NEF - Le Livre 010101 de Marie Lebert - 1993-2003

Le Livre 010101 (2003)
Tome 1 (1993-1998)
7. La bibliothèque numérique démarre

Appelée aussi bibliothèque électronique ou bibliothèque virtuelle, la bibliothèque numérique est sans doute à ce jour le principal apport de l’internet au monde du livre, et réciproquement. Voilà pourquoi un chapitre entier lui est consacré. Grâce à l’internet, des milliers d’œuvres du domaine public, documents littéraires et scientifiques, articles, travaux universitaires et de recherche, images et bandes sonores sont désormais disponibles à l’écran, et le mouvement va en s’amplifiant avec la poursuite de la numérisation des fonds à la vitesse grand V. Trois exemples parmi tant d'autres.

7.1. Genèse de la bibliothèque numérique
7.2. Bibliothèques numériques francophones
7.3. Autres expériences pilotes


7.1. Genèse de la bibliothèque numérique

Bibliothèque traditionnelle et bibliothèque numérique

Si certaines bibliothèques numériques sont nées directement sur le web, la majorité d’entre elles émane de bibliothèques traditionnelles. La Bibliothèque nationale de France (BnF) crée Gallica qui, dans un premier temps, propose des images et textes du 19e siècle francophone. Une sélection de 3.000 livres est complétée par un échantillon de la future iconothèque numérique. La Bibliothèque municipale de Lisieux (Normandie) gère la Bibliothèque électronique de Lisieux, qui regroupe les versions intégrales d’oeuvres littéraires choisies dans les collections municipales. La Bibliothèque municipale de Lyon met les enluminures de 200 manuscrits et incunables à la disposition de tous sur son site web.

Les bibliothèques numériques permettent à un large public d’avoir accès à des documents jusque-là pratiquement impossibles à consulter parce qu’appartenant à des fonds anciens, des fonds locaux et régionaux, ou des fonds spécialisés. Ces fonds sont souvent difficilement accessibles pour des raisons diverses: souci de conservation des documents rares et fragiles, heures d’ouverture réduites, nombreux formulaires à remplir, longs délais de communication, pénurie de personnel, qui sont autant de barrières à franchir et qui demandent souvent au lecteur une patience à toute épreuve et une détermination hors du commun pour arriver jusqu’au document.

Grâce à la bibliothèque numérique, la bibliothèque traditionnelle peut enfin rendre compatibles deux objectifs qui jusque-là ne l’étaient guère, à savoir la conservation des documents et la communication de ceux-ci. D’une part le document ne quitte son rayonnage qu’une seule fois pour être scanné, d’autre part le grand public y a enfin accès. Si le lecteur veut ensuite consulter le document original, il pourra se lancer dans l’aventure évoquée plus haut, mais en connaissance de cause, grâce au "feuilletage" préalable à l’écran.

Collection numérique et bibliothèque numérique

La bibliothèque numérique peut être définie comme une entité résultant de l’utilisation des technologies numériques pour acquérir, stocker, préserver et diffuser des documents. Ces documents sont soit publiés directement sous forme numérique, soit numérisés à partir d’un document imprimé, audiovisuel ou autre. Une collection numérique devient une bibliothèque numérique quand elle répond aux quatre facteurs suivants: 1) elle peut être créée et produite dans un certain nombre d’endroits différents, mais elle est accessible en tant qu’entité unique; 2) elle doit être organisée et indexée pour un accès aussi facile que possible à partir du lieu de base où elle est produite; 3) elle doit être stockée et gérée de manière à avoir une existence assez longue après sa création; 4) elle doit trouver un équilibre entre le respect du droit d’auteur et les exigences universitaires.

Dans Information Systems Strategy, un document disponible sur le site de la British Library en 1997, Brian Lang, directeur de projet, explique que la future bibliothèque numérique de la British Library n’est pas envisagée comme un secteur à part, mais qu’elle fera partie intégrante d’une vision globale de la bibliothèque. Si certaines bibliothèques pensent que les documents numériques prédomineront dans les bibliothèques du futur, la British Library n’envisage pas une bibliothèque exclusivement numérique. Elle considère comme fondamentale la communication physique des imprimés, manuscrits, partitions musicales, bandes sonores, etc., tout en ayant conscience de la nécessité du développement parallèle de collections numériques. "On ne peut pas, on ne pourra pas tout numériser. A terme, une bibliothèque virtuelle ne sera jamais qu’un élément de l’ensemble bibliothèque", souligne aussi Jean-Pierre Angremy, président de la Bibliothèque nationale de France (BnF), dans un article du Figaro du 3 juin 1998.

Hébergée par l'Université Carnegie Mellon (Pittsburgh, Pennsylvanie, Etats-Unis) et reliée au catalogue expérimental (Experimental Search System - ESS) de la Library of Congress, l’Universal Library insiste sur les trois avantages de la bibliothèque numérique: 1) elle occupe moins de place qu’une bibliothèque traditionnelle et son contenu peut être copié ou sauvegardé électroniquement; 2) elle est immédiatement accessible à quiconque sur l’internet; 3) comme toute recherche sur son contenu est automatisée, elle permet une réduction des coûts importante et une plus grande accessibilité des documents.

Numérisation en mode image et en mode texte

Qui dit bibliothèque numérique dit numérisation, c’est-à-dire conversion des textes et des images en langage informatique, le plus souvent binaire (0 ou 1). Pour pouvoir être consulté à l’écran, un livre doit être numérisé soit en mode image soit en mode texte.

La numérisation en mode image correspond à la photographie du livre page après page. C’est la méthode employée pour les numérisations à grande échelle, par exemple pour le programme de numérisation de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Outre un coût peu élevé, l’avantage qu’y voient les bibliothèques est la conservation de la notion de livre, puisque la version informatique est le fac-similé de la version imprimée.

La numérisation en mode texte implique la saisie d’un texte. Les documents sont patiemment scannés ou saisis page après page. C’est le cas des collections d’ABU: la bibliothèque universelle ou du Projet Gutenberg. Contrairement à la numérisation en mode image, la version informatique ne conserve pas la présentation originale du livre ou de la page. Le livre devient texte, à savoir un ensemble de caractères apparaissant en continu à l’écran. A cause du temps passé au traitement de chaque livre, ce mode de numérisation est assez long, et donc nettement plus coûteux que la numérisation en mode image. Dans de nombreux cas, il est toutefois très préférable, puisqu’il permet l’indexation, la recherche et l’analyse textuelles, une étude comparative entre plusieurs textes ou entre plusieurs versions du même texte, etc.

Même si, pour des raisons de coût, le texte est numérisé en mode image, la numérisation en mode texte est souvent utilisée pour les tables des matières, les sommaires et les corpus de documents iconographiques. C'est la solution choisie par Gallica, bibliothèque numérique de la BnF (Bibliothèque nationale de France).

Le Projet Gutenberg

Projet pionnier à tous égards, le Projet Gutenberg a inspiré bien d’autres bibliothèques numériques depuis. Fondé dès 1971 par Michael Hart, alors étudiant à l’Université de l’Illinois (Etats-Unis), le Projet Gutenberg se donne pour mission de mettre gratuitement le plus grand nombre possible de textes électroniques à la disposition du plus grand nombre possible de lecteurs. A l’automne 1998, le rythme de publication est de 45 nouveaux titres par mois, avec l’aide de nombreux volontaires.

Comme expliqué par son créateur dans History and Philosophy of Project Gutenberg, le projet débute en 1971 quand le centre informatique (Materials Research Lab) de son université lui attribue un compte de 100 millions de dollars de "temps machine". Michael Hart décide de consacrer cet impressionnant crédit au stockage d’oeuvres littéraires du domaine public. Il décide aussi de stocker les textes électroniques de la manière la plus simple possible, en utilisant le format ASCII (American standard code for information interchange), afin que ces textes puissent être lus quels que soient la machine et le logiciel utilisés. Un texte au format ASCII apparaît en continu, sans paramétrage, avec des lettres capitales pour les titres et pour les termes en italique, gras et soulignés de la version d’origine. Cinquante heures environ sont nécessaires pour sélectionner, scanner, dactylographier, corriger et mettre en page une œuvre électronique. Un ouvrage de taille moyenne (par exemple un roman de Stendhal ou de Jules Verne) représente deux fichiers ASCII.

Le Projet Gutenberg propose trois grands secteurs: la littérature de divertissement (Light Literature), comme Alice au pays des merveilles, Peter Pan ou les Fables d’Esope, la littérature "sérieuse" (Heavy Literature) comme La Bible, les oeuvres de Shakespeare ou Moby Dick, et enfin la littérature de référence (Reference Literature), qui regroupe les encyclopédies et les dictionnaires, par exemple le Thesaurus de Roget.

La vocation du Projet Gutenberg est universelle. Son but est de mettre la littérature à la disposition de tout le monde, et pas seulement des étudiants, professeurs et chercheurs. Le secteur consacré à la littérature de divertissement est destiné à amener devant l’écran aussi bien un enfant d’âge pré-scolaire qu’une personne du troisième âge. Des enfants ou des grand-parents recherchent le texte électronique de Peter Pan après avoir vu le film Hook au cinéma, ou bien ils lisent Alice au pays des merveilles après avoir regardé le film à la télévision. Pratiquement tous les épisodes de Star Trek mentionnent des sources existant dans les collections du Projet Gutenberg. L’objectif est que tous les publics, qu’ils soient familiers ou non avec le livre imprimé, puissent facilement retrouver des citations entendues dans des conversations, des films, des musiques, d’autres livres, etc.

En juillet 1997, le Projet Gutenberg fête son 26e anniversaire avec la mise en ligne des Merry Adventures of Robin Hood de Howard Pyle. En septembre 1997, il fête son millième texte électronique avec la version anglaise de la Divine Comédie de Dante. Dans sa lettre d’information d’octobre 1997, Michael Hart annonce son intention de compléter la collection d’Oscar Wilde, de séparer les fichiers des oeuvres complètes de Shakespeare en fichiers individuels pour chaque oeuvre, et de mettre en ligne davantage de livres non anglophones.

Le catalogue comporte déjà quelques titres non anglophones (allemand, espagnol, français, italien et latin), mais ils ne sont pas légion. A titre anecdotique, une recherche lancée en janvier 1998 pour trouver des livres en français donne neuf titres: six romans de Stendhal (L’Abbesse de Castro, La Chartreuse de Parme, La Duchesse de Palliano, Le Rouge et le Noir, Les Cenci, Vittoria Accorambani), deux romans de Jules Verne (De la terre à la lune et Le tour du monde en 80 jours) et French Cave Paintings (titre anglais et texte français), un ouvrage sur les peintures préhistoriques. A part ce dernier titre, mis en ligne en 1995, tous ces livres sont intégrés à la bibliothèque début 1997. Si aucun titre de Stendhal n'est disponible en anglais, il existe trois oeuvres de Jules Verne en langue anglaise : From the Earth to the Moon (mis en ligne en septembre 1993), Around the World in 80 Days (mis en ligne en janvier 1994) et 20,000 Leagues Under the Sea (mis en ligne en septembre 1994). En septembre 1998, la même requête donne deux titres supplémentaires, Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand (mis en ligne en mars 1998), et La Révolution française, de Thomas Carlyle (mis en ligne en mai 1998).

Interviewé en août 1998, Michael Hart précise: "Nous considérons le texte électronique comme un nouveau médium, sans véritable relation avec le papier. Le seul point commun est que nous diffusons les mêmes oeuvres, mais je ne vois pas comment le papier peut concurrencer le texte électronique une fois que les gens y sont habitués, particulièrement dans les établissements d’enseignement. (...) Mon projet est de mettre 10.000 textes électroniques sur l'internet. Si je pouvais avoir des subventions importantes, j’aimerais aller jusqu’à un million et étendre aussi le nombre de nos usagers potentiels de 1,x% à 10% de la population mondiale, ce qui représenterait la diffusion de 1.000 fois un milliard de textes électroniques au lieu d'un milliard seulement." Michael Hart se définit lui-même comme un fou de travail dédiant toute sa vie à son projet, qu’il voit comme étant à l’origine d’une révolution néo-industrielle. (En avril 2002, le Projet Gutenberg fête son 5.000e texte. En octobre 2003, le catalogue comprend 10.000 oeuvres dans plusieurs langues. Michael Hart espère franchir la barre du million de livres d'ici 2015.)


7.2. Bibliothèques numériques francophones

ABU: la bibliothèque universelle

Fondée en avril 1993 par l’Association des bibliophiles universels (ABU) dans la lignée du Projet Gutenberg, l’ABU: la bibliothèque universelle est hébergée par le Centre d’études et de recherche informatique (CEDRIC) du Conservatoire des arts et métiers (CNAM) de Paris. Elle est la première bibliothèque numérique francophone du réseau. Fin 1998, ses collections comprennent 223 textes et 76 auteurs.

Ce nom "ABU" est aussi une référence à Aboulafia, petit ordinateur présent dans Le pendule de Foucault, un roman d’Umberto Ecco dans lequel "s’entremêlent savoirs anciens et high tech", et dont l’intrigue se situe justement au CNAM. Quant au nom de l’association, "au départ, il s'agissait de biblioFiles universels, et non de biblioPHiles, mais la préfecture de Paris n'a pas semblé saisir tout le sel de ce néologisme", explique l'ABU sur son site.

Dans sa foire aux questions, l’association donne les neuf conseils suivants aux volontaires souhaitant scanner ou saisir des textes: 1) pas de mise en page, mais un texte en continu avec des lignes d’environ 70 caractères et des sauts de ligne; 2) des sauts de ligne avant chaque paragraphe, y compris pour les dialogues; 3) la transcription du tiret long accompagnant les dialogues par deux petits tirets; 4) des majuscules pour les titres, noms de chapitres et sections, avec un soulignement fait de petits tirets; 5) la transcription des mots en italique par des blancs soulignés; 6) pas de tabulation, mais des blancs; 7) les notes de l’auteur mises entre crochets dans le corps du texte; 8) la pagination de l’édition originale entre crochets (facultatif); 9) l’encodage final en ISO-Latin-1, à savoir en code ASCII (American standard code for information interchange) étendu.

Athena

Créée en 1994 et hébergée sur le site de l’Université de Genève (Suisse), Athena est l’oeuvre de Pierre Perroud, qui y consacre trente heures par semaine, en plus de son activité de professeur au collège Voltaire (Genève). Pierre-Louis Chantre, journaliste, raconte dans L’Hebdo n°7 du 13 février 1997: "Il numérise des livres, met en page des textes que des correspondants inconnus lui envoient, crée des liens électroniques avec des livres disponibles ailleurs, tout en essayant de répondre le mieux possible aux centaines de lettres électroniques qu'il reçoit (mille personnes consultent Athena chaque jour). Un travail artisanal qu'il accomplit seul, sans grande rémunération. Malgré des demandes répétées, le Département de l'instruction publique de Genève ne lui paie que deux heures par semaine."

En 1997, le site, bilingue français-anglais, donne accès à 3.500 textes électroniques dans des domaines aussi variés que la philosophie, les sciences, la période classique, la littérature, l’histoire, l’économie, etc. En décembre 1998, ces collections se montent à 8.000 textes. Un des objectifs d’Athena est de mettre en ligne des textes français. Une section spécifique regroupe les auteurs et textes suisses (Swiss authors and texts). Athena propose aussi un choix de liens vers d'autres bibliothèques numériques (Athena literature resources), ainsi qu’une table de minéralogie qui est l’oeuvre de Pierre Perroud et qui est consultée dans le monde entier.

Dans un article publié en février 1997 dans la revue Informatique-Informations, Pierre Perroud insiste sur la complémentarité du texte électronique et du livre imprimé. A son avis, "les textes électroniques représentent un encouragement à la lecture et une participation conviviale à la diffusion de la culture", notamment pour l’étude et la recherche textuelles. Ces textes "sont un bon complément du livre imprimé - celui-ci restant irremplaçable lorsqu'il s'agit de lire". S’il est persuadé de l’utilité du texte électronique, le livre imprimé reste "un compagnon mystérieusement sacré vers lequel convergent de profonds symboles: on le serre dans la main, on le porte contre soi, on le regarde avec admiration; sa petitesse nous rassure autant que son contenu nous impressionne; sa fragilité renferme une densité qui nous fascine; comme l'homme il craint l'eau et le feu, mais il a le pouvoir de mettre la pensée de celui-là à l'abri du Temps."

Gallica

Secteur numérique de la Bibliothèque nationale de France (BnF), Gallica est inauguré en 1997 avec des images et textes du 19e siècle francophone, "siècle de l'édition et de la presse moderne, siècle du roman mais aussi des grandes synthèses historiques et philosophiques, siècle scientifique et technique". Ce serveur expérimental comprend 2.500 livres numérisés en mode image complétés par les 250 volumes saisis en mode texte de la base Frantext de l’INaLF (Institut national de la langue française). Classées par discipline, ces ressources sont complétées par une chronologie du 19e siècle et des synthèses sur les grands courants en histoire, sciences politiques, droit, économie, littérature, philosophie, sciences et histoire des sciences. Le site propose aussi un échantillon de la future iconothèque numérique, à savoir le fonds du photographe Eugène Atget, une sélection de documents sur l’écrivain Pierre Loti, une collection d’images de l'Ecole nationale des ponts et chaussées (sur les grands travaux ayant accompagné la révolution industrielle en France), et enfin un choix de livres illustrés de la bibliothèque du Musée de l'homme.

Fin 1997, Gallica se considère moins comme une banque de données numérisées que comme un "laboratoire dont l'objet est d'évaluer les conditions d'accès et de consultation à distance des documents numériques". Le but est d’expérimenter la navigation dans ces collections, pour que celle-ci permette à la fois le libre parcours du chercheur ou du curieux et des recherches textuelles très pointues.

Début 1998, Gallica annonce 100.000 volumes et 300.000 images disponibles à la fin de 1999, avec accroissement rapide des collections ensuite. Ces collections numériques pourront également être consultées sur place au moyen de 3.000 postes multimédias (dont quelques centaines fonctionnent déjà à cette date). Sur les 100.000 volumes prévus, qui représentent 30 millions de pages numérisées, plus du tiers concerne le 19e siècle. Quant aux 300.000 images fixes, la moitié appartient aux départements spécialisés de la BnF (Estampes et photographie, Manuscrits, Arts du spectacle, Monnaies et médailles, etc.). L'autre moitié provient de collections d'établissements publics (musées et bibliothèques, la Documentation française, l'Ecole nationale des ponts et chaussées, l'Institut Pasteur, l'Observatoire de Paris, etc.) ou privés (agences de presse dont Magnum, l'Agence France-Presse, Sygma, Rapho, associations, etc.).

En mai 1998, la Bibliothèque nationale de France modifie quelque peu ses orientations premières. Jérôme Strazzulla, journaliste, écrit dans Le Figaro du 3 juin 1998 que la BnF est "passée d'une espérance universaliste, encyclopédique, à la nécessité de choix éditoriaux pointus". Interviewé à cette occasion, Jean-Pierre Angremy, président de la BnF, rapporte la décision du comité éditorial de Gallica: "Nous avons décidé d’abandonner l’idée d’un vaste corpus encyclopédique de cent mille livres, auquel on pourrait sans cesse reprocher des trous. Nous nous orientons aujourd’hui vers des corpus thématiques, aussi complets que possibles, mais plus restreints. (...) Nous cherchons à répondre, en priorité, aux demandes des chercheurs et des lecteurs."

Le premier corpus aura trait aux voyages en France, avec une mise en ligne prévue en 2000. Il rassemblera des textes, estampes et photographies du 16e siècle à 1920. Les corpus envisagés ensuite sont: Paris, les voyages en Afrique des origines à 1920, les utopies, et les mémoires des Académies des sciences de province. (En 2003, Gallica propose tous les documents libres de droits du fonds numérisé de la BnF, à savoir 70.000 ouvrages et 80.000 images du Moyen-Age au début du 20e siècle.)

La Bibliothèque électronique de Lisieux

Créée en juin 1996 par Olivier Bogros, directeur de la Bibliothèque municipale de Lisieux (Normandie), la Bibliothèque électronique de Lisieux suscite un réel intérêt dans le monde francophone parce qu’elle montre ce qui est faisable avec beaucoup de détermination et des moyens limités. Le site propose chaque mois la version intégrale d’une oeuvre littéraire du domaine public. S'y ajoutent les archives des mois précédents, une sélection d’œuvres courtes du 19e siècle, une sélection du fonds documentaire de la bibliothèque (opuscules, brochures, tirés à part), une sélection de son fonds normand (brochures et bibliographies), et enfin un choix de sites normands et de sites littéraires francophones.

La sélection mensuelle de janvier 1998 est: Les Déliquescences, poèmes décadents d'Adoré Floupette (1885), une oeuvre d’Henri Beauclair et Gabriel Vicaire. Les mois précédents voient passer des oeuvres de Théophile Gautier, Vivant Denon, Jean Lorrain, Charles Nodier, Ernest Lavisse, Jean Revel, Charles Rabou, Claire de Duras, Xavier Forneret, Ernest Renan, Joris-Karl Huysmans, Philarète Chasles, Emile Gaboriau, Georges Eekhoud, Prosper Mérimée, Stendhal, Denis Diderot, Gaston Leroux, Marc de Montifaud, etc.

Le rayon littéraire présente une collection de pages consacrées principalement aux auteurs du 19e siècle: des nouvelles de Jean Lorrain, Guy de Maupassant, Alphonse Allais, Octave Mirbeau, Rémy de Gourmont, Jules Barbey d'Aurevilly, Isabelle Eberhardt, Charles Asselineau, Marcel Schwob, Jean Richepin, Eugène Mouton, Jean de La Ville de Mirmont, Léon Bloy, des lettres de Gustave Flaubert, ainsi que des bibliographies et des travaux du lycée Marcel Gambier de Lisieux.

En juin 1998, deux ans après sa mise en ligne, Olivier Bogros relate les débuts de la bibliothèque électronique: "Le site a été ouvert en juin 1996. Hébergé sur les pages personnelles, limitées à 5 Mo (méga-octets), de mon compte CompuServe, il est depuis quelques jours installé sur un nouveau serveur où il dispose d'un espace disque plus important (15 Mo) et surtout d'un nom de domaine. Les frais inhérents à l'entretien du site sont à ma charge, la ville finance de manière indirecte le site en acceptant que tous les textes soient choisis, saisis et relus par du personnel municipal sur le temps de travail (ma secrétaire pour la saisie et une collègue pour la relecture). Ce statut étrange et original fait de la Bibliothèque électronique de Lisieux le site presque officiel de la Bibliothèque municipale, tout en restant sous mon entière responsabilité, sans contrôle ni contrainte.

J'ai déjà rapporté dans un article paru dans le Bulletin des bibliothèques de France (1997, n° 3, ndlr) ainsi que dans le Bulletin de l'ABF (Association des bibliothécaires français) (n° 174, 1997, ndlr), comment l'envie de créer une bibliothèque virtuelle avait rapidement fait son chemin depuis ma découverte de l'informatique en 1994: création d'un bulletin électronique d'informations bibliographiques locales (Les Affiches de Lisieux) en 1994 dont la diffusion locale ne rencontre qu'un très faible écho, puis en 1995 début de la numérisation de nos collections de cartes postales en vue de constituer une photothèque numérique, saisie de nouvelles d'auteurs d'origine normande courant 1995 en imitation (modeste) du projet de l'ABU (Association des bibliophiles universels) avec diffusion sur un BBS (bulletin board service) spécialisé.

L'idée du site internet vient d'Hervé Le Crosnier, enseignant à l'Université de Caen et modérateur de la liste de diffusion Biblio-fr, qui monta sur le serveur de l'université la maquette d'un site possible pour la Bibliothèque municipale de Lisieux, afin que je puisse en faire la démonstration à mes élus. La suite logique en a été le vote au budget primitif de 1996 d'un crédit pour l'ouverture d'une petite salle multimédia avec accès public au réseau pour les Lexoviens (habitants de Lisieux, ndlr). Depuis cette date un crédit d'entretien pour la mise à niveau des matériels informatiques est alloué au budget de la bibliothèque qui permettra cette année la montée en puissance des machines, l'achat d'un graveur de cédéroms et la mise à disposition d'une machine bureautique pour les lecteurs de l'établissement.... ainsi que la création en ce début d'année d'un emploi jeune pour le développement des nouvelles technologies."

La Bibliothèque municipale de Lyon

Une bibliothèque numérique peut être aussi une bibliothèque d’images numérisées. La Bibliothèque municipale de Lyon par exemple décide de mettre sa collection d’enluminures sur le réseau. En 1998, cette collection numérique comprend 3.000 images. A terme, elle devrait comprendre plus de 10.000 images émanant de 200 manuscrits et incunables s’échelonnant du 5e siècle à la Renaissance. Le système utilisé est le SGBI (Système de gestion de banques d'images) créé par la Maison de l'Orient à Lyon, sous l’égide du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et de l’Université Lyon 2.

"Chaque document, signalé par son auteur, son titre et son siècle de réalisation, représente une entité, est-il expliqué sur le site web. Par un double clic sur l'entité choisie, on accède à un écran qui permet de feuilleter les images du document. Chaque écran peut comporter neuf imagettes, correspondant à des objets-images. Lorsque le document comporte davantage d'objets-images, des flèches permettent d'accéder aux objets-images suivants. Chaque objet-image peut comprendre plusieurs images, leur nombre étant indiqué sous chaque objet-image. Un double-clic sur une imagette permet de voir l'image agrandie. Dans une seconde étape, une interrogation multicritères sera possible."

Plus généralement, dans les bibliothèques d’images, le problème majeur reste le temps nécessaire au téléchargement de chaque image. Après avoir d’abord proposé des images en pleine page très agréables à l’oeil mais excessivement longues à apparaître à l’écran, de nombreux sites optent en 1998 pour des images de format réduit, avec possibilité de cliquer ou non sur ces images pour obtenir un format supérieur. Ce problème devrait être résolu à l’avenir avec l’internet à débit rapide, très attendu des iconographes, photographes et amateurs d’images.


7.3. Autres expériences pilotes

Dans le monde anglophone, une bibliothèque particulièrement dynamique est la Bibliothèque de l'UC Berkeley (UC: University of California), qui joint la théorie à la pratique dans son site SunSITE (financé en partie par Sun Microsystems), sur lequel elle monte ses collections et services numériques tout en procurant informations et conseils dans ce domaine.

Une autre expérience intéressante est celle de l’Internet Public Library (IPL), qui se définit comme la première bibliothèque publique de l’internet sur l’internet, à savoir une bibliothèque sélectionnant, organisant et cataloguant les ressources disponibles sur le réseau, et dont toute l’activité s’effectue sur le web. Créée en mars 1995 par l’Université du Michigan (Etats-Unis) dans le cadre de la School of Information and Library Studies (devenue ensuite: School of Information), cette bibliothèque publique d’un genre nouveau comprend en septembre 1998 un total de 20.166 documents catalogués et résumés. Elle recense la quasi-totalité des oeuvres du domaine public (en langue anglaise) librement disponibles en ligne, ainsi que les journaux et magazines.

A titre historique (déjà...), le site Library 2000 donne un condensé des recherches menées entre octobre 1995 et octobre 1997 par le MIT Laboratory for Computer Science (MIT signifiant: Massachusetts Institute of Technology). Pragmatique, le projet Library 2000 étudie pendant deux ans les problèmes posés par le stockage en ligne d’une très grande quantité de documents. Il développe un prototype utilisant la technologie et les configurations de systèmes économiquement viables en l’an 2000, grâce auquel plusieurs grandes bibliothèques numériques sont mises en ligne à compter de l’automne 1997.

Chose logique, en 1998, les bibliothèques numériques anglophones sont encore très largement majoritaires sur le réseau, puisque l’internet a d’abord débuté en Amérique du Nord avant de s’étendre à toute la planète. Les bibliothèques non anglophones progressent toutefois rapidement. Voici trois exemples parmi tant d'autres. Créé dans la lignée du Projet Gutenberg, le Projekt Gutenberg-DE comprend quelque 200 titres de littérature allemande et de littérature étrangère en allemand. Fondé en 1992 par Lysator, un club informatique d’étudiants, en collaboration avec la Linköping University Library (Suède), le Projet Runeberg regroupe 200 oeuvres appartenant à la littérature nordique. Quant à Liber Liber, bibliothèque numérique italienne, elle débute sa page d'accueil par cette maxime éloquente: "Nullus amicus magis liber quam liber."

La numérisation en cours de l'ensemble du patrimoine littéraire et scientifique offre d’immenses perspectives dans les différentes communautés linguistiques. Les perspectives sont tout aussi prometteuses pour les bibliothèques d’images, que celles-ci soient des enluminures, des gravures, des affiches, des cartes postales, des photos, des vidéos ou des films. "Qu’il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique: 'La bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.'" Cette citation de Jorge Luis Borges convient aussi à la bibliothèque numérique.


Chapitre 8: Société de l'information
Table des matières


Vol. 2 (1998-2003)
Vol. 1 & 2 (1993-2003)


© 2003 Marie Lebert