définir par rapport à elle-même.

C'est l'acte de création qui doit être pris en considération et non ses multiples représentations électroniques. Comment estimer la rémunération d'un auteur pour prix de divulgation de son oeuvre? Il semble que c'est à l'auteur que doit revenir le pouvoir de fixer la rémunération de son travail comme le font les sculpteurs ou les peintres sans se préoccuper du nombre de regards qui se poseront sur leur oeuvre.

L'auteur ne cèderait plus un droit permettant la commercialisation d'objets mais un droit de divulgation pour une période dont le terme pourrait être déterminé par avance avec possibilité de renégocier ce droit en fin de période.

Il devient alors possible d'imaginer un modèle économique éditorial alternatif qui ne repose plus sur une structure capitaliste classique, mais sur des concepts associatifs et contributifs.

Les ressources ne proviendraient pas d'un capital social privé associé à une activité commerciale, mais de cotisations versées par des entités aussi différentes que les entreprises, les particuliers, les collectivités locales, les bibliothèques, d'autres associations ou structures internationales comme l'UNESCO... Les lecteurs seraient invités à pourvoir aux ressources sous forme de dons (dont une partie, selon les statuts de l'association, pourrait être défiscalisée). C'est un collectif d'initiatives qui contibuerait à la création, et assurerait la rémunération des auteurs.

C'est aussi toute la collectivité des lecteurs qui bénéficierait de la mise à disposition d'oeuvres ciruclant librement dont la vocation serait d'accroitre un patrimoine culturel contemporain et classique de qualité.

L'association aurait toute lattitude pour négocier auprès des éditeurs traditionnels la cession de droits dérivés pour une future édition papier. Cette cession de droits profiterait aussi largement à l'auteur.

Ce modèle aurait l'avantage de proposer une offre gratuite pour le lecteur et rendrait sans objet la protection des fichiers au moment du téléchargement. Corollaire non négligeable pour le respect de la vie privée : l'anonymat du lecteur pourrait être totale.

En échange de leurs contributions, les cotisants importants auraient le droit de proposer sur leur site le téléchargement d'ouvrages publiés par l'association. On peut penser aux bibliothèques par exemple.

4) Un vrai modèle économique, et non de la philanthropie

Losqu'on parle de " gratuit " (modèle où les recettes publicitaires sont suffisantes pour assurer l'activité de l'entreprise), il s'agit bien souvent d'un modèle payant indirect.

Les montants dépensés par les annonceurs dans la publicité se retrouvent inévitablement dans les coûts de production et contribuent au renchérissement du prix final des produits. Un service public gratuit est lui-même financé par la contribution générale et donc indirectement payé.

Il s'agit dans les deux cas d'une opération de transfert. Seules les modalités de paiement initiales peuvent être plus ou moins justes selon le degré d'équité fiscal dans le cas d'un service public.

Pour une activité de coûts fixes à seuil d'entrée relativement bas comme la la publication électronique de textes, le modèle contributif peut-être tout à fait opératoire.

Il ne dépend que du degré d'engagement et de la prise de conscience de l'acte de service public qu'il représente pour collecter les moyens nécessaires à son développement. Face à Universal, c'est l'universel qui doit se dresser. Ne lit on pas suffisamment, ne dit on pas abondamment que : " la culture n'est pas une marchandise comme les autres " ? Est-elle même nécessairement une marchandise ?

Parce-que les outils dont nous disposons aujourd'hui (réseaux, machines électroniques et informatiques) permettent de réaliser ce qui était inimaginable il y a quelques décennies, nous devons saisir l'opportunité de développer ce modèle qui doit se poser en pleine conscience en contradiction avec les systèmes protectionnistes relevant d'un autre âge :

1) Le système de la rente, pilier de l'ancien régime pré-industriel sur lequel repose le principe des droits d'auteurs actuels, système foncièrement lié à la production d'objets matériels.

2) Un système censitaire (par le biais des téléchargements ou des abonnements payants verrouillés) qui prive les quatre cinquièmes de l'humanité de l'accès à tant de productions textuelles.

3) Un système corporatiste qui garde ses secrets de fabrication par le cryptage quand l'intérêt général commande une large diffusion de la culture.

Nous avançons dans un âge dont les piliers économiques les plus puissants se servent d'arguments comme ceux de " la diversité culturelle " pour assoir davantage leur emprise sur l'exploitation de la production intellectuelle. Jean-Marie Messier sera votre éditeur s'il peut s'assurer de l'exclusivité des droits sur votre prose, fut-elle une violente diatribe contre la concentration mondiale des entreprises de communication. Mais qu'un auteur mette en ligne un texte qui pourra circuler librement dans le monde entier et il s'écriera à la mort annoncée de la culture de qualité.

En fonction des domaines culturels, des sensibilités, plusieurs srtuctures fonctionnant sur un mode contributif pourront coexister. C'est bien la richesse produite dans les activités du monde matériel qui financera l'accès aux textes dont on aura pour longtemps du mal à estimer la valeur intrinsèque.

5) Vers un " motus Vivendi "

Il s'agit d'offrir au public une autre logique que celle de la concentration à outrance qui s'opère. La consommation de produits intellectuels délivrés par les réseaux se traduit nécessairement par une consommation séquentielle dont le temps constitue les bornes indépassables. Il est difficile de lire et regarder la télévision au même instant ou jouer à deux jeux vidéos simultanément. La consommation de bien immatériels n'engendrera pas facilement de stocks pas comme des médicaments dans une armoire ou des livres dans une bibliothèque. Ces groupes doivent donc agir comme des prédateurs de temps et mesureront leurs revenus selon une nouvelle unité qui sera celle du chiffre d'affaires par unité de temps, non pas du temps de connexion, mais du temps absolu, le temps que l'utilisateur passera par jour à consommer leurs produits. Vivendi a d'ailleurs déjà fait paraître une publicité pour louer sa capacité à retenir des joueurs en ligne deux heures par jour. La création d'un portail regroupant tout ce que Vivendi Universal peut offrir aujourd'hui participe de cette logique.

6) Le chainon manquant

Nous disposons déjà de tous les outils de production et de diffusion, reste le dernier maillon de la chaîne à forger : le terminal de lecture.

Aucune machine existant à ce jour n'a les caractères requis pour devenir le support idéal pour un usage massif. Les machines de type Palm ou Pocket PC ont un écran trop petits, le Cybook est lourd et bien trop honéreux, de même que la machine développée par Gemstar-Thomson multimedia.

Les caractéristiques principales de cette machine pourrait être les suivantes :

* Une autonomie très importante. Celle-ci pourrait être assurée par les écrans à cristaux liquides dits " bi-stable ", c'est à dire des écrans ne nécessitant pas de consommation d'énergie une fois l'affichage obtenu. La batterie n'étant sollicitée qu'au changement de page dans le cas de la lecture. Cette caractéristique sera celle aussi de la technologie développée par E-ink, la société qui a développé ce qu'on a appelé le " papier électronique ".
* Un poids n'excédant pas 300 grammes pour une surface d'écran proche du demi-format A4.
* Un système simple de récupération de fichiers depuis un ordianteur et permettant d'emporter aussi bien des textes déjà publiés que ses documents personnels.
* Un prix de détail n'excédant pas 100 euros

Un écran restituant la couleur n'est pas nécessaire pour afficher du texte. Des prototypes regroupant ces éléments sont déjà en cours d'élaboration (1).


L'alliance de l'abondance de textes de qualités librement disponibles et d'une machine bon marché pourrait redonner au texte une puissance qu'ont éclipsée les productions audio-visuelles.

Des centaines de millions de personnes n'ont pas les moyens d'acheter plusieurs livres dans l'année. Seule l'économie du texte électronique reposant sur un modèle contributif d'édition peut satisfaire ces besoins. Le développement de réseau haut débit reliés à Internet et indépendants des grands opérateurs de telecom est une carte supplémentaire pour l'acheminement de fichiers à moindre coût.

La question est autant politique qu'économique. Qui détiendra demain les clefs de la culture véhiculée par le texte ? S'il s'agit une poignée d'entreprises mondiales, la pompe est déjà amorcée. Si les responsables politiques et institutionnels, les auteurs et le public estiment qu'il s'agit d'un enjeu trop important pour leur laisser ce pouvoir, il n'est que temps d'examiner rapidement la mise en œuvre concrête de ces propositions.


(1) voir par exemple @folio, "le livre du web" développé par Pierre Schweitzer et son équipe de l'École d'architecture de Strabourg.

P. Altman,
Paris, 08 janvier 2002


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