Pourquoi une bibliothèque municipale s'engage-t-elle dans un programme de numérisation ? quels peuvent être les objectifs d'un tel programme et les difficultés que rencontre sa mise en oeuvre ? Quelle valeur ajoutée peut-il apporter aux étudiants et aux chercheurs ?
Telles sont les questions auxquelles j'essaierai de répondre à partir de l'exemple de la Médiathèque de l'Agglomération troyenne.
1.- Un contexte favorable à l'établissement d'un programme de numérisation
Certains d'entre vous devez connaître, du moins de réputation, la richesse du fonds patrimonial de la Médiathèque de l'Agglomération troyenne. Héritière, notamment, de la bibliothèque de l'abbaye de Clairvaux, elle conserve l'une des collections les plus prestigieuses et les plus variées des bibliothèques de province : 1700 manuscrits médiévaux (comprenant, outre le fonds de Clairvaux, la bibliothèque personnelle du comte de Champagne Henri Ier le Libéral et de son épouse Marie, les protecteurs de Chrétien de Troyes), 700 incunables, 2500 livrets de colportage de la Bibliothèque bleue et, au total, environ 150.000 ouvrages ou périodiques antérieurs à 1900.
La décision, prise en 1997, de construire à Troyes une BMVR [Bibliothèque Municipale à Vocation régionale] - dont les architectes sont ceux de la Médiathèque de Lisieux, Pierre Du Besset et Dominique Lyon - a joué le rôle de déclencheur sur de nombreux plans. Elle a permis d'engager un vaste programme d'acquisitions contemporaines, de mettre en place un contrat Ville-Lecture et un Espace Culture Multimédia, de renforcer significativement les équipes (de 30 à 85 employés pour l'ensemble du réseau) et, en ce qui concerne directement notre colloque, de compléter le programme de conversion rétrospective de la BnF (qui s'arrêtait en 1811) par une opération similaire pour les fonds du XIXe et du XXe siècles (l'ensemble du catalogue est aujourd'hui informatisé et accessible sur Internet), d'informatiser la bibliothèque et de réaliser un programme de remise en état physique des fonds patrimoniaux (dépoussiérage, reliure, restauration, classement...)
C'est dans ce contexte de réveil général de la Bibliothèque que la DRAC [Direction Régionale des Affaires Culturelles] nous a proposé de nous inscrire, avec les Archives départementales de l'Aube, dans le programme national de numérisation du Ministère de la Culture. Je reviendrai sur cette opération, qui a concerné les manuscrits de Clairvaux, mais je veux souligner dès maintenant le rôle incitateur qu'a joué l'Etat : c'est grâce à ce précédent que j'ai pu obtenir l'inscription au budget d'un programme annuel de numérisation (à hauteur de 15.000 /an), et que la numérisation du patrimoine écrit a été inscrite au contrat de plan Etat-Région - ce qui a favorisé son intégration dans le projet de Base Bibliographique Régionale porté par la BMVR de Châlons.
2.- Objectifs et déroulement du programme
D'emblée, il a été posé comme principe que le programme de numérisation de la Médiathèque de l'Agglomération troyenne avait pour objectif la diffusion du patrimoine auprès du public le plus large, sur place ou à distance. Les moyens de cette diffusion peuvent donc être des bornes intéractives (dans le parcours touristique de la médiathèque) ou des postes multimédia (à l'ECM), mais aussi des CD-rom ou DVD édités, et bien sûr le site web de la médiathèque (www.bm-troyes.fr). La constitution d'un fonds de substitution, qui évite de communiquer les documents fragiles, est donc un effet induit de ce programme, non un objectif.
Le programme a déjà connu plusieurs étapes. Il serait illusoire de penser qu'elles ont obéi à une réelle logique : nous avons dû saisir des opportunités, mais aussi nous adapter à la réalité des fonds. Il aurait été par exemple souhaitable d'engager rapidement la numérisation de l'iconographie locale, très demandée par les chercheurs et par certains partenaires institutionnels (ABF, secteur sauvegardé de la Ville). Mais les documents étaient dispersés dans les fonds, très mal identifiés, et un repérage préalable en collaboration avec les Archives et le Musée est indispensable... il a donc fallu privilégier d'autres ensembles documentaires, plus faciles à traiter rapidement.
C'est à l'initiative du Ministère de la Culture que nous avons engagé la numérisation des miniatures de Clairvaux, en 1998, en lien avec les Archives départementales de l'Aube, qui de leur côté traitaient les chartes et les sceaux. Le corpus représente plus de 6000 images - pleines pages et miniatures seules -, qui furent livrées début 2000 par le prestataire, Jouve. Outre les miniatures des manuscrits conservés à Troyes, il inclut une vingtaine de volumes conservés depuis la Révolution à la Bibliothèque nationale de France et à l'Arsenal - mais malheureusement pas les exemplaires de la Bibliothèque interuniversitaire de Montpellier.
En 1999, nous avons numérisé les autres enluminures médiévales (provenant notamment de l'abbaye de Montiéramey et de la bibliothèque des comtes de Champagne), ainsi que 1800 pages de titre de livrets de colportage de la Bibliothèque bleue. Le programme s'est poursuivi en 2000 par la numérisation directe intégrale, en mode image, d'un corpus représentatif de 200 livrets de la Bibliothèque bleue, et par celled'un fonds de 800 photos anciennes de Troyes. C'est à la même époque que nous avons conclu un partenariat avec Phénix éditions, dans le but d'offrir un nouveau service de reproduction de livres à la demande : il nous permet notamment de récupérer les fichiers numériques des ouvrages reproduits.
Les prochaines étapes concernent la numérisation en 3 dimensions de notre collection de 800 bois gravé originaux, qui ont servi à illustrer les livrets de la Bibliothèque bleue, la numérisation des microfilms des manuscrits de Clairvaux (en lien avec l'IRHT et les bibliothèques de Reims et Châlons-en-Champagne), enfin la numérisation de l'iconographie troyenne (gravures, cartes, plans, cartes postales).
Toutes ces opérations sont réalisées par des prestataires extérieurs, mais nous nous sommes équipés d'une station de numérisation et d'un scanner de livres qui nous permettront également de numériser nous-mêmes des documents.
Je n'insisterai pas sur les difficultés que soulève un tel programme. Je signalerai seulement qu'il nécessite une longue préparation (pour le repérage, la sélection et la remise en état éventuelle des documents), des compétences techniques encore peu courantes dans les bibliothèques, et surtout un énorme travail documentaire souvent sous-estimé de catalogage des originaux, d'indexation des images et d'établissement des liens.
3.- Les chercheurs, public privilégié de la numérisation
Le programme de numérisation de la Médiathèque de l'Agglomération troyenne vise à restituer le patrimoine à tous ceux à qui il appartient. Cela passe, par exemple, par la réalisation d'expositions virtuelles qui permettent d'expliquer et de présenter les documents numérisés, par la mise en ligne de dossiers pédagogiques ou encore par l'utilisation des images à des fins de création multimédia.
Mais le public que nous visons prioritairement est bien entendu celui des chercheurs et des étudiants. C'est lui qui exploitera les corpus que nous avons constitués, et qui pourra utiliser au mieux le travail d'indexation que nous réalisons.
Il est toutefois évident que les bibliothèques ne sont pas les mieux placées pour identifier les besoins des chercheurs. C'est pourquoi il me semble important d'établir les programmes de numérisation et les grilles de traitement documentaire avec eux.
En ce qui concerne les manuscrits, nous avons ainsi établi un partenariat très étroit avec l'IRHT. Nous avons bénéficié de son expertise pour le catalogage et pour l'indexation des miniatures, et les principes de sélection des images ont été déterminés avec les chercheurs de l'institut. Le principe a peu ou prou été le même pour la Bibliothèque bleue : nous avons pu identifier les besoins des chercheurs en dialoguant avec ceux qui viennent régulièrement travailler sur le fonds de Troyes, mais aussi à l'occasion de deux colloques internationaux - l'un consacré aux bibliothèque bleues, l'autre aux chansons de colportage. Ces échanges nous ont permis d'établir des règles de catalogage et d'indexation, qui ont servi de base à nos discussions avec les deux autres grandes institutions qui conservent des livrets de colportage - la BnF et le Musée des Arts et Traditions Populaires-, en vue d'une convention de pôle associé qui vient d'être finalisée. Ils nous ont également conduits à imaginer avec l'IUT de Troyes, un projet d'identification automatique des bois gravés ayant servi à illustrer les livrets.
Les chercheurs peuvent déjà accéder à une partie de notre fonds par l'intermédiaire des notices du catalogue. Il faut toutefois reconnaître que ce n'est pas l'accés le plus simple, car il nécessite de savoir à priori ce que l'on cherche. C'est pourquoi nous mettrons prochainement en ligne le service intitulé " bibliothèque virtuelle ", où l'on pourra accéder aux images soit par une arborescence, soit par une indexation de type " Garnier " qui permettra de consulter directement toutes les images en fonction de leur sujet, sans avoir à passer par le document où elles se trouvent. On pourra par exemple visualiser ensemble toutes les scènes de Bethsabée au bain, qu'elles proviennent des manuscrits de Clairvaux, d'autres fonds médiévaux ou des Figures de la Sainte Bible, un " best-seller " de la Bibliothèque bleue.
Deux défis restent à relever. Si nous avons privilégié jusqu'à ce jour les images, peut-être par souci de visibilité auprès des décideurs politiques, il importe de donner maintenant accés aux textes : les 200 titres de la Bibliothèque bleue numérisés intégralement, le corpus reproduit par Phénix Editions et les microfilms de l'IRHT ne constituent encore qu'une première étape. Il faudra rapidement s'atteler aux textes que nous sommes les seuls à conserver : manuscrits modernes (par exemple la correspondance entre D'Annunzio et son traducteur français, Georges Hérelle, fonds régional, unica imprimés du XVe ou du XVIe siècle). Mais il nous faudra également offrir une bibliothèque numérisée en mode texte, afin d'ouvrir nos collections à d'autres catégories de chercheurs que les historiens du livre et de l'image.
T. Delcourt,
(Directeur de la Médiathèque de l'Agglomération troyenne)
Troyes, 26 mai 2002