Voix de la scène, voies vers la scène : [2e volet]
l'étude du théâtre du XVIIIe siècle à l'aide des NTIC
© David Trott
Université de Toronto, Canada
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Le texte qui suit doit être présenté au colloque « Les études françaises valorisées par les NTIC » les 27-28 mai 2002 à Lisieux, France.  Il constitue le deuxième volet d'une étude en cours dont le premier volet intitulé  «Voix de la scène, voies vers la scène : Qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle?» a été présenté le 19 octobre 2001 au colloque « LE SPECTACLE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE », à Saskatoon, Canada, lors de la réunion annuelle de la Société canadienne d'étude du dix-huitième siècle (SCEDS). 

 


I.  À L'AIDE DES NTIC...

La préférence accordée aux auteurs et aux textes canoniques du théâtre français entre 1700 et 1789 cède le pas depuis quelque temps à l'excavation de faits et de documents dont l'ampleur déstabilise les vieux paradigmes. Sont mis en lumière par cette masse, genres hybrides, mini-segments d'analyse, non respect de cloisons entre répertoires, pluralités de voix, et fluidités textuelles. Les outils, objets d'étude et unités d'analyse dits « traditionnels » correspondent mal à l'élargissement et à la reconfiguration du champ ainsi transformé. Pour mieux naviguer dans cet espace élargi, il faut désormais en faire un seul macro-texte, à contenus polyvalents et exhaustifs, à fonctionnement relationnel, lisible à l'aide de logiciels allant de TACTWeb aux systèmes employés dans les bibliothèques, et divisible en blocs variables tels qu'une succession d'éditions, une vie de pièce saisie dans sa mouvance à travers toutes ses mises en scènes documentées, ou encore une polyphonie de voix qui circulent, se mélangent ou se perdent dans l'anonymat. Vu l'ampleur du répertoire théâtral de l'âge de Voltaire, de Marivaux et de Beaumarchais, le rôle instrumental et de reconceptualisation des nouvelles technologies prend une importance capitale. 

Ce travail de découverte et de réévaluation est le fruit de plusieurs années que le présent auteur a consacrées au domaine. Dans deux volumes récents, les frontières d'un théâtre canonique du XVIIIe siècle ont été dépassées et relativisées par conséquent. La publication d'un manuscrit inédit a livré en grand détail les textes et pratiques secrets d'un cercle intime de théâtrophiles [note 1], jettant de nouvelles lumières sur le phénomène peu connu des théâtres de société.  Une monographie sur les spectacles entre 1700 et 1790 a élargi les dimensions du théâtre du XVIIIe siècle [note 2], et a situé les tragédies néo-classiques de Crébillon et Voltaire, les comédies de Marivaux et Beaumarchais, le drame bourgeois et l'histoire de la Comédie-Française dans le contexte d'une «foisonnante diversité» du théâtre de l'époque et, enfin, a mis l'accent sur «des pans entiers du patrimoine souvent oubliés ou marginalisés au profit des scènes officielles» [note 3] Au cours de ces travaux en progrès, il convient à l'occasion de faire le point sur l'utilité et l'impact des NTIC dans l'entreprise. 

Aux avantages largement reconnus du traitement accéléré et interactif d'informations et du volume accru et croissant du savoir grâce à la constitution de nouvelles bibliothèques virtuelles et de bases de données, il faut ajouter des possibilités émergentes d'utilisations ciblées et taillées sur mesure des outils des NTIC. Dans le domaine des études théâtrales de la fin de l'Ancien Régime, cela signifie l'articulation des travaux «archéologiques» en cours avec des applications qui semblent particulièrment prometteuses. 


Introduction à l'Histoire et recueil des Lazzis, p. 13.

Les NTIC facilitent le repérage de répertoires négligés («L'autre répertoire», «théâtre non officiel», «théâtre de femmes»), de synergies occultées (création collaborative, écriture collective, combinatoires variées), d'unités d'analyse à la fois plus microscopiques et plus grandes. Dans les pages qui suivent, les «vieux paradigmes» ainsi que les outils d'analyse qui les appuient et les confirment, seront juxtaposés aux zones qu'ils n'enregistrent pas, aux phénomènes qu'ils passent sous silence et aux questions d'actualité qu'ils semblent peu enclins à poser sinon incapables de traiter. 


II. VIEUX PARADIGMES

Tout champ de recherche comporte des protocoles de lecture qui tendent à prendre racine alors que l'évolution des perceptions et des objets perçus demanderait la souplesse. Les protocoles de lecture du théâtre français du XVIIIe siècle ont longtemps résisté à la réévaluation. Si une partie du problème s'explique par le poids d'une tradition héritée du XVIIe siècle--celle de la dramaturgie classique et de la défense des monopoles accordés par Louis XIV à l'Académie Royale de Musique (l'Opéra) et à la Comédie-Française--, il provient également d'une prolifération d'activités liées à la scène qu'on n'a pas encore pu saisir, en dépit des fonctionnalités offertes par l'informatique. Aux filtres idéologiques qui ont décanté les plus de 12 000 pièces créées au XVIIIe siècle, en en tirant un petit échantillon canonique d'auteurs et d'oeuvres dits «représentatifs», il faut adjoindre le poids longtemps considéré comme écrasant d'une masse de productions inconnues. Après le XVIIIe siècle où l'esprit encyclopédique a rendu possible la convergence des histoires de compagnies diverses en un seul inventaire, Le Dictionnaire des théâtres de Paris [note 4] par exemple, les historiens du XIXe siècle ont eu recours aux cloisons hiérarchiques d'une historiographie «officielle», ce qui a permis de séparer l'érudition en unités plus maniables consacrée à des troupes et répertoires individuels (Comédie-Française, Foire, etc.). 

III. OUTILS D'ANALYSE TRADITIONNELS

L'organisation hiérarchisée du monde de l'Ancien Régime a longtemps pesé sur la répartition et la focalisation des études sur le théâtre du XVIIIe siècle. Jacques Scherer en retrouve l'écho dans l'échelle verticale gouvernant la distribution des rôles : «La liste des personnages, ou comme on disait au XVIIe siècle, des 'Acteurs', qui figure généralement en tête d'une pièce classique, nous fait connaître les rôles dans un ordre qui est déjà une hiérarchie» [note 5] Les répertoires sont répartis en genres étanches : tragédie lyrique à l'Opéra; «grandes» pièces parlées (tragédies, comédies, souvent en 5 actes et souvent en vers [note 6]) à la Comédie-Française; scénarios improvisés et comédies légères au Théâtre-Italien; vaudevilles et pantomimes aux foires. Le travail éditorial en plein essor au XVIIIe siècle, et poursuivi depuis par l'instrument de l'édition critique, aspire de son côté à une adéquation aussi exacte que possible entre l'intentionnalité théorique d'un auteur/sujet unitaire d'un discours et l'établissement sur papier de son texte définitif : 
«Le premier devoir d'un éditeur est de présenter à ses lecteurs un texte dont il puisse leur garantir l'exactitude. Cela suppose le choix d'un texte de référence convenable, puis la conformité entre cette version et celle qui est effectivement publiée. Un progrès important, dans le cas de Marivaux, a été fait lorsque MM. Bastide et Fournier ont publié un texte basé, non sur l'édition Duviquet (1825-1830), dont on connaît les effarantes libertés avec les écrits de Marivaux, mais sur l'édition Duchesne, de 1758, du Théâtre de M. de Marivaux, la dernière parue du vivant de l'auteur» [note 7]. 

Cette conceptualisation globale du champ d'étude en termes de strates, de cloisons et d'éditions «exactes» a longtemps laissé son empreinte sur les approches adoptées par les historiens du théâtre. La division en répertoires distincts mentionnée plus haut, sous-tend nombre d'études dans ce domaine aux XIXe et XXe siècles : E. Campardon,  Les Spectacles de la foire (1877)[note 8], Les Comédiens du Roi de la troupe italienne (1880) [note 9] A. Joannidès, La Comédie-Française de 1680 à 1900 (1901) [note 10], et G. Attinger, L'Esprit de la Commedia dell'Arte dans le théâtre français (1950) [note 11] en témoignent de façon représentative. Ce cloisonnement du savoir reflète l'idéologie «publique» de la monarchie des Bourbons : «...l'administration des théâtres est à l'image de toute la structure de l'Ancien Régime, une hiérarchie de droit sinon de fait, sépare et classe les différentes troupes, un peu comme les anciennes corporations» [note 12].
 

IV.  LES NON-DITS

Cependant, si l'histoire «officielle» affiche son ordre et ses valeurs, la pratique pour qui veut/peut regarder de plus près ne s'y conforme pas toujours. L'importance accordée au dernier mot de l'auteur, ou à des remaniements venant de lui cadre mal avec l'hétérogénéité de certains recueils de textes  :

«... le choix de l'édition de 1758 est sujet à discussion. Ce recueil n'est pas homogène» Il comprend, suivant les pièces, tantôt l'édition originale, tantôt une réédition intermédiaire, tantôt un texte réimprimé pour la circonstance. D'un exemplaire à l'autre, la même pièce peut se présenter sous l'une des trois formes qu'on l'on vient de dire. Ensuite, il est à peu près certain que Marivaux n'a pas relu, la plupart du temps, les pièces réimprimées en 1758. En tout cas, il n'a jamais procédé à des corrections d'auteur. Ainsi, le «dernier texte revu par l'auteur» [=garantie d'autenticité] est, suivant les pièces, tantôt l'édition originale, tantôt une réédition antérieure à 1758. Dans ces conditions, la seule solution rigoureuse consistait à présenter au lecteur le texte de l'édition originale. C'est ce que nous avons fait. » [note 13].

Par ailleurs, il n'est même pas certain qu'un texte d'auteur -- revu et corrigé ou non -- soit toujours entièrement de lui. Au commencement de sa carrière comme fournisseur de textes aux Comédiens Italiens, Marivaux a dû affronter les pratiques de la troupe italienne de Luigi Riccoboni : «Du point de vue de l'écrit, le statut de concepteur était partagé avec les acteurs, ce qui pouvait restreindre un auteur en début de carrière à servir de simple exécutant chargé d'adapter sur papier des rôles développés au cours des ans par les comédiens 'dell'arte'» [note 14]

Reconnaître que les rôles d'acteurs (ou emplois, chez les Comédiens Français) pouvaient être une création à plusieurs (comédien, prédécesseurs dans une tradition orale, «poète»), c'est problématiser une auctorialité trop souvent prise pour acquis(e). C'est aussi orienter le regard vers le pôle opposé [de la fonction d'auteur] qui est celui de l'intertextualité [note 15]. C'est ce que M. Descotes recommande en évoquant un retour à l'étude des rôles et emplois :
 « C'est que, conçues et se développant dans le cadre de la comédie italienne (...), ces rôles sont étroitement tributaires de la tradition et de la vieille distinction entre emplois dramatiques; distinction en partie périmée aujourd'hui, mais qu'il est indispensable de restituer pour une juste appréciation.» [note 16]

V.  ZONES À ACCÈS AMÉLIORÉ GRÂCE AUX NTIC

Les NTIC ouvrent la voie à d'autres lectures du champ théâtre. La numérisation des données sur la publication des pièces révèle leur autonomie croissante vis-à-vis des représentations qu'ils ne faisaient que refléter auparavant. La saisie des dates de chaque représentation de ce qui est apparemment la «même» pièce révèle une multiplication des étapes qui relativise jusqu'à l'intégrité textuelle de l'oeuvre. L'oeuvre se mue en programmation de fragments détachés aux Foires et à l'Opéra. Parmi d'autres segmentations de ce genre, la possibilité d'isoler des rôles au-delà d'une pièce individuelle rouvre l'accès aux emplois et types animés par les comédiens que l'évolution des éditions vers l'autonomie semblerait rendre problématiques. Quatre exemples seront proposés ici : le progrès significatif que représente la mise sous forme électronique de l'inventaire le plus exhaustif de pièces créées au XVIIIe siècle; l'exploitation plus ciblée de ces données interrogées à l'aide d'extrapolations et du point de vue de leurs combinaisons pour faire des programmes de spectacles; un échantillon d'analyse statistique des éditions de pièces; et, finalement, ce qu'il devient possible d'envisager grâce à la mise en ligne d'éditions électroniques rendues lisibles par blocs de «voix» dans un concordanceur. Ces exemples illustrent les limites actuelles -- car tout évolue vite -- des outils individuels (chronologies, inventaires, textes et anthologies de textes numérisés, notes historiques), et posent, chacun à sa façon, le défi méthodologique de leur interogation.

L'inventaire le plus complet de la production théâtrale du XVIIIe siècle est la liste bibliographque de presque 12 000 pièces dressée par Clarence Brenner. [note 17


échantillon de la liste dacylographiée de Brenner
(AUTEUR, # du catalogue, titre, genre, # d'actes, prose/vers, 
lieu de représ., date de représ., détails de publ. ou cote ms.)

Bien que déjà étonnamment imposante par la masse de titres qu'elle contient, son utilité a décuplé au moment où Jeffrey Ravel a mis en ligne la version numérisée et interactive, PIÈCE, grâce à laquelle il est désormais possible d'effectuer des tris instantanés par mots clefs, lieux de représentation, genre, édition, etc. 
 




Figure 3. Page d'accueil de PIECE, banque de données établie à partir de C. Brenner, Bibliographical List of Plays... 1700-1789
http://18.186.0.213/

Figure 4 - page d'interrogation de la liste bibliographique de C. Brenner, numérisée par Jeffrey Ravel 

Conçue dans les années 1940 et livré comme il se devait sur papier, la liste de Brenner s'articulait autour de rubriques non problématisées à l'époque : titres, noms d'auteur(s), date de première représentation, date de première édition.[note 18] Dans les améliorations apportées à la version numérisée, un demi-siècle après l'établissement de la liste, J. Ravel ajoute, parmi d'autres rubriques, la date du Privilège aux données, reconnaissant ainsi que le moment de "création" d'une pièce est loin de coincider avec le moment «éditoriale» de sa mise en page typographique. Pourtant, cerner ce "moment" de conception/exécution plus précisément, n'est qu'un aspect de la saisie des pratiques théâtrales de l'époque; il s'agit aussi de dynamiser ce moment, en le transformant en procès, et en cherchant à capter l'évolution de l'«oeuvre» à travers de multiples mises en scène et rééditions.

L'une des manifestations de ce dynamise à capter, serait le jeu des pièces en un acte qui caractérise les stratégies de programmation aux théâtres forains. À titre d'exemple, l'ouverture de la saison en février 1716 à la Foire Saint-Germain, quelques mois à peine avant le retour de la Comédie-Italienne à Paris en mai de la même année, est marquée par une profusion de petites pièces dont la figure ci-dessous donne un début d'inventaire. La confluence d'informations disparates (il n'existe pas encore de «registre» complet des représentations foraines) précisant tantôt un lieu général (Foire Saint-Germain, lieu contenant plusieurs petits théâtres individuels), tantôt une troupe et salle spécifique (Belair, salle administrée à l'époque par la dame de Baune associée aux acteurs Baxter et Saurin), tantôt le nom d'une autre pièce faisant partie du même programme (une reprise des Chinois partageant l'affiche avec celle de La Baguette de Vulcain), permet de confirmer ou de formuler des hypothèses de reconstitutions. 


DBASE IV - liste de pièces représentées à la Foire Saint-Germain en février-mars 1716.

Pour illustrer de façon plus poussée, la numérisation de telles données, venues de sources multiples, aucune complète, et plusieurs contradictoires, permet d'avancer plus rapidement et plus finement vers une appréciation des combinatoires de piéces (=actes) dans les programmes forains de la Foire Saint-Germain de 1718. Ouverte le 3 février et finissant avant Pâques, la saison apparaît à travers les annales fragmentaires comme la concurrence entre deux troupes; celle de la dame de Baune, détentrice du privilège de l'Opéra-Comique, et gérée suite à la faillite de l'entrepreneur(e) par Louis Fuzelier, également auteur ou co-auteur de plusieurs éléments du programme; et celle des Saint-Edme, réduits aux écriteaux par manque de privilège et travaillant pour leur protection juridique derrière le directeur Alard, avec de petites pièces fournies surtout par A.-R. Lesage. 14 «titres», dont 7 liés à chaque troupe. Les figures ci-dessous permettent de voir, grâce à des extrapolations tirées de la convergence de plusieurs sources notées dans d'autres champs de la base, que la saison à Belair a ouvert le 3 février 1718 avec le prologue, Les Arlequins de rencontre, suivi par Les Jumeaux ou Colombine valet et amoureuse de son maître, et La Gageure de Pierrot. Fuzelier signale à propos des Jumeaux que «la piece est tombée et le prologue a réussy» [note], ce qui explique, le 20 février, la remise au théâtre du Pharaon (les frères Parfaict donnent plutot le nom d'une autre reprise, Pierrot Roland) à la place de l'oeuvre tombée.
 

Jongler avec des fragments pour aboutir à la reconstitution d'un programme de théâtre et des modifications qu'il a subies au cours de la série de représentations dans laquelle il s'inscrit constitue une forme d'analyse d'une masse de données réunies. Une autre forme est la quantification, devenue presque instantanée de nos jours. Encore faut-il savoir en vue de quoi on quantifie.

Dans un article qui vient de paraître, J. Ravel explore les possibilités d'exploiter sa numérisation de la liste de Brenner.

                       The history of French play publishing in the eighteenth century has not been more fully integrated into the
                       historiography of the stage and its social and political meanings in the period primarily because of the
                       difficulty of establishing its quantitative parameters. A new computerized database, French PIÈCE, makes it
                       possible to track publication and performance data across the century. In particular, the analysis in this
                       article suggests three points: first, that theater publishing in the Old Regime is a special category of book
                       publishing, due to its reciprocal relations with live performance on Parisian stages of the printed texts;
                       second, that this link to the Parisian stage diminishes over the course of the century; and third, that the
                       reasons for this change shed some light not only on the history of French drama, but also on the evolution of
                       the French state and French society during the century. In 1700, printed play texts served primarily to
                       memorialize the onstage event in the privileged theaters of Paris. By 1789, printed play texts allowed men
                       and women throughout the francophone world to incorporate drama into the pluralistic politics and cultural
                       practices of the Revolutionary age. (French PIÈCE: Ravel Abstract and Tables <http://18.186.0.213:80/precis.html>)

Table 2: First Edition French Play 
Publication by Decade, 1610-1789

Decade Plays Decade Plays
1610-19 44 1700-09 159
1620-29 83 1710-19 207
1630-39 182 1720-29 222
1640-49 167 1730-39 407
1650-59 105 1740-49 363
1660-69 167 1750-59 621
1670-79 94 1760-69 700
1680-89 75 1770-79 1029
1690-99 145 1780-89 1381
TOTAL 6151

http://18.186.0.213:80/table2.html

Si le découpage de plus de 6000 éditions de pièces par tranches de décennies fait entrevoir des tendances importantes au-delà du niveau des ouvrages individuels, une autre sorte de découpage devenu possible grâce aux NTIC est celui des «voix» des personnages que le programme TACT (accessible en ligne sous sa forme adaptée de TACTWeb)  permet de constituer en bloc séparé. Par ailleurs, lorsque le personnage du même nom réapparaît dans d'autres pièces, il devient possible d'analyser le texte de cette voix au-delà d'un ouvrage spécifique, ouvrant une piste possible vers la trace du discours perdu d'un acteur donné, ou même du discours du rôle/emploi qu'il a incarné durant sa carrière. A titre d'example, prenons le rôle de Lisette chez Marivaux. 

«Mais que de Lisettes n'a-t-on pas avant la Lisette de Béranger! Sous l'Ancien Régime, le nom sert à désigner une soubrette de comédie, avec les qualités de vivacité et de finesse inhérentes à ce rôle. Il s'emploie également chez les fabriquants de couplets joyeux et grivois pour représenter une femme du peuple ayant pour elle la gaieté légère et l'insousiance heureuse.» [note 19]

Dans le théâtre de Marivaux, ce type figure dans 19 de ses 36? pièces (un taux de fréquence particulièrement élevé... détails : ) Selon G. Doutrepont, il représente l'une des «formes variées d'un même type [II, p. 522]» qui serait celui du «VALET RUSÉ» Effectivement, nous la connaissons sous sa première forme marivaudienne, dans la Double Inconstance (1723), comme Lisette, soeur de l'intrigante Flaminia, chargée de séduire Arlequin en feignant de l'aimer. Elle recourra à la feinte de nouveau dans Le Jeu de l'amour et du hasard (1730), assumant le rôle de sa maîtresse Silvia pour détourner l'attention de Dorante, et une fois de plus dans les Acteurs de bonne foi (après 1747), acceptant de jouer un rôle dans le divertissement de Merlin. Dans ces trois pièces, pourtant, le type rusé devient, ironiquement, la victime de ceux qui se donnent la comédie à ses dépens. Nous trouvons-nous en présence d'une tension entre systèmes, en l'occurrence, celui des masques des Comédiens Italiens pour lesquels Marivaux a créé la majorité de ses pièces, et celui, français, dont le type Lisette semble être dérivé? L'un des grands mystères de l'histoire théâtrale du XVIIIe siècle est justement le fonctionnement de la rencontre/fusion de deux traditions théâtrales nationales qui a servi de toile de fond pour Luigi Riccoboni et son fournisseur de textes français le plus célèbre.

Désormais, et grâce à TACT, l'accès immédiat à la «voix» de Lisette nous offre quelques aperçus lexicaux révélateurs. Apparentée aux domestiques rusés, Lisette se sert également de formes dialectales associées à une autre catégorie, celle des paysans et paysannes qui sont devenus populaires au milieu du XVIIIe siècle grâce à des intermèdes pastorales comme Le Devin de village de J.-J. Rousseau . Le bloc textuel qui constitue la "voix" globale de la Lisette marivaudienne est truffée d'expressions déformées ou rustiques : «li», «biau», «bailler», «châtiau», «cheux». Mais ces formes ne sont pas également distribuées à travers les 19 pièces contenant une Lisette; elles se groupent principalement dans Le Préjugé vaincu que Marivaux a fait jouer en 1746 à la Comédie-Française. Un nom, mais deux facettes différentes de Lisette dont Maurice Descôtes avait affirmé : «Quel familier du théâtre de Marivaux, à moins d'être un érudit spécialiste, pourrait clairement énoncer ce qui  distingue la Lisette de la Double Inconstance de celles du Prince travesti, du Dénouement imprévu, du Jeu de l'Amour et du Hasard, de la Mère confidente?» [note 17] Là, pourtant, où le théâtre français et le théâtre italien semblent se rencontrer, le clivage au niveau du vocabulaire est sensible.

CONCLUSION :

D'une grille idéaliste structurée à l'image d'un Ancien Régime projettant son découpage du monde -- ordonné par paliers, compartimenté, essentialiste --  sur une réalité autrement organisée, nous évoluons vers une perception des spectacles du XVIIIe siècle admettant l'impensable d'autrefois. Les cloisons tant génériques qu'institutionnelles sautent; les voix de l'auteur émergeant se multiplient [note 20]. La table suivante offre en esquisse le mouvement entre vieux pagadigmes et nouveaux critères que les NTIC facilitent. 

"Vieux paradigmes"  Critères ouverts à l'aide des NTIC
(1) genres traditionnels
      --comédies d'intrigue
      --comédies de moeurs
      --comédies de caractère
 

      --registre unitaire (non "théâtral")
 

[pièces et perspectives = blocs seuls et isoles]

(1) genres hybrides
      --opéras-comiques
      --ambigus-comiques
      --programmes composés (mobilité des pièces en
             un acte et des Entrées ds les pièces lyriques)

      --registres multiples ("théâtral") prologues,
               parodies, méta-discours

[unités et perspectives à la fois fragmentés et dynamiques - étude de la combinatoire et de la référentialité/auto-référentialité]

(2) formes de discours figées
      --monologues
      --tirades alignés
(2) formes de discours mobiles
      --enchaînement "spontané" des répliques
(3) perspective de l'éditeur des textes qui cherche la voix de l'auteur
      --recherche d'une version qui fait autorité
      --focalisation sur texte écrit/édité ("corrigé")

[notions du personnage?]


(3) perspective du sujet collectif reflété à travers l'intertextualité
      --reconnaissance de discours imbriqués
     --voix de la scène

[concepts théoriques - rôle, emploi, acteur - cf Ubersfeld, Hamon, + distributions historiques]

(4) auteurs et institutions canoniques
      --consacrés par représ. à la CF
      --mise en édition ("corrigée)
      --auteur seul
      --troupes hiérarchisées
      --genres hiérarchisés
[études par biographie, par répertoires isolés: Joannidès=CF; Attinger=CI; Campardon=Foires; ]

(4) l'«autre» répertoire
      --joués hors-CF
      --inédit
      --auteurs "en société"
      --concurrence libre
      --mélange du "haut" et du "bas"

[inventaires totalisants: Brenner-PIÈCE; CÉSAR; Théâtres de société]

D'outils ponctuels, certainement plus rapides que leurs prédécesseurs sur papier, mais limités néanmoins par le fait de leur isolement, accessibilité surveillé ou incompatibilité des uns par rapport aux autres, nous nous dirigeons rapidement vers la convergence de ces instruments en une seule ressource. Les dix premiers fonctionnent actuellement. L'ampleur et le fonctionnement relationnel de la base relationnelle, CÉSAR, sous la direction de Barry Russell,  sera de nature à incorporer en une seule base massive plus de 20 000 pièces et plus de 100 000 représentations.
 

David Trott
Université de Toronto
 

Pour le volet précédent, voir «Voix de la scène, voies vers la scène : Qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle?»
Pour consulter une Appendice montrant ou donnant accès à certaines ressources mentionnées dans cet article, rendez-vous au site de David Trott.



NOTES

NOTE 1.  Histoire et recueil des Lazzis, édition critique de Judith Curtis et David Trott, SVEC 338 (1996), viii + 272 p.
http://www.chass.utoronto.ca/~trott/lazzis.htm

NOTE 2.   David Trott, Théâtre du XVIIIe siècle: jeux, écritures, regards. Essai sur les spectacles en France de 1700 à 1790, Montpellier, Éditions Espaces 34, 2000, 304 p.
http://www.chass.utoronto.ca/~trott/mat.htm

NOTE 3.  Notes de 4e couverture, par Françoise Rubellin, Professeur à l'Université de Nantes. «Prenant appui sur des recherches récentes (éditions de manuscrits, travaux critiques, banques de données informatisées) auxquelles il a largement participé, David Trott renouvelle considérablement notre approche de ce XVIIIe siècle passionné de théâtre (...)».

NOTE 4.  Le monumental Dictionnaire des théâtres de Paris des frères Parfaict [Paris, Lambert, 1756, 6 vol. Slatkine Reprints, 1967, 2. vol.], ainsi que Le Dictionnaire portatif des théâtres de Léris, Les Anecdotes dramatiques de La Porte et Clément [reproduites sous le titre Dictionnaire dramatique attaché à la Bibliothèque des théâtres de 1784] 

NOTE 5La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, p. 19.

NOTE 6.  Celles-ci divisées à leur tour en types de comédies : «... le théâtre en France tournait, depuis la mort de Molière, autour des différents types institués par le maître, comédies d'intrigue, comédies de moeurs, comédies de caractère....» (Introduction au Théâtre complet de Marivaux, édition de F. Deloffre et F. Rubellin, «Classiques Garnier» Paris, Bordas, 1989, t. I,  p. I)

NOTE 7.  Introduction au Théâtre complet de Marivaux, édition de F. Deloffre et F. Rubellin, «Classiques Garnier» Paris, Bordas, 1989, t. I,  p. XI.

NOTE 8Spectacles de la Foire. Théâtres, acteurs, sauteurs et danseurs de corde... des foires Saint-Germain et Saint-Laurent, des boulevards et du Palais-Royal, depuis 1595 jusqu'à 1791, Paris, Berger-Levrault, 1877, 2 vol.

NOTE 9Les Comédiens du Roi de la troupe italienne, Paris, Berger-Levrault, 1880, 2 vol.

NOTE 10La Comédie-Française de 1680 à 1900. Dictionnaire général des pièces et des auteurs, avec une préface de Jules Claretie, 1901.

NOTE 11L'Esprit de la Commedia dell'Arte dans le théâtre français, Paris, Librairie Théâtrale, 1950.

NOTE 12.  Henri Lagrave, Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, Paris, Klincksieck, 1972, p. 361.

NOTE 13.  Introduction au Théâtre complet de Marivaux, édition de F. Deloffre et F. Rubellin, «Classiques Garnier» Paris, Bordas, 1989, t. I, p. XII

NOTE 14.  D. Trott, «Production et réception du théâtre de Marivaux : Le cas de la Double Inconstance et du Jeu de l'amour et du hasard», L'École des Lettres, No. 8 - 1er février 1997, p. 8. 

NOTE 15.  L'auteur, Textes choisis & présentés par Alain Brunn, "Corpus", Paris, GF Flammarion, 2001, p. 27 : pour les textes sans auteurs, il y a  «mise à distance de la figure auctoriale, dont le nom est souvent évacué [...] Sa signature semble émerger difficilement de l'anonymat, pour y retomber presque immédiatement, comme si le texte s'abolissait dans l'intertextualité».

NOTE 16Le Théâtre en France, sous la direction de Jacquiline de Jomaron, Paris, Armand Colin, 1988, t. I, p. 296

NOTE 17.  Maurice Descôtes, Les Grands rôles du théâtre de Marivaux, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 34.

NOTE 18A Bibliographical List of Plays in the French Language, 1700-1789, 
Title, author, genre, # of acts, 

NOTE 19.  G. Doutrepont, Les Types populaires de la littérature française, II, p. 514

NOTE 20.  Voir D. Trott,  «Voix de la scène, voies vers la scène : Qui parle à travers le théâtre du XVIIIe siècle?»


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