Bernard Strainchamps

Mauvais genres en bibliothèques


Maugenres genres en bibliothèques

Existe-t-il une place pour un Internet autre que marchande ? Le débat en bibliothèque doit-il se réduire à filtrer ou non l'accès aux usagers, voire les former ? Ou bien les bibliothécaires doivent-il s'approprier ce nouvel outil pour poursuivre la médiation entre le livre et le lecteur ?

1999, c'est l'essor de l'Internet en bibliothèques, c'est aussi le début de l'expérience Mauvais genres, tentative de mise en réseau des compétences et des passions autour du roman policier et de la science-fiction. Le site a été créé après le constat suivant : il existe des centaines de bibliothèques publiques où des centaines de bibliothécaires effectuent, plus ou moins bien, en fonction de leur temps, le même travail : dépouillement de la presse, bibliographies, analyses pour des comités de lectures, animations… En fait, le bibliothécaire responsable d'un secteur d'acquisition est souvent seul avec ses interrogations. Et comment peut-il s'en sortir quand la production éditoriale de son secteur, en l'occurrence le roman policier et la science-fiction, dépasse les 1500 romans par an ?

Il existe un réel intérêt à ce que les bibliothécaires publient leurs travaux sur Internet. Les nombreuses analyses, retranscriptions de rencontres réunies par Patricia Mevel lorsqu'elle dirigeait les comité de lectures de Brest, seraient aujourd'hui perdues et n'auraient jamais rencontré un tel public sans les reverser sur Mauvais genres. Combien de bibliographies élaborées à l'occasion d'expositions finissent au fond d'un tiroir alors qu'elles sont de véritables mines d'or ? Pourquoi les jeter quand on peut assurer leur pérennité en les publiant sur le net ? En 2000, a été publié un support de cours consacré au roman policier réalisé par Anne Pambrun en… 1985. Très riche, c'est aujourd'hui un des fichiers les plus téléchargés : plus de 3000 visites par an quand seulement 30 personnes ont assisté au stage ! Même chose pour les rencontres avec les auteurs. Quelques bibliothèques ont la chance de drainer un large public ; mais ce n'est pas le cas pour tout le monde ! Pourquoi ne pas agrandir l'auditoire en enregistrant les débats pour les verser ensuite sur le web ?

L'apport critique de Mauvais genres est indéniable et ce site a un réel impact dans les acquisitions des romans par les bibliothèques municipales. Si hier, les " critiques " du Monde et de Libération faisaient la pluie et le beau temps, aujourd'hui, le bibliothécaire a un outil qui lui permet d'avoir accès à une information diversifiée. En se connectant au site, ou mieux en étant abonné à la liste, il a accès tant à la presse en ligne avec le référencement de tous les articles publiés qu'aux nombreuses lectures des abonnés. Dans un monde éditorial réduit où tout le monde fait tout, où naturellement, le copinage prend le pas, la démarche de mettre en réseau tous les acteurs du livre et les lecteurs est salutaire.

Et le débat est poussé très loin. Chaque mois est organisée une rencontre avec un auteur. Unique sous cette forme sur le web, la rencontre virtuelle d'un auteur avec les abonnés de la liste de discussion allie la qualité de l'échange épistolaire à la multiplicité et à la réactivité d'Internet. Les échanges sont ensuite mis en ligne et constituent un dossier de référence sur l'auteur avec en complément la publication de nombreux documents annexes : premier chapitre, portrait, interview (sonore ou non), lectures des oeuvres, articles divers... Ces rencontres apportent aussi bien aux lecteurs qu'à l'auteur, qui peut ainsi sortir du cadre trop strict de la promotion de son dernier roman pour engager un dialogue sans tabou. Plébiscitées par les abonnés, elles sont la quintessence d'une expérience bénévole de partage des connaissances et des passions. Attention ! Mauvais genres n'est pas une communauté. C'est un site ouvert où l'on s'exprime à titre individuel. Il n'y a pas de querelles de chapelles, de sous-genre méprisable. L'avis peut se réduire à " j'aime " ou " je n'aime pas " (sans tomber dans la caricature) : de là peuvent partir quelquefois des débats très intéressants. La contradiction est encouragée dans la limite du respect de l'autre. Et pour compléter, rien de mieux que des avis étayés de quelques passionnés, voire directement les intéressés : les auteurs et éditeurs n'hésitent pas à intervenir. Les échanges entre les différents acteurs du livre, entre des générations de passionnés de plusieurs genres qui n'ont pas forcément l'habitude de se côtoyer, la présence de tous supports médiatiques (revues, internet, radio…), le partenariat avec des associations, des bibliothèques, des festivals, multiplient les possibilités de rencontres et de débats.

L'originalité de la démarche est la synergie entre la liste de discussion et le site. Le site est la vitrine de la liste, quand cette dernière l'alimente en contenu. Mauvais genres est un centre de documentation virtuel dont les abonnés sont la principale source. Il s'est structuré autour de trois pôles : informations pratiques (revues, librairies, prix littéraires, agenda, revue de presse, répertoire, carnet d'adresses) ; articles (critiques, bibliographies, interviews, collections, portraits, radio) et hébergement (associations, festivals, bibliothèques). Si on imprimait aujourd'hui Mauvais genres, c'est bien 15000 pages A4 qu'il faudrait ! C'est une expérience qui se développe en multipliant les rencontres. L'unique travail de l'animateur est de tisser la toile et ensuite d'effectuer son boulot de bibliothécaire : dépouiller, classer, mettre en valeur. Par ex. Claude Mesplède accepte de mettre en ligne 4 ans d'archives de critiques publiées dans la revue Options, établit le lien avec Roger Martin, ancien directeur d'une revue phare des années 80, Hard-Boiled-Dick, qui accepte la numérisation de 1500 pages consacrés à des auteurs comme Chester Himes, Elmore Léonard, Joseph Wambaugh…, propose d'héberger l'association 813… De là se multiplient les contacts. En fait, si le site est très utilisé par les bibliothécaires, si quelques uns au nom de leur établissement ou à titre individuel participent très régulièrement, ce sont surtout les passionnés qui font Mauvais genres.

Le site est visité aujourd'hui par plus de 20000 visiteurs par mois. Les connexions et les abonnés proviennent de l'ensemble du monde francophone. Tous les acteurs du livre sont représentés. Mauvais genres est devenu incontournable et c'est l'un des rares lieux du web que l'on puisse véritablement qualifier d'interactif et de vivant. C'est le prolongement sur Internet du travail qu'effectuent tous les jours les bibliothécaires : mettre à disposition, faire connaître, être le médiateur entre le livre et le lecteur. C'est un espoir pour tous les bibliothécaires qui se posent des questions sur l'avenir de leur métier : quelle est la place des bibliothèques dans le contexte du tout numérique et téléchargeable ? Oui, " L'administration bibliothèque " ferait bien d'y réfléchir. Mais si cette expérience bénévole est reconnue, elle n'est pas soutenue. Pourquoi ? Si l'Internet est un formidable outil de communication, serait-ce "mauvais genres" de mettre en réseau non des hiérarchies mais des compétences ?

Mauvais genres n'est pas un concept, une idée arrêtée que l'on met en application. Mais, c'est clonable et j'encourage vivement tous les bibliothécaires de tenter l'aventure dans les domaines dont ils ont la responsabilité. La culture n'a rien à voir avec la normalité et le marketing. Je la conçois les mains dans le cambouis, ouverte et accessible, avec ou sans coquille.


B. Strainchamps,
Evry, 14 avril 2002


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