[© Emilie Devriendt, mars 2001]

Deux Dialogues de l'invention poetique, de la vraye cognoissance de l'histoire, de l'art oratoire, et de la fiction de la fable: tres utiles à un chascun desirant bien faire, dire et deliberer, ainsi qu'en ont traicté les anciens.

 

A Monseigneur Olivier, Chancellier, et chef du privé Conseil de France.

Monseigneur considerant souvent à part moy deux choses estre grandement utiles à la vie humaine, voire et necessaire, dire et faire, et de ces deux actions l'une et l'autre ne pouvoir bien et parfaitement faire sans la cognoissance de l'histoire, des oraisons et poemes, comme ceux qui nous enseignent à faire, à dire et à deliberer ce qui est requis en ceste vie à toute manière et gens de quelqu'estat, eage, et condition qu'ils soient, veu que de là nous apprenons ce qu'il nous convient ensuivre et fuir, je me suis mis depuis quelque temps en ca à rediger en deux dialogues ce qui m'a semblé se pouvoir traicter et dire de l'invention, ordre et utilité des ces trois facultez. Ce qui m'a meu principalement a esté le desir que j'ay de voir les arts et sciences remises en leur premiere dignité, à la congnoissance des quelles il est malaisé de parvenir sinon par la voye des preceptes, de la quelle si on s'esloigne tant soit peu, il est forcé (ou il fauldroit avoir un Esprit divin pour rendre son œuvre admirable) qu'on s'arreste en my chemin, et que l'on se prive du tout de ce qui peult à mon jugement en ce monde contenter le plus l'esprit de l'homme, comme le plus souverain bien dont il puisse jouir en ceste vie. Que si on ensuit ceste maniere, s'accompagnant de l'usage et exemples dont sont farcis et plains les livres des ancien, il ne fault doubter que par ces deux instrumens tousjours conjoints ensemble on sera d'autant plus tost au but ou l'on tendoit, qu'un viateur bien dispost advancera de beaucoup celuy qui ne se peult aider de l'une de ses jambes. Et s'il fault penser que les choses qui se trouvent les plus excellentes et parfaictes sont accrues de petits commencements, et ont esté toutes plus petites qu'elles ne sont. Ce qui est cler à voir es choses produictes de nature. Car nous les voyons toutes de petites devenir grandes, comme d'un simple rejeton croistre un arbre fort hault, et un fleuve porter navires qui n'est ailleurs qu'une petite source de fontaine. Et mesme, à fin de ne racompter chasque chose par le menu, la naissance et augmentation de l'homme est fort notoire. De là vient que les arts qui ensuivent nature, gardent aussi le mesme ordre par grande religion, et que le plus grand orateur qui a jamais esté, a commencé son apprentissage par former et assembler les lettres, ne plus ne moins que les plus vaillans capitaines, comme Pausanias, Themistocles, Epaminondas et autres, n'ont gaingné un tel tiltre premier que d'avoir appris au long ce qui est requis à l'art militaire. Ainsi dy-je, les anciens sages congnoissans que par certains degrez on montoit au comble de sapience qu'ils appeloient, ainsi que dit Ciceron au tiers livre de l'Orateur, ont usé de toute diligence à demonstrer cest ordre à ceux qui le vouloient ensuivre, en quoy ils me semblent dignes de grande louenge: car, comme j'ay dict, il sembleroit aussi admirable et divin q'un homme fust excellent en quelqu'art sans l'avoir long temps prattiqué (chose du tout impossible) que si un enfant parloit sortant du ventre de la mere, ou un arbre drugeonnoit à foison, n'estant à grand'peine encores bien enté. Je pourois icy discourir le soing qu'avoient les anciens de faire ainsi instruire leurs enfans, si je ne scavois la chose este de soy assez manifeste, sans avoir besoing de declaration plus ample. En quoy nous debvrions estre plus curieux qu'eux, pource qu'il ne nous convient pas seulement apprendre la maniere et tistre de adjancer si elegamment nostre oraison, ains nous fault arrester à l'intelligence mesme de la langue: à raison que ou ils estoient par maniere de dire tous faicts, il nous y fault de longue main exercer, avant que nous en ayons une congnoissance bien mediocre. Ce que j'en dy, je l'ay appris de vous, Monseigneur, qui requerez sus tout tel ordre estre gardé en l'institution de voz nobles et vertueux enfans, à ce que s'acheminant ainsi du commencement, ils acquerent ceste parfection, à la quelle peu parviennent aujourdh'uy par faulte de telle conduicte, totallement necessaire en noz estudes, comme tesmoigne doctement Platon au premier livre des Loix, disant estre chose impossible qu'en quelque chose que ce soit on devienne excellent, si on ne manie des son enfance et serieusement et par jeu ce qui est propre à tel art. Car, dit il, ce est le chef d'une bonne instruction. Donques pourra il estre que je n'auray perdu temps d'avoir lié en ce livre comme en un faix tout ce qui pouvoit estre recueilly des anciens pour l'illustration et ornement de noz estudes: et si ainsi est, c'est à dire si vous en faictes tel jugement comme avez coustume de faire de choses semblables, me voylà ou je desire et ne crain plus que quelqu'un malveillant ose detracter au contraire. Du reste, j'ay plus tost pris grade à suivre tel subject et bon ordre, usant des termes receus en chasqu'art, qu'à user d'un langage adjencé, et d'une diction parée, dont nous doibt peu chaloir, pourveu que les sentences y soyent bien conjoinctes, et de bonne suite. Or si j'ay pris la hardiesse de le vous presenter Monseigneur, qui meritez choses de plus grande estoffe, vous le prendrez s'il vous plaist en bonne part, consideré que j'eusse esté à bon droict accusé d'inhumanité et ingratitude, ou plus tost, de folie et temerité, si j'eusse aultrement faict, pour les graces que je recoy tous les jours de vous en la continuation de mes estudes, dont je me sen et sentiray redebvable toute ma vie à vous et aux vostres, priant le Createur vous donner Monseigneur en bonne santé, tresheureuse et longue vie. De Paris, au Royal College de Mignon, ce 18 d'Octobre, 1559. Vostre plus que treshumble et tresobeissant serviteur Daniel D'Auge.

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Proeme de l'Autheur

Plusieurs se sont mis à escrire au long de l'art poetique, les quels ont plus tost eu esgard à l'ordre et disposition des matieres, et generalement à la nature du subject, qu'à ce qui est, à mon jugement, plus necessaire, comme la maniere de pouvoir particulierement orner l'invention, et l'enrichir si proprement, qu'elle soit non painte de ses couleurs, ains informée bien à plain: de sorte qu'il en puisse naistre apres, ainsi que dient les philosophes, un perfaict composé qui produise prouffit et plaisir, si bien que l'escrivain ait tousjours que dire, sans s'esloingner mal à propos du fil de la matiere qu'il veult traicter, et qu'il ne soit contrainct à faulte de matiere d'abandonner son entreprinse pour n'avoir promptement subject ou moyen de la conduire à la fin, c'est à dire à la derniere perfection qui luy est la plus requise. Et pour autant que le tout gist non seulement en bien scavoir retrouver les choses, et user d'une bonne disposition pour les adjancer, mais en les pouvoir et scavoir retrouver artificielle-

ment et de bonne methode, à fin que les matieres communes deviennent propres, estans bien et beau prattiquées et informées, brief enrichies en maistre et bon ouvrier, j'ay voulu voir s'il y avoit ordre de donner accomplissement à cest œuvre: et ayant besoing de deux aides, de l'Orateur et du philosophe, il m'a semblé estre bon d'user de deux traictez en forme de dialogue, et introduire personnages dignes de foy, excellens et de longue main exercez en l'art oratoire, et en la philosophie, pour mieux entendre d'eux ce qu'avons icy en brief proposé. Combien que sans user du nom d'aultruy, je me suis voulu servir de ces trois lettres A B C comme je voy aucuns avoir faict autres fois, pour craincte d'offenser ceux qui ne veulent estre nommez aux escripts d'aultruy. Doncques je m'efforceray d'estre brief et tost resolu en leur devis, entendant plus à l'art de bien retrouver qu'à toutes aultres choses, et pour ce faire j'ensuivray quelques fois plus le propre naturel des choses, qu'un stile mignard et affecté, à fin de mieux les exprimer, mesmement qu'il fault ensuivre ce chemin pour enseigner chasqu'art.

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Premier dialogue.

Que vous semble de la poesie, Monsieur ? J'en auroys voluntiers vostre opinion, à raison que les poetes font profession d'estre plus grands et plus sages que les philosophes, aux quels toutesfois ils me semblent bien tenus, ne pouvans dire quelque chose de bon, qu'ils ne la preinent d'eux. Ne trouvez estrange que je vous face telle demande, car il y a ja long temps que je me suis mis à les lire, comme fort utiles pour la contemplation et action, à raison de la grandeur des choses qu'ils dient, et de la varieté des cas qu'ils traictent. Et les lisant, il m'est venu desir d'en communiquer, si quelques fois l'occasion s'offroit, avec personnages bien entendus, comme vous estes, et studieux d'iceux, mesmement de ceux qu'on appelle heroiques, comme Homere et Virgile. B. Il est ainsi comme vous dites: mais ce que vous avéz dict, ne me semble asséz, pour ce que s'il n'y a encores de l'historien et orateur meslé parmy, ils ne scauroient bonnement

sortir de leur entreprise, comm'ils devroient. A. Je cuidois que ce fust assez qu'ils fussent expers en la philosophie naturelle et morale, pour scavoir descrire la nature et les operations des choses, et faindre fables, mais il me semble par vostre dire, à quoy je n'adjouste pas peu de foy, qu'il est mestier qu'ils ne soient ignorans de l'histoire et de l'art oratoire. Par quoy je vouldrois bien entendre de vous à quel propos vous dites cela, et par quelle raison (je vous diray puis apres pourquoy il convient qu'ils soient philosophes) pour ce que vous faictes plus profession de cela que moy, qui ay ja long temps a employé tout mon temps à lire tousjours la philosophie en l'Université de Paris, et vous de vostre part, vous estes addonné longuement à la composition, et maniement des affaires publiques, si que, comme porte le devoir, vous le devez trop mieux scavoir que moy, mesmement que le long usage d'une chose vault assez, que vous nommez ordinairement experience et exercitation, et nous Art et Prattique. B. Je ne puis que je ne vous accorde en partie vostre dire: aultrement c'est à faire un homme fort inhumain et peu advisé faire trouver menteurs voz semblables, d'autant que vous

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estes fort exercé en l'un et l'aultre estude, et que sus tout vous pouvez seoir ferme jugement, et en parler asseurement comme scavant. A. Or puis que nous nous sommes retrouvez ensemble, et ja entrez si avant en ce propos, vous me ferez un singulier plaisir de tenir propos de cecy, s'il ne vous est moleste, et n'avez quelqu'autre pensee ou affaire qui plus vous presse. B. Puis que vous me donnez ceste charge, et que je voy qu'avez la chose affectée, je la soustiendray voluntiers à mon possible, pour veu qu'encores vous me vouliez promettre de vous y employer de vostre part, comme je croy que vous feréz. A. Comme l'homme ne se doibt blasmer en ce qui merite louenge, ainsi est il convenable que cil se mette à parler de quelque propos qui en ha l'usage et prattique plus qu'un aultre. Par ainsi commencez, puis qu'il vous appartient. C. Je m'estimeray heureux d'ouir deux hommes si rares que vous estes, deviser de ce que je desire moult entendre et scavoir, et à vray dire ce n'est sans quelque bonne adventure que je me suis aujourdhuy trouvé en si bonne rencontre. Et pource je vous prie Messeigneurs vouloir entierement satisfaire à ce, pour la bonne nature et gratieuse courtoisie qui est en

vous. B. Estant tenu de vous obeir qui meritez d'estre reveré et obey pour beaucoup de grands et rares dons et grace et vertus qui en vous reluisent, je commenceray, vous priant d'estre content de finir puis apres. Je dy qu'ainsi comme scavoir l'art et le moyen de dire et bien ordonner les choses est de grande importance, ainsi est il necessaire de croire que non seulement tout cela fait besoing à l'invention, ains qu'il convient avoir un aultre plus grand et plus utile congnoissance, à scavoir en quelle maniere elle se peult orner et enrichir. Premierement si le docte pense qu'il luy soit necessaire estre orateur, il congnoistra qu'il luy conviendra introduire harengues et parlemens, et en ce consyderera par l'art tout ce qui est requis pour traicter à plain les matieres, dont il fauldra qu'il parle, et scachant les parties necessaires et convenables, il scaura aussi celles qui seront superflues et disconvenables. Et n'estant aultre chose estre orateur, que pouvoir bien mouvoir, conseiller et prouver, je ne trouve autre voye pour pouvoir entierement ce faire et congnoistre, que scavoir ce qui fait besoing, qui s'appelle Art. Et pour ce que l'ora-

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teur doibt non seulement trouver, mais scavoir bien user des choses trouvees, imiter les compositions d'aultruy qui soient bien trouvees, bien disposees et bien dictes, il aide beaucoup, à raison qu'on apprend plus aisément voyant les effects que les oyants, puis qu'on congnoist la perfection et vertu des choses a leur forme et operation. A. Ce que vous dites est vray Monseigneur poursuivez, que je vous escoute voluntiers, non seulement pour vous tenir ma promesse, ains pourautant que les raisons que vous admenez me meuvent et persuadent beaucoup, et me semblent, comme nous disons, demonstratives. B. Je tasche à faire ainsi que m'avez enjoinct, disant ce dont il me souvient pour la matiere proposée: mais gardez bien que l'amour que me portez ne vous decoipve, et que la verité ne soit si grande que vostre expectation. A. Vos œuvres rendront cela cler et manifeste, comme elles ont faict jusques icy, et certainement je vous tien pour tel que vous vous estes tousjours monstré. Suivez je vous prie, que le desir que j'ay de vous ouir deviser sus ce propos me poingt d'autant que vostre modestie vous refrene. B. Je

m'efforceray de vous satisfaire, mais avant que passer oultre, il me semble qu'il n'y aura point de mal de resouldre premier une doubte que de parler de l'invention, Quelle partie des trois, ou ceste cy, ou la disposition, ou l'elocution est plus necessaire ou plus difficile, ayant tout homme qui se met à escrire besoing de toutes. L'invention me semble estre plus necessaire et plus fascheuse, car toute la vertu consiste aux principes et fondemens, pour estre la substance, sur laquelle semble que s'appuyent les deux aultres come accidens, et pour laquelle elles sont retrouvées: et à vray dire, cestecy me semble produicte de plusieurs nobles causes, premierement de la promptitude d'esprit, don de nature: puis d'avoir leu, ouy et veu plusieurs choses: finablement elle ne vient de l'art, lequel monstrant la beauté et convenance d'icelle semble enseigner ce qui luy est necessaire, et la maniere de l'enrichir, et de luy donner toutes les parties, tous les sens et espritz qui luy conviennent, ainsi comme à un corps animé et sensible lequel ha besoing de toutes ses vertus organiques, et de tous ses membres, et instrumens, pour pouvoir produire ses dernieres operations, pour la fin desquelles il fut fabriqué et composé par nature. Oultre

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ce, ceste cy seule est cause que l'homme exprime mieux ses conceptions, pour ce que l'abondance et foison de l'invention fait qu'on peult convenablement et tost traicter de quelque matiere que ce soit bien à plain: et pour ce furent trouvées les sciences et disciplines, à fin qu'on peust raisonner de toute chose copieusement, avec discretes et doctes raisons. Auxquelles on voit que et les hommes sages et les ignorans prestent ordinaireent foy, estant ignorance mere de tous erreurs, et doctrine accomplissement des operations. Et d'autant plus grand est le plaisir qu'on tire de l'invention, que d'elle dependent et procedent toutes les actions. De là prindrent anciennement origine les loix, et toutes les institutions divines et humaines. De là nasquirent toutes les opinions, lesquelles puis apres decidées par dispute donnerent congnoissance de la verité. De là sortirent les vertus morales, et tout ce qui est reigle, mesure, et frain, des esprits vitieux, les quels comme une meschante terre laissée en friche produisent chardons et autres herbes inutiles venimeuses et piquantes: somme, de là l'on tire tout ce qui est utile et convenable à chas-

que estat et condition des choses ou des hommes. Et jacoit qu'elle soit plusieurs fois cause de beaucoup de maux, si est ce qu'elle produit biens infinis, estans celui tres utile qui opere le bien à fin de bien, comme pernicieux quiconque fait bien à fin de mal, et au contraire. Elle vient accompaignée de deux qui luy prestent ayde, dont elle se sert beaucoup, l'experience et l'exercitation, n'estant aultre chose scavoir qu'exercer les choses experimentées tant qu'elles deviennent art ou science, selon leur nature, vertu, et proprieté. Puis à telle perfection nous conduit la diligence et imitation: et certes imiter n'est aultre chose qu'ensuivre les effects des choses, et tresbien les congnoistre, observer, et les scavoir retirer si besoing est, puis les accommoder à son propos selon les lieux et temps opportuns, ou en parlement ou en action. Il ne fault icy dire l'homme estre different des bestes seulement pource qu'il parle, mais pour ce que seul il scait retrouver choses raisonnables, et operer avec raison. Et de fait l'oraison ou harengue vaine, fust elle composee et tissue de belles, cointes et bien ornees parolles, ne pourra pas estre appellee digne d'homme, mais munie de grande raison, comme si ell'estoit

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sententieuse et plaine d'experience, d'art, et de doctrine, parler n'estant aultre chose qu'un image et simulachre de l'esprit, et de toutes les operations, et de toutes les pensees non indice et argument, ains pourtraict presque vif, et tresprudent capitaine: pource qu'il a esté donné à l'homme pour pouvoir monstrer l'utilité, le dommage, ce qui est juste et injuste, ce qui est honneste et deshonneste: d'ou naist puis apres la police, et le gouvernement public et privé: vray est que dire d'un bon ordre, descouvre plus le jugement et la raison, et donne plus facile intelligence et plus reiglee des choses. Encores ne scauroit on descouvrir les conceptions de l'Esprit, sans l'election et usage des parolles: et scavoir bien exprimer le tout et de bon ordre est comme une clef qui ouvre un tresor enfermé, estant la vertu des choses cachee es parolles. Il ne fault dire pourtant que la disposition ou elocution soient ou plu nobles ou plus necessaires, et moins, plus difficiles, pour autant qu'il y a tousjours plus grande difficulté et noblesse en la science qu'en la methode: Que si l'invention ha besoing de celles cy, ce advient pour ce qu'elle ne se peult monstrer sans elles, ainsi comme on ne peult

voir substance composee sans accident. Et pour dire de la disposition, il ne s'ensuivra pas que la Logique soit plus noble que la Philosophie ou que les Mathematiques, pour tant si ell'enseigne la maniere de les bien disposer et ordonner. Encores moins dira l'on les parolles estre plus dignes que les choses, estans le vray instrument artificiel produict de l'entendement pour declairer l'estre et la nature d'icelles. Je pense avoir suffisamment deduict tout ce qui appartient à ce propos. Qu'en dites vous Monseigneur. Voulez vous point adjouster quelque chose que j'aye omise, ou mal dicte ? A. Je ne voy rien qu'on peust dire d'advantage pour confirmation de ce: mais je desire fort que vous ayez que dire, pour vous ouir si sagement deviser. Je scay bien que si vous voulez penser tant soit peu, il vous souviendra de plusieurs aultres raisons que vous avez souventesfois veues, et leues. B. A bon et scient en vous escoutant il m'est souvenu d'une aultre raison qu'on dit, que l'ordre naist des choses bien ordonnées, et l'art de nature: tellement que estant les parolles artificielles et non pas naturelles, car elles ne seroient pas ad placitum, comme disent les

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Logiciens, je diray qu'encores sont elles produictes et nées de l'invention, pource qu'elles ont esté trouvées pour pouvoir representer la nature, les effects, et affection des choses. De quoy Aristote et Platon ont esté en si grande controverse. Ce qui est pourtant cler de soy à ce qu'on peult voir par les effects, pource que les choses naissent sans nom, mais elles apportent quand et soy la forme, selon la quelle, ou selon leurs effects et accidens, elles sont denommées par ceux qui leurs imposent le nom, de facon qu'on leur donne divers noms ne plus ne moins qu'on trouve diverses formes et diverses langues. A. J'attendois de vous ceste derniere conclusion, et me doutois bien que vous la diriez si vous estiez provoqué. B. Doncques me semble il que pouvoir deviser raisonnablement et abondamment en toute matiere, naist premierement de l'Invention, et puis des parolles usées comme un sien Instrument organique animé. Partant dit Aristote au commencement de sa Rhetorique que plus asseurément et d'un meilleur advis parle cil qui demonstre le faict, qu'un qui s'occupe et efforce de mouvoir le juge avec de vaines affections qui peuvent

se comparer aux pures et simples parolles, lesquelles sont seulement, comm'elles, ornement de l'oraison, et ainsi comme elles se doivent accommoder aux preuves, ainsi celles cy ont de coustume de s'adapter à la nature des choses. Et ou il dit qu'avec raisons ou vrayes ou vraysemblables, comme mesme afferme Platon, on doibt disputer la cause, il me semble que toute la faculté d'orer consiste en l'Invention, estans vrayes ou vraysemblables les conceptions et les parolles, quand les choses sont telles. Et pource les Philosophes dient qu'il n'y a point de science de ce qui n'est pas, et que la verité vient des choses, ne se pouvant congnoistre ou eslire chose qui ne soit par elle mesme, ou par aultre semblable. Encores ne gist pas le delecter et mouvoir es comparaisons, aux similitudes, aux exemples, et aux vertus et vices, qui ne sont parolles, ains choses exprimées avec les doigts et representées, si qu'elles meuvent ensemble la face, les sens, et les esprits de hommes ou à compassion, ou à courroux, qui sont paradventure les deux mouvements principaux de l'oraison, et de chasque poeme ou Tragique ou Comique, pour autant que de l'un naist cruauté et hayne: et de l'aultre douleur du mal,

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et resjouissance et plaisir du bien d'autruy. Et pour ne racompter par le menu toutes choses particulieres, je dy que s'il n'y avoit aultre raison pour prouver tout ce que nous avons dit de l'Invention, suffiroit ce que dit Aristote en l'art poetique, ou il met la difference qui est entre l'Historien et le Poete, disant qu'il n'est Poete pour les vers, ains pour la fable, c'est à dire pour la qualité de l'invention et imitation, et s'il vient à ne point imiter les choses, incontinent il devient narrateur, et non plus imitateur. Des aultres deux, à scavoir de la disposition et elocution, assez en dit le mesme en la Poetique et Rhetorique, lesquelles furent trouvées pour pouvoir deuement deviser de quelque matiere que ce soit, comme nous disions par cy devant, ornant et representant les choses, comme le pourtraict artificiel represente la forme naturelle: ne l'informant pas pourtant en aucune maniere, pource que les parolles ne peuvent donner estre ne materiel ne formel aux choses, ayans esté trouvées seulement pour signifier leur estre et forme tant substantielle qu'accidentale. Que si les vers estoient forme de la Poesie pour estre composez et tissus de parolles, il s'ensuivroit que

tous ceux qui feroient vers d'une facon assez gentille et limee, seroient poetes. Ce qui est faux, la poesie prenant forme non de celles cy, ains de la maniere de l'invention et imitation, par la quelle elle est appellée de tel nom, à scavoir que les propos de Socrates, comme dit Aristote au commencement de la Poetique, sont une poesie recueillie. Ny de la matiere, mais de la forme viennent les differences qui se trouvent entre les choses, comme de celle la leur quantité et multitude. En quoy Virgile est il different de Lucrece, et Homere d'Empedocles, comme l'a affermé le mesme, sinon pour l'invention, laquelle est ame de toutes les imitations poetiques ? Jamais l'on ne dira que l'art voise devant la nature, pource qu'il s'ensuivroit que des parolles (qui sont purs instrumens et conceptions artificielles, seulement trouvées, comme il a esté dict, pour representer les choses, ou leurs operations) elles prendroient l'estre qui leur vient de la forme. Mais il y a grande difference entre celles la, aussi bien qu'en celles cy: dont puis apres naist la diversité non de la bonté des poemes, aincois

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de leur dernier ornement, quand ils sont faicts d'egualle matiere poetique. De quoy fault conclure, que la robbe ne donne pas estre ou forme aux choses, ains les vest et orne comme invention artificielle. Au demourant il est tout vray que le plus perfaict poeme est celuy qui se faict de fiction, d'imitation, et de vers. C. Je diray sus cela deux mots. Il me semble qu'il y a encores une doubte en ce que vous avez dict et prouvé, pource que l'on dit qu'en la forme qui est l'eloquence, en la matiere qui est la chose proposée, et en la fin qui est l'auditeur consistent toutes les harengues du monde. B. Il est vray, mais fault entendre que les parolles ainsi qu'on dit donnent forme aux choses, non qu'en aulcune maniere elles les informent, mais en ce qu'elles viennent à les signifier. Qu'ainsi soit, les Logiciens dient ordinairement le syllogisme donner forme à la matiere demonstrative, topique et sophistique, en ce que les termes et les propositions de luy peuvent signifier choses necessaires, probables, ou apparentes: et ce encores advient par la methode et ordre qui se tient à argumenter et prouver. Donques ayant ce me

semble prouvé tout cela à suffisance, reste d'esclercir ce dont nous entendons principalement traicter, comment se peult faire riche et copieuse l'invention poetique. Mais nous dirons premierement quelle difference il y a entre l'Historien, l'Orateur et le Poete, à fin de discerner puis apres et congnoistre plus clerement tout ce qui leur appartient, estant chasque faculté differente de l'aultre, ou pour la matiere qu'elle traitte, ou pour la methode qu'elle tient, ou pour le moyen d'user des choses. Parquoy nous disons que l'Historien et l'Orateur sont conformes à faire quelques fois exorde, et narrer le faict d'ordre: tellement que celuy la se sert de l'Orateur pour faire oraisons et former parlemens, et cestuy cy de l'historien pour reciter les dicts et faicts d'aultruy en confirmation de ses raisons: et souvent mesme l'historien pareillement se sert de l'histoire, admenant exemples de la vie, des lieux, des coustumes, des actions, et des evenemens d'aultruy. Ils sont puis dissemblables, en tant qu'à l'un convient dire tousjours vray, à l'aultre par raisons vraysemblables et probables narrer et dis-

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puter le faict, fuyant le plus qu'il peult ou couvrant ce qui pourroit nuire, et disant seulement ce qui peult aider, declarant ce qui est doubteux, confermant et accroissant ce qui a esté prouvé par luy, ou est cler de soy mesme. Somme, il fault que l'orateur argumente, et en parlant delecte et meuve: argumente dy-je, en trouvant artificielles raisons persuasibles et aptes à se faire croire: delecte, usant d'exemples, similitudes, comparaisons, digressions, faceties, parlemens, ou fictions morales appartenantes aux actions humaines (les quelles choses tiennent lieu de preuve) avec bonne maniere de dire, et prononciation accommodée. De mouvoir je ne diray aultre chose, à raison que vous en parlerez quand vous traitterez comme philosophe de la maniere de mouvoir les affections. Et tout cela doibt estre accommodé à la cause. L'office de l'orateur est scavoir convenablement parler en tout temps et lieu, en toute matiere et action civile, et devant toutes personnes. Le poete se sert de l'un et de l'aultre. De l'un, à faire exordes, narrations, et oraisons: de l'aultre, à

reciter poetiquement l'histoire, puis d'un droict, puis d'un transporté ordre, prenant partie de ceste cy, partie de la philosophie naturelle et moralle. Qui est le poinct que devez decider, et pource je n'en parleray plus, de paour qu'il ne semble que je ne sois trop audacieux voulant entreprendre plus que de raison. A. Je croy que quand se viendra à moy, je me pourray bien faire honneur de vos choses, et ne seray seulement interprete, ains admirateur, tant vous me semblez avoir bien dit: et toutesfois non pas plus que ce qu'on attendoit de vous, car à vray dire, vous respondez de vostre œuvre à la grande expectation que nous avions de vous. Mais ce me seroit grand plaisir sil vous plaisoit dire plus clerement et plus distinctement ce qu'avez embrassé en peu de parolles comme en un petit faix, à scavoir qu'elle chose appartient à l'histoire, et l'ordre que doibt tenir l'historien, et en quoy se sert de luy le poete, et semblablement de l'orateur. B. Si j'estois aussi prompt à respondre comme vous à demander, j'espererois de vous pouvoir satisfaire, si est-ce que j'en diray ce que j'en scay particulierement comme il semble que requerez, pour ne vous laisser

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du tout mal satisfaict. Premierement je diray de l'ordre, pource qu'en traittant cela, l'on viendra en la congnoissance de tout ce qui appartient à l'histoire. L'ordre de celle cy que vous appellez methode, qui est une reigle bien juste de ce qu'on escrit ou parle, ha regard ou à personnes ou à faicts. Et pour traicter de tous deux, fault suivre l'ordre de nature, laquelle va des causes aux effects à operer, ainsi comme ont coustume les sciences mesmes de proceder à scavoir. Doncques si l'on traicte des personnes, on considerera deux choses, l'une le generant, l'aultre le lieu ou chascun aura esté engendré. Quant est du lieu, on viendra à considerer la situation, la nature, et qualité qui est en luy, ensemble l'origine, la puissance, la noblesse et les coustumes de ceux qui y habitent. Quant au generant, quel il est, et quels ont esté ses majeurs et ancestres, qui sont les deux conditions que l'on considere principalement, estans le pere et la patrie, comme vous dictes un commun principe de la generation. Puis vient l'education ou nourriture. Laquelle d'autant est plus difficile, que celle la est facile, pour autant que nourrir et bien eslever une plante ou

aultre chose produicte de nature, est grande peine, et pource doibt l'on descrire et narrer les bonnes et mauvaises coustumes des lieux, et des personnes, ou publiques ou privées, à fin de congnoistre et prevoir quelles pourront estre leurs operations. On doibt apres traicter de l'erudition et de la religion, estans ces deux moult necessaires à l'education, pource que tels sont ordinairement les hommes, quels sont les lieux ou ils sont esleuz et creuz, et quelle est la discipline en laquelle ils ont esté endoctrinez. Et là mettra l'on encores l'institution des loix, des sacrifices, des cerimonies, des gouvernemens, des jeux, et d'aultres choses semblables appartenantes à iceux, avec leur occasion et origine, et la maniere et coustume d'exerciter les lettres ou les armes. Oultre ce, la creation des magistrats et d'autres offices avec leur nom, et la maniere de les creer: et tout ce fera l'on quand besoin sera, selon l'ordre, la succession, et la verité des actions. Il n'est pas aussi moins necessaire narrer les conversations, les parentez, et amitiez qu'ils ont eues et tenues, et suivant l'ordre des temps il sera convenable escrire les faicts et dicts prudemment et justement,

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ou fortement ou temperament, ou ce qui aura esté faict de quelqu'un au contraire, tellement qu'il ait changé d'estat et condition, ou perseveré en la premiere, ou par infortune, ou de propre volunté meue d'une impetuosité, ou d'un raisonnable discours. Et poursuivant d'ordre la narration de toutes les actions, on viendra à inferer ce qui aura esté commis de vertueux ou de vitieux par cil de qui on parlera. Que si l'on parle de personne ou publique ou privée, on dira, s'il aura eu enfans, avec leur nature et qualité, et de quelle femme ils auront esté engendrez, et quelle chose sera advenue d'eux, si d'adventure il est besoing, et qu'il face au propos. Aussi comment chascun se sera porté en chasque action, avec l'utilité, les honneurs, les dignitez esquelles il sera en quelque maniere parvenu, c'est à scavoir ou par vertu ou par fortune, ensemble toutes ses entreprinses, dont il ait à la fin acquis ou bonne renommée, ou infamie. Ainsi pour traicter grands faicts et dignes de memoire, l'on doibt premierement exposer les occasions des choses advenues, ayant esgard aux lieux, aux personnes, et aux accidens, et racompter les conseils et les deliberations faictes la dessus avec leurs raisons, causes et oc-

casions pource que d'autant que les entreprises sont grandes, tant plus doivent elles estre considerées: en après narrer les effects, comme parties nées et engendrées de là, et puis tous les evenemens, comme inimitiez, discords, guerre, paix, confederations, astuces, tromperies, conjurations, trahisons, ires, desdaings, soupcons, pitiez, cruautez, vengeances, meurtres, felicitez, infelicitez, pertes, acquestz, douleurs, resjouissances, prodiges, augures, monstres, consultations, et responses de divinateurs, ou d'oracles, songes, mort de personnages, naturelles, voluntaire ou violente, juremens, fuites, voyages, commissions, commandemens, ambassades, oultrages et injures, bruitz et tumultes, rebellions, tyrannies, salaires, supplices, spectacles, triomphes, pestilences, infirmitez, chertez, famines, contentions, aydes et secours, redditions, provisions, conseilz, admonitions, reprehensions, et persuasions, et finablement tous les accidens qui peuvent advenir aux actions humaines selon la qualité des faicts, des temps et des lieux, des personnes, et cas fortunez, par leurs operations, institutions ou maniemens, ce qu'il peult advenir de bien ou de mal au gouvernement public, comme victoires, assiegemens, bresches, desconfitures, saccagemens,

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desgasts, proyes, rapines, expugnations, ruines, subjugations, prises, destructions de lieux, de personnes, de peuples, de familles, de royaumes, d'empires, ou leurs delivrances, restaurations, acquest ou accroissement, ou edification, et des conseilz et des actions il monstrera quelle chose il loue ou blasme, c'est à dire ce que doibt louer ou blasmer cil qui escrit. Et es choses faictes il descrira, non pourtant par particules, ce qui a esté faict, dict ou advenu, mais encores en quelle maniere et de quelle sorte, et du tout exprimera les causes et les cas, ou de sagesse ou de temerité, et pour conclure, fault narrer en quel lieu, de qui, quand et pourquoy les choses ont esté commencées, et en quelle maniere faittes, et traictées, et quelle fin elles ont eu, de laquelle naisse puis apres honneur ou vitupere, prouffit ou dommage, en cas que la fortune qui domine es choses humaines n'ait point esté contraire aux honnestes et utiles conseils et justes vouloirs, pour autant que ce n'apporte point de blasme qui vient du sort, non plus qu'il ne merite point de louenge. Et si les conseils sont bons et prudens, il ne s'ensuivra pas pourtant qu'ils ne puissent estre empeschez du lieu, du

temps, et des accidens, lesquels ne se peuvent si legierement prevoir, comme encores les imprudens et vitieux ou meschans, pour les mieux nommer, souvent n'ont point d'effect, estant la fin de toutes les choses d'icy bas dangereuse et incertaine. De là vient qu'on dit qu'on delibere mieux par les evenemens, pource que l'occasion admeine le jugement, estant l'experience mere des actions, et fault sembler plus tost prudent que fortuné comme encores plus tost desavanturé qu'imprudent. Mais narrant le tout d'ordre, il est besoing que l'historien die la verité, à scavoir que l'histoire est un tesmoignage des choses passées, faictes, dictes, ou advenues, composée de plus vrayes narrations et de plusieurs descriptions, ainsi comme l'orateur mesme se sert de plusieurs lieux et argumens. Que si d'adventure l'on trouve en quelques histoires tel ordre n'estre pas gardé, ce adviendra ou pource que il y aura plusieurs choses dessusdictes qui ne seront pas à propos, ou pource qu'on cerchera à mettre plus voisines les causes à leurs effects, ainsi que l'on voit aux historiens, quand ils entrelacent quelque aultre histoire, ou quelque accident,

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pour pouvoir mieux continuer la narration: pour autant qu'ainsi comme l'art oratoire vient de l'eloquence, ainsi fault il qu'escrire histoires suive l'ordre des actions. Et comme les effects sont causez des choses precedentes, ainsi peuvent ils devenir causes des choses qui les suivent. Pour toute conclusion je dy que les operations et les accidens sont occasion que quelquesfois la narration se confond ou interrompt, jusques à tant qu'on trouve les causes des evenemens, pour puis apres pouvoir mieux continuer les choses encommencées, si qu'elles se puissent absolument narrer ou conjoindre avec les suivantes. Mieux se declarera la maniere et l'art d'ordir et tistre l'histoire, quand nous traicterons des six conditions, et de l'ordre des oraisons et des poemes heroiques. A. Pardonnez moy si j'interromps voz propos. Il me semble que souventesfois les historiens ne sont pas veritables, ains plus tost orateurs, introduisans harengues et concions, comme admonitions, exhortations, reprehensions, excusations, prieres, dissuasions, persuasions, louenges, blasmes, accusations, defensions, recommendations,

consolations, conseils, propositions, responces, et aultres raisonnemens, lesquels ont quelques fois en soy si grand art, si grans argumens ou exemples, qu'ils passent oultre la loy de l'historien: pource qu'il me semble que leur office est de conjoindre et nouer toute chose ensemble comme d'une chesne, et ne pas faire plusieurs narrations, ains une seule continuée en telle maniere que ce qui suit ne se departe ou esloingne de ce qui a esté laissé derriere: passer et recueillir briefvement les petites choses et gueres necessaires, traicter les grandes à suffisance suivant la nature des matieres, non l'abondance des parolles, ne tenant compte de celles qui sont viles, touchant seulement ce qui peult aider, en tant qu'il soit beau, excellent et necessaire, sans laisser chose digne de memoire, et qui puisse apporter utilité à ceux qui viendront apres à la lire. Et fault que le tout soit plus tost escript et narré, qu'adorné, estant tant louée en la poesie et en l'histoire la briefveté qui ne vient pas de pauvreté de matiere, ains qui apporte et conjoinct gravité aux choses faictes ou dictes. B. Il ne se fault esmerveiller de ce, pource que la cause

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bien entendue peult plus tost apporter doctrine qu'admiration. Je scay bien que le scavez, je le vous diray pourtant. La force et vertu de l'histoire est narrer les choses faictes ou dictes par les hommes illustres, et pour ce il doibt racompter leurs faicts tant en paix qu'en guerre, et semblablement ce qu'ils ont dict ou par nature, ou par experience, ou par doctrine, et en toutes trois la coustume et l'usage aident assez. Et ainsi comme l'on escript les faicts, ainsi doibt on pareillement escrire les dicts, n'estant possible qu'aucun gouverne ou une cité, ou un royaume, ou empire, ou exercite, sans parler, pource que par fois il est mestier d'induire les soldats, ou peuples subjects à ce qui leur est plus honneste ou plus utile, je dy à traicter paix ou à combattre, et les enseigner non seulement à obeir, ains à vivre selon les loix, selon l'usance et coustume des lieux, et s'accommoder aux occasions et aux evenemens. De là vient qu'on dit que ceulx qui plus scavent, mieux gouvernent. et puis que les actes et les parolles rendent tesmoignage du cueur, il fault que le cappitaine soit bon orateur, à fin qu'il scache et puisse par là recueillir

les amis, commander, donner responces convenables, rendre graces à ceux qui ont faict plaisir, pouvoir consoler les tristes et affligez, les conforter en leurs fascheries et dangers, les exhorter à vertu, revoquer de vices, donner conseil, mouvoir les subjects et appaiser selon la necessité et l'occasion, et persuader aux soldats et aux peuples tout ce qui peult estre à l'honneur et prouffit tant du cappitaine que du public, et leurs remonstrer que c'est pour leur bien et gloire. On dit apres que l'histoire se fait de plusieurs narrations et d'une seule, ainsi comme plusieurs operations s'addressent souvent à une seule fin. Et les occasions encores qui meuvent l'historien à faire, ou pour mieux dire introduire parlemens et oraisons, sont telles, qu'il luy est necessaire faire consulter au senat les choses d'importance, faire parler ambassadeurs, et leur donner responce, louer, blasmer, accuser et defendre, admonester, conforter et reprendre selon l'occasion des maniemens, et selon la qualité des personnes, et des accidens qu'il narre, comme lon voit en Thucydide

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et Xenophon, ou ils traictent des faicts des Grecs, et en Tite Live. Les concions se font ou introduisent par l'historien en deux sortes, ou en forme d'oraison, ou de simple narration, racomptant et recueillant briefvement ce qui se pouvoit lors dire selon la dignité ou indignité des choses, et selon la nature, convenance, opportunité, besoing et circonstances des faicts passez, presens ou advenir, et selon les qualitez des personnes, des actions, des lieux et des evenemens. J'appelle evenemens les accidens qui ont coustume d'advenir ou au mylieu, ou à la fin des actions, ou à soymesmes ou à aultruy. Et si l'historien n'induit personne à parler, ou de simples parolles ou avec artificielle oraison et docte propos, sinon en deux manieres, ou pour avoir dict quelque chose digne de memoire, ou pour autant qu'un sien tel parlement ait esté necessaire, ou pour le prouffit public, ou pour l'occasion, ou bien qu'il soit meu de quelque passion ou accident, comme l'on peult souventesfois voir aux historiens sus nommez. D'ou naist apres la cause des faicts, et la continuation de l'histoire. A. Il est vray ce que l'on dict que chascun est prouffitable en ce qu'il scait: ainsi avez vous dict ce qui se pouvoit dire sus ce propos, au moins

à ce que j'ay peu comprendre? Mais dictes moy je vous prie, qu'a à faire pour cela le poete avec l'historien, puis que vous l'avez exprimé en sorte qu'a grand peine vous ay-je peu entendre. B. Puis que je voy que vous estes disposé pour me faire dire, je veux à mon possible cercher le moyen de vous satisfaire, à fin que vous n'ayez pas cy apres aucune raison de vous mescontenter. A. Je le seray ainsi, poursuivez seulement ce que je vous demande. B. Encore n'est ce pas le propre des poetes descrire les lieux, les situations, leur nature et qualité: ce qu'ils appellent cosmographie ou topographie, et l'apprennent tout des historiens. Oultre ce, la generation et coustume des peuples, leur discipline et religion, la prudence, la justice, la force, la temperance d'autruy, finalement toutes les vertus et les vices, desquels ils traictent selon l'intention proposée n'appartiennent aux poetes. En apres narrer les faicts, les dicts, le gouvernement des seigneurs en paix et en guerre, et tout ce qui convient à un bon prince ou vaillant cappitaine, et à l'art militaire, comme faire et ordonner exercites, guerroyer, prendre citez, subjuguer pais et

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peuples, secourir au besoing, renouveler et rafreschir le camp, pourvoir de vivres et munitions, et de choses et instrumens appartenans à la guerre, faire guarder ou prendre et occuper les passages et les fortresses, refaire ce qui ha enduré dommage ou ruine, prester et donner aide et secours ou il est le plus de besoing, prevoyant les dangers, les advantages et desadvantages des temps, des lieux, des soldats, estant à soubdains cas prest avec conseil, et tardif a venir a la bataille, et à faicts d'armes, pourautant que mieux vault en retardant vaincre, qu'en se hastant mettre le tout en danger, estant constant aux adversitez et succes contraires, changeant d'opinion et gouvernement selon la mutation de la fortune, estimant qu'elle veult faire preuve de luy en adversitez non moins qu'en prosperitez, advisé et sage es ruses de guerre, fort et animeux à combatre, plaisant à commander, bening à escouter, facile à pardonner, et prompt à faire vengeance, non seulement cupide de l'utilité, ains de l'honneur, s'esposant à dangers, sinon qu'il y ait quelque necessaire occasion qui l'engarde, pource que c'est l'office d'un fort courage, plus tost les

soustenir, que cercher, voulant mesme faire resistence à la craincte pour ne sembler vil, plus tost qu'estre trop audacieux, combattant tousjours plus de conseil que d'armes, ayant les yeux à toutes heures fichez à ce qui pourroit advenir, et à la fin des actions, prevenant s'il est possible l'occasion, au moins se gardant de n'estre prevenu, et la prenant quand elle vient si ell'est utile. Il ne doibt ceder à personne, sinon contraint de la raison ou necessité, et plus tost faire pact que se rendre, et en se retirant monstrer de vouloir de rechef s'asseurer, et s'il est utile, s'enfuir. Ce qui se tire tout de l'historien. Qui mieux introduit harengues et parlemens que le poete ? Qui mieux console, rend graces, accueille, reprend, meut, et appaise ? Vrayement il me semble que la poesie n'est aultre chose que la verge de Mercure, de laquelle il donnoit à chascun et mort et vie comm'il lui plaisoit. A. Luy fault il aultre chose que l'histoire ? B. Ouy, l'astrologie pour descrire les climats et nature des lieux, des personnes et des peuples mis et nez soubz eux, pource qu'ordinairement ils sont tels quelles sont les estoiles et les influences cœlestes qui dominent en icelle partie. Et ne pourroient les poetes descrire le

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jour, la nuict, les saisons, les moys, les ans, le lever, le monter, le coucher du soleil ou de la lune, ou d'autres signes cœlestes avec leurs effects, sans avoir la congnoissance des cours, des mouvemens, et revolutions des astres. Finalement, il fault qu'ils ayent experience et congnoissance de plusieurs arts, comme de voyager, de naviguer, de scavoir vestir un prince, armer un soldat, fabriquer, et assez d'aultres choses desquelles ils se servent ou necessairement, ou en similitude, ou en comparaison, et tout ce appartient à l'imitation, fiction, et description des personnes, des operations et accidens dont ils parlent. C. Il me semble que l'invention n'est pas si difficile, comme vous avez voulu monstrer et prouver, pour autant que facilement vous trouvez, et dictes facilement. Maintenant congnois-je que pour vouloir enseigner, il convient premierement scavoir, et puis comme l'on dit, scavoir enseigner. Poursuivez pour Dieu: car veritablement je ne saurois plus heureusement passer ceste journée que vous escoutant tous deux. B. Pour retourner à mon propos, je diray des oraisons et des parlemens, quelles parties il fault qu'ils ayent,

et quelles sont celles que doibt et peult traicter le poete, et là je monstreray comment ce seroit le prouffit qu'il fust aussi orateur. C. C'est le principal poinct que vous promistes: et pour ce est il desormais temps que vous le declariez. B. On trouve generalement trois manieres d'oraison, l'une nommée demonstrative, l'aultre deliberative, et la tierce judicielle. La premiere a esgard aux choses presentes et passees, faisant par celles la quelques fois jugement du futur, comme nous declarerons, et embrasse en soy ou louenge ou blasme. La seconde regarde le futur, jugeant de luy par les choses presentes et passees, et suade ou dissuade. La derniere juge du passé, se servant encores quelques fois du present et du futur, et contient accusation ou defence. Et combien que l'une de ces deux soit facile, et l'aultre difficile, elles ont pourtant toutes deux besoing d'artifice. Doncques debvant le poete ainsi traicter des vertus et des vices, je ne voy point qu'il en puisse bien parler, s'il n'est historien, pour congnoistre les actions vertueuses et vitieuses, et orateur pour scavoir depaindre et manifester autruy. Vous

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pourrez dire, il suffira qu'il entende la philosophie morale. Je vous respons qu'il y a grande difference entre dire les choses et les scavoir dire. Pource qu'il me semble qu'il puisse non moins prendre de l'histoire la moralité, que de la philosophie, en telle sorte pourtant que l'orateur s'en sert, les historiens traictans de tous les actions humaines si à plain, que l'on peult dire l'histoire estre la prattique de la theorique morale. Il est encores apres necessaire, que le poete scache en quelle forme et en quelle maniere il doibt parler, ordonner, et faire perfaicts et entiers ses parlemens: laquelle perfection il prendra de l'orateur: pource que s'il traicte de personnes ou d'œuvres vertueuses ou vitieuses, il aura recours au genre demonstratif de l'orateur, s'aquestant honneur des vertus, et deshonneur des vices. Sil ha à parler de chose utiles, ou de son contraire, il prendra le deliberatif. Et s'il veult accuser ou defendre, proposant ce qui est juste ou injuste, il usera du judiciel. Les quelles trois manieres et raisonnement ont à traicter en somme de trois choses, ou d'honnesteté ou de villanie, ou en partie d'honnesteté, et en partie de villa-

nie. J'appelle ce villanie ou l'on parle de chose injuste ou dommageable, ou de chose utile qui ne soit honneste. La quelle peult encores participer de toutes deux, et viendra à estre comprinse soubs la tierce condition et espece. A. Vous avez bien embrassé le tout mais je vouldrois que vous declarissiez specialement, comme nous disons, ce que vous avez generalement deduict. B. Puis que je suis en parlant entré si avant, que j'en suis presque las, desyrant plus tost desormais repos que travail, mesmement que ce qui me reste à dire est de plus grande importance que ce que j'ay dict, s'il ne me semble il que je doibve refuser de finir, ayant donné commencement à tel propos. Parquoy je descriray premierement la nature de tous les trois genres que j'ay proposez, et puis nous parlerons de leurs especes, comme est l'usanze et coustume des philosophes, les quels appellent tel ordre methode divisif, pour ce que apres avoir entendue la nature du superieur comme de celuy qui contient les inferieurs, plus aisément l'on congnoist apres et entend-on celle du contenu. Doncques quiconque veult scavoir comment on loue ou vitupere (ce qui convient au

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genre demonstratif) et en quelle maniere s'ordonne l'oraison faicte en luy, encores qu'Aristote en die plusieurs choses en sa Rhetorique, comme nous dirons, ensemble Platon en son Convive, au quel lieu formant oraisons pour louer amour, demonstre clerement l'art et la maniere d'user de ce genre demonstratif, neantmoins on peult voir et congnoistre assez apertement à la maniere que nous avons dicte qu'on doibt tenir et garder pour ordonner l'histoire. Qu'ainsi soit, il en appert manifestement aux oraisons funebres de Platon, de Demosthene, et de Xenophon, ou ces deux premiers celebrent les louenges, les vertus, et les glorieux vaillans et preux faicts de ceux qui moururent en guerre du party des Atheniens, pour le salut et honneur de leur patrie, et l'autre, ou il loue Agesilas roy des Lacedemoniens, et ses vaillantes operations. Plutarque monstra le mesme ordre escrivant et narrant les vies de quelques personnages illustres, ou puis apres les parangonant il enseigne à soy servir de l'histoire et des exemples au demonstratif, et le moyen d'amplifier et extenuer en ce genre, avec les conditions tou-

tesfois et differences que nous dirons à la fin de ce propos. C. Puis que vous avez descouvert et manifesté par plusieurs authoritez de grands personnages qui ont d'un bon ordre traicté telle matiere, quel ordre l'on doibt tenir, dictes s'il vous plaist quelle chose l'on doibt dire apres: à raison que ce me semble le plus necessaire, comme vous mesmes avez conclu parlant cy dessus de la noblesse et vertu de l'invention. B. Partie consyderant les parties convenantes à l'ordre, des quelles nous avons parlé, cil qui ha à louer ou à vituperer, et partie s'il aura veues, leues et bien consyderées les oraisons de ceux que j'ay nommez, et oultre ce les histoires, c'est ascavoir les faicts, les dicts, la nature, la vie, les coustumes de plusieurs qui ont esté celebrez des historiens anciens et modernes, observant combien de bien et de mal ils dient selon les qualitez et les estats des personnes, et des choses, et avec quelles parolles, legierement et abondamment il pourra parler de quelque chose que ce soit, escrire n'estant aultre chose, qu'une paincture et representation des choses à la maniere que d'aultres les ont representées et depainctes.

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Puis apres sera chose legiere les accommoder et adapter à leur propos, ayant devant les yeux l'ordre susdict, et l'invention recueillie et exprimée par les autheurs, recueillant ensemble ce qui leur semblera plus necessaire, et plus à propos à la personne ou à la chose qu'il aura à louer ou à blasmer. C. Tout ce qu'avez deduict me plaist merveilleusement, pour autant que vous avez si bien descouvert ce qui convient et appartient à l'art, que d'icy en avant chascun pourra trouver que dire et deviser plainement et d'ordre en telle matiere, mais poursuivez vostre propos, car il vous reste encores beaucoup à dire. B. En apres tout ce qui se peult traicter en louenge ou vitupere, est contenu soubs trois parties, je dy soubs trois manieres de bien, de l'esprit, du corps, et de ceux qu'on appelle externes, lesquels d'autant plus apportent de louenge, qu'ils sont plus acquis par vertu que par fortune. Ceux de l'esprit ont regard à l'education et erudition, et à tout ce qui appartient au vivre divin et humain, lesquels apres se font manifestes par les operations, pource que les hommes ont coustume d'estre tels quelles sont leurs actions. Puis suivent ceux

du corps, lesquels consistent en la quantité et qualité, comme estre de grande stature ou petit, beau et bien proportionné ou laid et difforme, fort ou debile, sain ou maladif, pource que de l'effigie qui est comme un miroir et exemple de l'esprit, de la forme, de la force, et de la santé l'on peult assez bien faire jugement d'aultruy, estans les biens veritablement bons, quand on en use bien. Et pource les platoniciens disoient qu'en une belle idée y avoit une belle ame, et qu'un corps robuste monstre un esprit courageux et audacieux: et un qui est sain monstre qu'il est fort pour endurer les internes passions et perturbations, et temperé en viandes et aux appetits et plaisirs du corps, tant à les posseder qu'a les desyrer. Et ainsi comme un qui est hastif à cheminer ou à parler, demonstre promptitude d'esprit, ainsi cil qui est tardif, gravité et plus de jugement. En apres tous autheurs dient communement qu'estre noble ou non noble est de grande importance, pource qu'il est plus credible qu'un qui est bien né, est aussi bien nourry et bien eslevé. Pour la quelle chose furent trouvez les biens

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exterieurs, noblesse, richesses, estre puissant, avoir honneurs, dignitez, grande renommée, amitiez, grande parenté, et aultres accidens qui sont l'appuy, et ferme fondement des royaumes, et plus semblables aux grandeurs. Non pourtant que cela conclue qu'il faille estre né noble, riche ou puissant pour avoir louenge ou grandeur, pource que plusieurs non nobles sont ou par valeur d'esprit, ou par excellence et vertu, ou par faicts vertueux et honorables, ennobliz, et plusieurs injustement et sans merites exaltez à grands honneurs et plusieurs autres de haults ont esté abbaissez et deprimez par leurs meschancetez, dissolutions, et vituperables operations. Qui ha plus de vertu, merite bien plus de louenge, comme cil qui ha plus de vices, plus de blasme, et est de plus grande importance estre né prince, que faict de nouveau, pource que mieux scaura gouverner celui qui de nature est tel, que cil qui par sort est parvenu à tel degré, l'un gouvernant les choses publiques comme les siennes particulieres, l'aultre comme si elles estoient d'aultres, ayans ceux la plus grande experience et adresse pour gouverner et commander, que

ceux cy pour avoir tousjours esté ententifs aux negoces et maniemens publics. Et pource ainsi qu'on lit aux histoires anciennes et modernes, on a coustume de dire, nouveau seigneur, nouveau tyran, estant digne de ce nom non seulement cil qui convertist à son usage les choses d'autruy ou qui fait injure à autruy, ains qui ne gouverne ses subjects comme il doibt. Non pas pourtant qu'en quelqu'un la reigle ne faille, car plusieurs se trouvent, les quels faicts seigneurs pour leurs merites et vertus, se sont monstrez de hault entendement, et dignes de si grand honneur, et ont par bonne renommée rendus nobles et illustres tous ceux de leurs races qui sont ensuivis, et donné hault commencement et fondement à leurs familles, et pour conclure, ils ont apporté à la patrie, aux citadins, aux siens et à soymesmes tresgrand honneur et utilité, comme encores on en voit plusieurs avoir faict le contraire, se demonstrans du tout non nobles et dignes de leur premiere dissolution et bas estat. Et est certes meilleur donner commencement et noblesse à ceux qui descendent de soy, que la contaminer par soy porter honteusement, quand on l'a re-

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ceue de ses ancestres, ainsi comme mieux vault obliger autruy, qu'apres estre obligé, se demonstrer ingrat des plaisirs receus, mescongnoissant et indigne, et d'autant plus qu'il les a receuz plus grands. Non pas pourtant que la fortune souvent ne tienne bas ceux qui meritent beaucoup, et qu'elle ne les abaisse quand ils sont haults, jusques à tant qu'elle les precipite en un bas estat, et qu'elle n'exalte souventesfois ceux qui ne le meritent, les quels tantost se recongnoissans, ayans changé d'estat, changent aussi d'opinion et vouloir, tantost faisans manifestes leurs ignorances et sottises, se demonstrans tant de coustumes et pensees que de nation et de lignee, infimes et tres vils, faisans leurs choses de travers, et vivans et operans deshonnestement et honteusement. Y ayant donques trois manieres de princes et seigneurs, ou par succession, ou par cas fortuit, ou par election, à vray dire ces derniers sont les meilleurs, pource qu'on considere en eux trois choses, noblesse d'esprit, grandeur de vertu, et à leur possible devoir estre prouffitables à la Republique. A. Voylà un tres beau discours, mais il me semble que tout ce que

vous avez dict, peult aussi estre accommodé au deliberatif, pource que pour persuader on a encores coustume de louer le bon et blasmer le contraire. B. Vous dictes vray, mais il y a grande difference, pource que quiconque loue ou vitupere, n'use pas d'argumens, et probations, ou admonitions, estant sa fin louer et non persuader, et si quelques fois le demonstratif argumente, admoneste ou persuade, il advient qu'il se sert des deux autres genres, comme ceux cy ont coustume se servir de luy, et fait ce quand ou il cerche de persuader, ou faire jugement d'aultruy, comme aussi le deliberatif a coustume de soy servir du judiciel pour argumenter, et cestuy cy de luy en l'usage des exemples, et l'un et l'aultre quelques fois use de l'amplification qui est propre au demonstratif. En apres suader appartient à cil qui conseille et delibere, louant ce qu'il doibt faire pour estre facile, seur, possible, honneste, utile, ou necessaire, et blasmant le contraire pour estre difficile, dangereux, impossible, deshonneste, inutile, et non necessaire. Et combien qu'aux choses dangereuses, doubteuses et fascheuses il y ait plus grande gloire, comme pareillement plus

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grande difficulté fascherie et danger, si est ce qu'on doibt bien conseiller, et soy garder de ne commettre ainsi legierement les choses à la fortune, à fin que n'en sortant pas apres, nous n'acquerions de l'œuvre, confusion, dommage ou honte, et tant plus ou l'on traicte de l'honneur et du prouffit public, et en ce l'histoire et l'experience pourront grandement aider, pource que souvent par les choses passees qui sont telles ou semblables on a coustume faire jugement des futures. Et pour parler en ce genre, sera convenable consyderer la nature de chasqu'action ou publique ou privée, monstrant ce qui peult advenir d'utile et de dommageable, et d'honnorable et digne de blasme selon la condition des personnes, et selon la qualité et quantité, c'est a dire grandeur et importance des faicts et des occasions, et l'on pourra appareiller de la Politique et Economique ce qui est convenable à chasque estat public et privé, et ce qui est puissant pour le destruire et conserver, finablement en ce genre l'on exhorte ou l'on reprend. C. Il y a bien une autre maniere de parler qu'on appelle judicielle: que vous n'avez point touchee, possible pource qu'elle ne fait rien au propos que vous entendez trai-

cter pour le present. B. Combien que les deux ja nommés soient plus necessaires au poete, il est toutesfois besoing qu'il ne soit ignorant de cestuicy, pource qu'il fault que cil qui veult accuser, scache aussi deffendre. Ce qu'ont coustume de faire les poetes tragiques et heroiques. Ne voyez vous pas encores comment Ovide en ses Transformations fait bien contester Ajax et Ulysses pour les armes d'Achilles, auquel d'eux elles appartenoient le plus par raison, guardant l'imitation, l'action et le decorum (qu'on dit) de tous deux ? Chose paradventure aussi belle, aussi ingenieuse, aussi artificielle et plaine de jugement, qu'aultre qu'on lise faicte en cette maniere. Vous souvient il point apres d'une chanson du Petrarque, ou il accuse Amour, et puis le deffend ? Et à vray dire, escrire poetiquement n'estant aultre chose qu'imiter les actions des hommes, si le poete ne se servait aussi de cette maniere de parler, l'invention ou bien comme nous voulons dire l'imitation seroit imperfaicte. C. Vous avez tant exercées et si bien entendues ces choses, que [que] ce n'est merveille si vous en scavez parler ainsi disertement et d'un bon ordre. Jus-

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qu'icy j'ay entendu ce qui convient à l'art, et qui se peult à mon advis generalement traicter mais je n'enten pas que vous appellez especes de propos. Parquoy vous me ferez singulier plaisir de le dire. B. J'enten espece de propos toutes les oraisons qui se peuvent faire en tels genres, et chasques parties d'elles, comme exordes, propositions, invocations, narrations, insinuations, confirmations, confutations, consolations, requestes ou demandes, conseils, suasions, prieres, imprecations, recommendations, commissions, actions de grace, congratulations, conciliations, admirations, confessions, demonstrations, recueils, irrisions, recordations, simulations, comprobations, exhortations, admonitions, reprehensions, excuses, amplifications, extenuations, exclamations, juremens, affections, desyrs, signes, circonstances, exemples, argumentations, promesses, remunerations, choses proposees, responces, transitions, accusations, defences, contradictions, solutions, contentions, similitudes, comparaisons, applications, concessions, permissions, circuitions, corrections, objections, oblations, repulsions, digressions, doubtes, interrogations, effictions, approbations, delibe-

rations, consultations, complexions, conformations ou bien informations, lamentations, deprecations, descriptions, distributions, divisions, enumerations, dissuasions, expositions, frequentations, imaginations, imitations, menaces, impulsions, indignations, intelligences, interpretations, occasions, occupations, permutations, precisions, sentences, discours, humiliations, attentions, sermocinations, significations, subjections, vindications, conversions, commiserations, acclamations, mitigations, perorations, conclusions. Et de ces manieres d'inventions et de parlemens il y en a quelques uns qui sembles semblables, et sont divers pour la maniere diverse de les mettre en œuvre: et le poete a coustume d'en user tant en narration qu'en parlement ou en oraison, selon la matiere de quoy il traicte et l'imitation. Et se conjoingnent deux ensemble, comme l'exorde et la proposition, l'epilogue avec la conclusion, l'exclamation avec la comparaison, ou elle, ou la lamentation, ou doubte avec l'interrogation: et ceste cy avec l'admiration, ou l'indignation avec l'exclamation, ou commiseration, et l'amplification avec la digression, ou

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distribution, la demande avec l'occasion, la comparaison et les exemples avec leurs applications, la confutation avec la concession, et aultres manieres semblables, et aussi l'une se met au lieu de l'aultre, comme la reprehension ou l'interrogation pour la proposition, aux parlemens. Et pour en user et les former toutes, le poete doibt avoir regard à six conditions, au lieu, à la chose, au nom, aux operations, et aux accidens, soubs les quels s'embrasse et se contient ce qui se peult traicter par luy, par l'historien et par l'orateur, et comme quiconques escript histoires fait mention des temps, des lieux et des personnes qui sont principalement entreveues aux operations et aux accidens, avec leurs noms, ainsi doibt encores faire le poete. C. Vous avez dict et embrassé en un temps tant de choses, que je ne scay par lesquelles commencer à vous demander. Je vouldrois si c'estoit vostre plaisir, que vous dissiez les particulieres qui sont contenues soubs les six conditions universelles, et quelles sont les principalles parties de l'oraison,

de toutes celles que vous avez nombrées. Je ne vous veux pas demander particulierement de toutes, car pour certain vous auriez raison de le me nier, pource qu'elles se pourront facilement apprendre lisant les orateurs et poetes: mais je desire bien scavoir apres que vous entendez par chose par nom et par accidens, car les trois aultres me semblent assez eleves en parlant generalement et universellement. B. Les particulieres qui sont contenues soubs les six conditions sont ce que les dialecticiens et orateurs appelleroient lieux, desquels y en ya aucuns universels, comme les six dont nous avons faict mention, et aucuns particuliers, et ainsi les appelle-je, pour autant que ceux cy sont contenus soubs ceux la. Et par eux les orateurs argumentent, et les poetes s'en servent pour imiter, pour parler pour narrer et pour mouvoir, comme des choses faictes ou souffertes, ou qui se doibvent faire ou souffrir, des actions presentes, passées, ou futures, des juremens, des exemples, des debvoirs, de la salutation du nom, des effects, condition ou estat present ou passé, de voysinage ou loingtainneté, de la puissance ou non puissance, de la necessité, de la

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grandeur, importance ou legiereté des choses et des operations, des plaisirs ou desplaisirs, de gratitude ou ingratitude, de foy ou desloyauté, de seureté ou danger, de craincte ou audace, de force ou couardise, de prudence ou imprudence, de justice ou injustice, de temperance ou intemperance, de constance, ou inconstance, de continence ou incontinence, de modestie ou immodestie, de valeur ou temerité, de respect ou presumption, de hardiesse ou honte, de raison ou appetit, d'esperance, de craincte ou desespoir, de negligence ou desir, de liberalité, prodigalité ou avarice, de bienveillance, d'amour ou d'envie et haine, de pieté ou impieté, de mansuetude ou cruaulté, de compassion ou desdaing et ire, de promptitude ou de fureur, de sagesse ou ingnorance, de pauvreté ou richesse, de grandeur ou basseur, de bon ou mauvais sort, de fierté ou humilité, de courtoisie ou discourtoisie. Oultre ce de la patrie, de la race, des parens, et de la conversation, de l'experience ou non experience, de l'usage, de l'habitude, des amitiez ou inimitiez, de la dignité ou indignité, des destinées, des augures, des prodiges ou monstres, des prognostications,

ou jugemens faicts devant, des advertissemens divins ou humains, des circonstances precedentes presentes, ou subsequentes: du mineur, du majeur, de la religion, des lox ou coustumes, du bruit, ou rumeur, de la maniere et usance de vivre de l'eage, de la nuict, du jour, de la saison, du bon ou mauvais temps, de la commemoration, des plaisirs, du debvoir, de la raison, de la cause, des effects, du tout, des parties, des opposites, comme des contraires, des repugnans, des relatifs, de contradiction, ou de privation et habitude. C. Si j'ay bonne souvenance, vous avez dict un'aultre fois habitude. Pource dictes un peu quelle difference vous faictes entre l'une et l'aultre, et que vous entendez par privation, les ayant mis tous deux ensemble, et pourquoy vous avez nombré les opposites et aultres lieux communs et universels entre les particuliers. B. Il y a deux manieres d'habitude, aussi bien que de privation, lesquelles se font ou par congnoissance, comme l'on dict que l'intellect speculatif se faict de plusieurs habitudes scientielles, et le practique de plusieurs habitudes morales. Par operation, comme l'on dit ordinairement que souvent l'habi-

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tude se convertit en nature. De ceste seconde j'ay voulu premierement entendre. Icy en apres j'ay entendu de celle qui s'oppose à la privation. Et privation, comme j'ay dict, se prend en deux sortes: l'une est celle qui est opposée à telle habitude, comme estre aveugle à voir, et mourir à vivre. De là vient qu'on dict que de la privation à l'habitude, il n'y a point de regres, ce qui est vray es choses qui adviennent naturellement, selon l'estre mesme: mais non selon divers, comme est cil que dit si bien le Petrarque, L'ultimo dich'è primo a l'altra vita: c'est à dire, le dernier jour qui est le premier à l'aultre vie. Comme creurent les platoniciens, et fermement et pour vray tiennent les saincts theologiens, et ce non seulement se doibt tenir pour vray en l'immortalité de l'ame, ains encores au renouvellement de noz corps selon que nous croyons ne submettans les actions supranaturelles aux naturelles. L'aultre est celle qui est appellée potentielle, à la quelle s'oppose non habitude, mais acte, selon la quelle les philosophes dient que la corruption d'un, est

cause de la generation d'un aultre, et avec ceste raison encores peult on souldre la susdicte question et prouver que la fin de ceste vie est commencement d'un aultre meilleure, la quelle est d'elle-mesme clere tant qu'elle convient à nostre creance. Et par tout ou est desyr naturel ou voluntaire, telle privation y peult estre, et ce, toutes fois et quantes qu'on desyre d'avoir ce qu'on n'ha pas, ains qu'il est possible d'avoir, encores qu'il fust malaisé, comme souvent advient aux desirs humains, qui sont meuz d'appetit et non de raison, l'homme de debvant desyrer sinon ce que selon droict et raison il peult et doibt avoir. J'ay apres appellez particuliers aucuns lieux dialecticiens universels et communs, le prenant seulement en tant que s'en servent l'orateur et le poete: pource que les propositions universelles s'appellent coustumierement appropriées et non communes, quand elles sont accommodées à quelque particulier art et faculté, ainsi qu'il advient aux accidens communs ou ils viennent à s'approprier aux choses particulieres. C. Puis que vous avez assez subtilement declaré ce que je vous ay proposé, suivez ce que vous vouliez dire,

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quand j'ay interrompu vostre propos. B. Il y a encores aultres manieres de trouver et d'argumenter, comme des conjonicts [conjoincts], des adjoincts, des antecedens ou subsuivans, de semblables ou pareils, de la matiere ou forme, de la fin des choses et des actions, des opportunitez ou importunitez, de l'humanité ou divinité, de l'authorité, c'est à dire du jugement d'aultruy, election, et advis, de la confiance de soy ou d'aultruy, de l'obligation et debte, de la convenance ou disconvenance, des aides ou besoings et mesaises, des tributaires, des confederez, de ses propres forces ou d'aultruy, vertus ou richesses, de sa propre felicité ou d'aultruy, ou calamité et misere, d'honneur ou deshonneur, de prouffit ou dommage, de plaisir ou desplaisir, de fortune ou cas, de commoditez ou incommoditez, de l'affection et signe de l'esprit, d'agilité, ou non agilité. Et l'une et l'aultre de celles cy vient ou de celuy qui doibt operer, ou de la chose operée, ainsi comme possibilité et impossibilité, et finalement de tous les biens ou maux de l'esprit, du corps et de fortune, et de tous les cas qui peuvent advenir selon la nature et la condition des temps, des lieux, des personnes et des operations, comme

sont tous les evenemens susdicts. Puis les parties principalles des oraisons, c'est à dire les plus usitées et plus necessaires (le cas advenant que plus et moins l'on en use selon la nature des genres et la qualité des choses) sont l'exorde, la proposition, la narration, la confirmation et confutation, l'amplification et extenuation, et l'epilogue avec la conclusion, lesquelles se servent de ces lieux selon les matieres qui se traictent. Et puis qu'il me semble que j'ay satisfaict aux deux premieres choses proposées, je veux aussi trouver moyen de satisfaire à la tierce. Par ce mot chose j'enten premierement ce de quoy l'on parle, et puis la personne, laquelle, ou de laquelle, ou avec laquelle l'on parle, les qualitez de laquelle se doibvent diligemment observer, ayant esgard à tous les lieux, à toutes les parties et conditions, desquelles nous avons jusqu'icy parlé. Puis par ce mot nom, tout ce qui est derivé des noms, et toutes leurs allusions ou interpretations, et comme donner nom aux lieux, ou bien le recepvoir d'eux, ou des operations et evenemens. Aussi en nommant aultruy l'on a coustume d'aquerir hayne ou bienveillance selon la maniere de les nommer. Ce qui s'use aux exordes, aux invocations,

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louenges, prieres, requestes, persuasions, accusations, exhortations, et reprehensions, et en tous les troys genres, et en chasque partie de l'oraison, comme aussi rendre attentifs, mais plus souvent aux commencemens des propos, et tantost l'on commence par les noms propres, tantost par les cognoms, et tantost par les dignitez et offices, et tantost d'aultres noms qui se peuvent deriver de parenté, ou de conjonction de sang, ou de quelqu'aultre accident, ou du temps, c'est à dire de l'eage ou du lieu. Par accident, ce qui peult advenir en la vie humaine, et aux actions privees ou publiques, à quelque personne que ce soit en toutes choses. C. Puis que vous m'avez à plain exposé tout ce que vous ay requis, je vouldroys aussi s'il vous plaisoit que vous exposissiez quelle difference vous faictes entre exorde et proposition, pource qu'il me semble que c'est une mesme chose, ou que peu s'en fault. B. Au contraire, il y a grande difference, pource que la diversité des noms, monstre aussi souventesfois diverse nature et usage es choses. Propositions sont les commencemens de livres, du poeme, quand on propose ce qu'il fault apres narrer. Lesquelles doibvent encommencer des six conditions ja dictes, et de

plus ou de moins d'icelles, selon que mieux conviendra à la matiere de laquelle l'on aura à traicter. Exordes sont les parties des oraisons ou des parlemens, qui sont souvent introduits et formez par les poetes et historiens: et fault que ces deux soient briefs: et ainsi comme le propre de l'exorde est faire l'auditeur benevole, pareillement la proposition le fait attentif et docile. Bienveillance s'acquiert par dire bien d'aultruy, et concilier est mis en l'invention oratoire, pource qu'il ayde à persuader. Ce qui se fait aussi au mylieu et à la fin de l'oraison, selon qu'il est plus necessaire et convenable, laquelle chose l'historien doibt fuir, car elle rendroit l'histoire suspecte. On faict attentif, promettant qu'on parlera de choses grandes, ou utiles, ou necessaires, regardant aux matieres et à la fin des actions. Docile, proposant universellement ou particulierement ce qu'on ha à narrer. Et de plusieurs aultres parties, manieres et ornemens, ou plus tost richesses de l'oraison et invention, plus et moins on en usera selon l'opportunité en quelque matiere que ce soit. Je pourrois confermer le tout par exemples, mais il conviendroit y mettre si

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long temps, que par trop parler je me pourrois ennuyer. C. Soy vouloir occuper à reciter lieux des poetes, qui soient conformes à ce que vous avez dict, me semble plus tost superflu qu'utile, pource qu'on en pourroit tant amener, que plus tost ils apporteroient ennuy et fascherie qu'utilité ou delectation, encores qu'ils fussent les plus utiles du monde: mesmement que toute personne studieuse en les lisant pourra observer et congnoistre tout cecy. Je vous exhorterois plus tost à vouloir declarer en quantes manieres on peult faire exordes et narrations, pource que les aultres parties qui appartiennent à l'ordre et à l'invention se pourront facilement apprendre partie des choses proposées, et partie des preceptes que vous avez donnez. Declarez donques s'il vous plaist la maniere de faire ces deux, dont vous ay requis, et apres vous serez content de me souldre une doubte qui m'est au prime venue en la fantaisie, qu'il me semble qu'on propose encores en l'exorde ce qu'on ha à dire. B. Il n'y a point de doubte que l'exorde se tire de toute la cause, et a tousjours regard à la fin d'icelle: et fin est ce qui ha coustume d'estre le premier en l'intention, et dernier en l'operation. La

plus grande difficulté qu'ait quiconques ha à parler, est scavoir bien commencer et narrer, pource que des choses bien encommancées et narrées il est facile pouvoir et scavoir bien conclure. Et me semble que puis que le poete doibt introduire oraisons et parlemens, la nature pourra assez en ce, et les affections, à scavoir que nous voyons assez en parlant communement et naturellement, que ores nous encommencons en une maniere, ores en une aultre, je dy, tantost par interrogation, tantost par reprehension, tantost avec prieres, tantost avec exclamation, tantost avec doubte, tantost avec admiration, tantost avec exhortation, tantost avec lamentation, tantost avec indignation, tantost avec attention, tantost interrompant le propos d'aultruy, ou par grand desir de dire, ou par ire, ou par joyeuseté, ou par douleur, par lesquelles affections on taist souvent beaucoup de choses ou de parolles. On commence aussi maintenant par les causes, maintenant par les effects, en somme par quelqu'un de ces lieux, de ces parties, et especes d'inventions et propos qu'avons dicts, ou de plus, et sus tout par les six conditions. Et n'estant aultre chose escrire poetiquement, qu'imiter en la maniere cy

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dessus monstrée, nous adviserons à la nature des choses ou des mouvemens naturels, et à l'occasion, et formerons les propos avec les affections qui sembleront le plus convenir à la matiere de laquelle l'on traictera, ayant respect aux accidens des quels naissent exclamations, amplifications, extenuations, reprehensions, admonitions, prieres, lamentations, excusations, indignations et aultres affections et effects semblables. Quiconque donques observera comme j'ay dict la nature des choses, et leurs actions et accidens, il scaura non seulement faire exordes, proposer et donner commencement à parlemens, ains encores former raisons et argumens, extenuer, amplifier, mouvoir, reprendre, admonnester, prier, excuser, confermer, confuter, s'esjouir, se douloir, et tout ce qui est requis pour exprimer les conceptions, les mouvemens et les passions de l'esprit, et les qualitez convenantes à leurs choses et à leurs effects. Les raisons d'où l'on preuve sont differentes selon la difference des genres et des choses prouvées, et peuvent estre de deux manieres, ou vrayes ou vraysemblables, et se font de probabilitez les quelles se divisent en troys especes, ou selon les personnes, ou selon les choses, ou selon les opera-

tions et evenemens, et en toutes l'on aura respect ou au temps, ou au lieu, ou à l'un et à l'aultre ensemble, selon qu'il viendra le mieux à propos. Et tout ce descouvrira la fin, à laquelle apres long cours d'oraison nous tascherons à parvenir comme en un sur et dernier port. Et de toutes ce choses de quoy on peult former argumens au genre demonstratif, on peult aussi au m esme dresser exordes et narrer en la maniere que font les poetes: et ce genre est propre de l'histoire: pource qu'il appartient plus au vivre et gouvernement public et aux actions. Et l'historien et le poete prennent plus tost aux parlemens l'exorde du demonstratif que du judiciel, et le deliberatif ores de l'un ores de l'aultre selon le besoing. Et la mesme chose dont on use en toute la composition quelle qu'elle soit, ou histoire ou poeme, s'opere encores aux parlemens et aux oraisons, sinon qu'on y laisse ou qu'on en lieve aucunes parties selon la nature et la matiere dont on parle, et n'y a aultre difference que la maniere d'en user. Mais il fault bien prendre garde qu'aux parlemens on ensuit plus l'affection naturelle, et aux oraisons on doibt plus estudier et entendre à l'art: et

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pour souldre desormais la doubte que vous m'avez proposée et demandée, je dy qu'il est vray que la proposition est partie de l'exorde, et estant partie, il ne s'ensuivra que ce soit tout, pource que l'historien fait au commencement son exorde, promettant de vouloir traicter de choses grandes, ou propres, ou necessaires, ou utiles, faisant les lecteurs attentifs et puis dociles, proposant ou generalement ou particulierement ce qu'il ha apres à dire, et ores au proeme comme Thucydide, ores au commencement de la narration comme Tite Live, il a coustume de faire un epilogue, c'est à dire une briefve rememoration des choses passées precedentes, à fin de mieux retrouver les occasions de ce qu'il ha à narrer, et depuis icelles il adjoint les causes des choses suivantes. Et quelquesfois il y met ensemble la cause qui l'a meu à escrire l'histoire, et le prouffit qu'on en peult tirer, avec l'excusation de soymesme. Ou bien soubdain au proeme il recueille briefvement ce qu'il ha à raconter, et y met la matiere et division des livres ou volumes comme fait Appian, mais à mon jugement les deux premieres manieres sont les meilleures,

pource que ceux la font les plus grands et plus perfaicts escrivains d'histoires, à scavoir que les aultres qui sont excellens à escripre histoires, s'efforcent encores de faire ainsi: et le plus beau proeme sera celuy qui sera plustost proposition qu'oraison, comme il semble que fait Denis Halycarnassien, lequel se contentoit de dire qu'il vouloit parler d'une nation et d'un empire, lequel avoit de temps, de vertu, de faicts, passé d'une grande traitte tous les aultres, comme l'on pourroit voir et congnoistre par ce qu'on en avoit escript, et qui en seroit advenu, sans qu'il s'eslargist et estendist comme il feit à louer les Romains. Parquoy il semble que Herodian en semblable subject en son proeme garde le decorum en peu de parolles, apportant ce qui a esté rememoré amplement par Denis en son histoire. Que s'il vouloit aucunement discourir, il luy debvoit suffire à mon jugement, parangoner l'empire des Assyriens, des Medes, des Perses, des Macedoniens, des Atheniens et des Lacedemoniens, à celuy des Romains, et puis terminer l'attention et la proposition, et venir à la narration, comme fait le poete, le quel semblablement

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propose briefvement tout ce qu'il ha à traicter au long, et s'appelle non exorde, ains proposition, et embrasse les six conditions predictes et les causes avec les evenemens. Je parle du poete heroique, comme de celuy duquel nous avons principalement deliberé parler selon la requeste que vous me feistes. En apres tous deux en commencent à narrer ou du lieu ou de la personnes, ou des aultres encores, selon la succession des actions, rememorant ou racontant particulierement les occasions des accidens futurs. Et l'un et l'aultre encommence à narrer ou droictement ou par digression. Apres ils sont divers, que l'un qui est le poete, fait invocation, ou il met ou replique les causes avec leurs effects. Je dy repliquer, les ayant ja mises en la proposition, pource qu'en elle il a de coustume d'embrasser briefvement ce qu'il ha en fantasie de racompter. Et quelques fois au mylieu de l'œuvre il interpose encores invocation, la quelle tient lieu de proposition, et en telle invocation il use d'amplification pour acquerir attention, comme font les historiens en leur exorde. Et cela se fait quand on ha à narrer quelque chose merveilleuse, ou du temps

loingtain de nous, ou difficile et fascheuse, ou nouvelle et incredible. Et invoque et propose ensemble, selon que font les poetes grecs, les quels ont de coustume de proposer et invoquer en un mesme temps, pour n'avoir apres à repliquer partie de ce qu'ils eussent comprins en la proposition. Mais les Latins pour commencer ont plus voulu suivre l'ordre de l'historien, sinon qu'il vient soubdainnement à la narration sans faire aultre invocation. En apres l'orateur non seulement a de coustume de proposer au commencement ce qu'il ha à dire, en la maniere susdicte, mais encores a de coustume de le faire au milieu du parler, je dy au confermer et confuter, à fin que ce qu'on ha à disputer soir mieux entendu, et puis il tire les argumens et les probations ou confutations de la proposition mesme. Et celle cy s'appelle aussi briefve narration, de la quelle le poete encores a coustume d'user aux episodes, et se peult appeler exposition, pource qu'elle se fait ou de choses passées ou de futures. Et pour retourner au debvoir de l'historien, je dy qu'il luy est loisible quelques fois faire digressions comme fait le poete au mylieu des narrations: pour les occasions

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cy dessus mentionnées, je veux dire pour mieux continuer apres la principale intention. A. Comme le trop parler souventesfois nuist, pareillement apporte dommage se faire desmesurément, estant cestuy cy effect d'ignorance, et celuy la de temerité et de presumption, privé entierement de raison et de jugement, pource qu'on ne peult dire longuement parlant tousjours choses qui soient considerées, jacoit que quant à vous tant plus vous parlez, tousjours mieux vous en sortez. Mais pource que je croy que desormais vous estes recreu de travail pour avoir si long temps parlé, il seroit possible temps que vous prinsiez repos. Que si d'adventure vous voulez poursuivre, et que la fascherie que vous avez en devisant jusqu'icy soustenue et enduree, ne vous presse et grieve, (pource qu'il y a long temps que vous disiez sentir aucunement de lassitude) avant que vous mettiez fin à deviser, je vous prie qu'il ne vous soit moleste dire quelque chose du tiers genre,puis que vous avez expediez les deux aultres, à fin que vostre propos finisse par le nombre ternaire, car ainsi pourra il paradventure (comme dient les Platoni-

ciens) avoir plus grande perfection, et tant plus que paradventure meuz de ce les philosophes mirent la trinité aux principes naturels, et puis je vous demanderay, comme de coustume, une doubte, si le deliberatif et cil duquel vous debvez parler, se peuvent servir de l'histoire, comme fait le demonstratif, et en quelle maniere, et puis je vous donne congé de finir à vostre plaisir. B. Pour finir absoluement, comme vous me persuadez, je respondray briefvement à tout ce qui appartient à ce que m'avez demandé. Vous scavez que ce tiers genre, que nous appellons judiciel, est encores necessaire à l'imitation, puis qu'elle doibt embrasser toutes les actions humaines. Il se divise donques en deux parties, ou si nous voulons, especes, des quelles l'une s'appelle civile, et l'aultre criminelle. Si elle est civile, l'on disputera de l'action, c'est à dire si celuy qui demande, peult et doibt demander ou non, et pareillement pour autant que l'adversaire n'a point ou action ou raison, et en l'une, et l'aultre maniere se doibvent rendre et assigner les raisons, qui sembleront plus justes, plus utiles, et plus necessaires. Si elle est criminelle, on

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y pourra consyderer deux choses, ou le faict, ou les qualitez de luy. Donques cil qui accusera, aura à les prouver tous deux avec raisons qui viennent partie de l'art et partie de la cause, et cerchera à amplifier le faict avec les accidens, ou des operations, ou des personnes, ou generalement ou specialement veritables ou vraysemblables, qu'entour luy sembleront avoir peu ou pouvoir advenir. En apres celuy qui defendra, niera le faict, consyderant la personne, l'affaire, le moyen, le temps, le lieu et l'occasion, demonstrant la chose estre non seulement faulse, ains impossible. Que si paradventure il ne le peult nier, il extenuera ou confortera les circonstances, prouvant l'occasion avoir esté honneste; juste et necessaire, ou que tel delict a esté commis sans y penser, ou par cas, ou par force, ostant ou extenuant la coulpe, et le soupcon, et les accidens possibles, c'est à dire vraysemblables opposez apporteront grand prouffit et aide à deffendre, ainsi qu'il advient quelquesfois au genre deliberatif, ou ce qui est honneste et utile sont repugnans, selon la nature des choses et leurs accidens, et au demonstratif, ou ce qui est honneste de met devant ce qui

est utile. Et pource que la pricipalle operation de tous les trois genres est ou amplifier, ou extenuer, ou confirmer, ou confuter, et cela convient plus au demonstratif, et cecy aux autres deux, ces choses aussi se font d'opposites, ores reduisant le possible à l'impossible, et au contraire: ores faisant les choses de grandes petites, et de petites grandes, les comparant ou d'elles mesmes, ou avec aultres semblables, disant qu'elles sont plus ou moins faciles, et possibles ou difficiles, et impossibles: ou plus grandes, ou plus utiles, ou plus justes, ou moins. Ainsi il advient que les choses se peuvent considerer en trois manieres, ou d'elles mesmes, ou par contraire, ou par comparaison. D'elles mesmes quand on considere si elles sont de petite ou de grande importance: par contraire, comme si elles sont honnestes ou villaines, utiles ou inutiles, justes ou injustes, veritables ou faulses: par comparaison, comme quels sont ou les majeurs, ou meilleurs, ou moindres, ou pires. Et les six conditions et plusieurs autres que nous avons cy dessus mentionnées apporteront matiere de deffendre et accuser si l'on en use comme de besoing et selon que l'occasion requiert, pource qu'elle peuvent ser-

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vir en tous les trois genres, comme le demonstratif sert au deliberatif et judiciel; pource qu'en ces deux encores ou l'on loue, ou l'on blasme, quand on suade ou dissuade, et quand on accuse et deffend, et là l'on amplifie pour acquerir foy à son dire. Ayant satisfaict à celà, il reste que je satisface à la demande que vous m'avez dernierement faicte. Je dy que ces deux genres se peuvent servir de l'histoire, comme le premier, pour ce que je la vous divisay en demonstratif et deliberatif: car on y parle ou de personnes, ou de faicts, pource qu'au demonstratif appartient louer les bonnes coustumes et portemens, et blasmer les contraires, et au deliberatif considerer les conseils, les deliberations, les persuasions, et les actions, et en ce les exemples meuvent beaucoup et persuadent, estans les choses passées image et idée des presentes et futures: et d'icy se forme une maniere d'argumentation qu'on appelle de l'exemple, ou de semblable, d'ou l'on monstre et preuve combien les conseils, les faicts ou jugemens sont utiles, ou justes, ou dommageables, ou injustes. Et le judiciel fait exorde et narre comme l'histoire, je dy quant à l'ordre de deviser,

pource qu'il se sert apres des choses à sa mode, et argumente par les exemples de justice ou d'injustice, qu'ainsi comme c'est bien faict remunerer les bons, ainsi pareillement on doibt chastier et punir les coulpables, et est chose non seulement injuste mais inhumaine donner supplice ou mort aux innocens, et mesmement si ce est cause de malveillance, d'ire, et cruaulté, ou de quelqu'aultre particuliere affection, ou de faulx soupcon, comme seulent faire les tyrans pour seigneurier, ou saouler leurs effrenées, avares et insatiables voluntez, ayans tousjours une soif non moins de sang que d'or. Au contraire, les justes jugemens accroissent honneur et reputation au juge, si qu'on l'aime d'advantage, on l'honnore plus et luy preste l'on plus grande foy: et les justes advis apportent utilité au public et au privé, pource que plusieurs cas semblables peuvent advenir, et la consuetude des choses faictes, dictes et jugées peult assez nuire et aider. D'icy l'on void combien est utile l'histoire, demonstrant combien se doibvent priser les lois humaines et divines, et combien peuvent les usances et coustumes des peuples, pource qu'aux historiens on lit la maniere de

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chastier les delicts, et les quels meritent plus grande ou moindre castigation, et finalement l'histoire peult apporter en toutes noz actions, utilité et prouffit, apprenant d'elle quelle est la vraye maniere de vivre, et operer, et quelle chose nous debvons suivre, et de quelle nous garder. Donques quiconque vouldra congnoistre et scavoir la maniere de faire oraisons et parlemens, et de racompter d'un bon ordre et discrettement les vertus, les vices, les faicts, les dicts, les conseils, advis et jugemens d'aultruy, qu'il lise les historiens, comme Thucydide, lequel veritablement me semble le premier de tous les autheurs au genre deliberatif, pour estre copieux d'inventions en tel genre, et le mieux ordonné historien, et plus artificiel orateur en ceste maniere de parler qu'on puisse lire. Puis suivent Tite Live, Hérodian es vies des dix empereurs, Denis Halycarnassien en l'ancienneté romaine, Polybe, Appian, Curce en la vie d'Alexandre, et Xenophon et Herodote qui vallent beaucoup en parlemens et en coustumes, et encores Platon, combien qu'il ne soit historien, aincois philosophe, et l'honnorable bande des poetes heroiques et tra-

giques: en apres au judiciel triomphent Demosthene et Ciceron. En iceux on peult voir tout ce que j'ay à ceste heure generalement et universellement recueilly et consyderé, n'estant aultre chose ce que nous appellons art, qu'en lisant observer ce qui a esté dict et observé de beau et de bon par les bons autheurs. Ce qui naist de la nature des choses, et de l'usage: de l'usage dy-je, c'est à dire de la maniere d'en user. Et la premiere congnoissance est appellée experience, jusqu'à tant que l'entendement humain qui considere subtilement les choses, et leur maniere de proceder, la conduict avec raisonnable discours et avec la lime du jugement, à un certain ordre reiglé, le quel s'appelle apres art, et enseigne à parler des choses entierement et bravement selon leur estre. Et pource dit-on l'art estre celuy qui est trouvé et ordonné par l'entendement, et qui se peut mettre en œuvre comme instrument, ou reduire à action. C. Je congnois par ce que vous avez demonstré que cil qui n'est bon historien, ne pourra estre ne bon orateur ny bon poete. Mais puis que vous avez exposé toutes les troys manieres sus les quelles se fonde l'orateur, et dict comment il fault

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faire un exorde, proposer, invoquer, narrer, confermer, et confuter, amplifier, et extenuer, il me semble chose honneste que vous demonstriez encores comment il fault conclure, veu que le tout gist et consiste en scavoir bien finir, estant chasqu'operation ordonnée pour la fin. B. Vous avez raison, et veritablement je ne le vous scaurois honnestement denier. La fin que vous dictes, s'appelle epilogue, qui est un brief recueil des choses ou raisons ja diffusément dictes avec leur conclusion: le quel ha coustume de se faire ou avec amplification, ou avec extenuation, soubs une briefveté recueillant le tout, il revient à la memoire de cil qui escoute, et mieux s'imprime en l'esprit, ainsi recueilly que dispersé. Et s'il est deliberatif, la fin de l'oraison ou du parlement doibt contenir le conseil et la deliberation, et esperance si l'on suade, et craincte si l'on dissuade pour l'utilité et dommage d'icelle. Et s'il est judiciel, on mettra à la fin la demande, laissant aux esprits des juges ire si l'on accuse, et compassion si l'on defend. Et s'il est demonstratif, une simple amplification qui loue ou vitupere, concluant par les dernieres

et plus grandes operations et accidens, enflambant amour, si l'on loue, et hayne si l'on vitupere: ou bien on fait à la fin du demonstratif une amplification par exemples et comparaisons, avec une briefve rememoration de tout ce qui a esté dict au discours de l'oraison. Et tout cecy pourra l'on faire, si c'est la fin d'oraisons, mais à la fin d'une histoire ou de poeme, il finira en une des six conditions ja dictes, selon qu'il adviendra par la succession et ordre des actions racomptées par eux. Et le poete à la fin de lœuvre ne fait point d'epilogue, pource qu'il fait cest office en la proposition, ou il embrasse tout ce qu'il doibt apres traicter, mais ainsi comme quelquesfois l'historien ha coustume de faire au milieu de son narré, repliquant tout ce qu'il ha narré au precedent propos, et quelquesfois ensemble il propose ce qu'il doibt apres racompter, ainsi fait encores quelquesfois le poete, ores proposant ce qu'il ha à dire, ores recueillant ce qu'il a dict, pour mieux conjoindre les choses precedentes avec les suivantes. Je n'ignore pas ce que dit de la disposition qui se fait en tous les trois genres, Aristote en sa Rhetorique, le

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quel afferme estre convenable que l'oraison faicte en quelque cause que ce soit ait deux choses: premierement qu'il fault exposer ce qu'on doibt dire, et puis le demonstrer: et l'une s'appelle proposition, et l'aultre probation, pource que l'exorde et la narration appartient seulement au genre judiciel. Et en somme il conclud que au plus quatre parties sont requises, l'exorde, la proposition, la probation, l'epilogue. La probation se peult faire en deux manieres, ou avec argumens, ou avec exemples. L'amplification encores qui se fait par comparaison, est contenue soubs la probation, ayant la vertu de confermer, comme l'extenuation ha de confuter. Et l'exorde doibt contenir ou diversement ce qu'on ha à dire, ou quelqu'aultre chose qui se puisse appliquer au propos de la cause. Il est tout vray que souventesfois plusieurs choses s'omettent n'observant pas l'ordre que nous avons cy dessus mis. Et cela se fait ou il n'est besoing rememorer le tout: et quelquesfois nous suivons au demonstratif la forme du deliberatif, formant un parlemens meslé selon la nature de la fin, la quelle se doibt conclure par les choses susdictes. Mais on ne peult dire, qu'on ne doibve suivre

l'ordre tenu par Platon, par Xenophon, et par Demosthene aux oraisons demonstratives qui est cil dont use l'histoire, pource qu'ils font exordes qui tiennent lieu de propositions, et apres narrations comme fait l'historien (je dy narrations c'est à dire rememorations, pource que le demonstrateur veritablement ne narre pas, ains remet en memoire) et digressions, et epilogues et comparaisons par exemples à la mode de celuy la. Ce que fait aussi le judiciel pour mieux prouver ou confuter, et pour reduire en la memoire du juge les choses diffusément dictes, pource que comme les argumens dont on use le plus souvent persuadent plus facilement, ainsi les epilogues souvent interposez, non seulement semblent confermer les choses prouvées, mais aussi plus mouvoir. En apres les historiens les seulent faire ores au commencement, ores au mylieu, ores à la fin, non pour mouvoir, ains pour conjoindre les choses narrees, des volumes et de l'histoire, selon qu'il a esté dict. En quoy Herodian et Polybe valent beaucoup, rememorans en peu de parolles ce qu'ils ont dict, et proposans ce qu'ils entendent dire, ou ils monstrent tout l'art et

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disposition qui convient à l'histoire. Encores y a il quelques oraisons qui s'appellent admonitoires les quelles ores suivent l'ordre des susdictes, tantost proposent et demonstrent seulement ce qui est le plus louable et plus moral, comme font celles d'Isocrate, lequel pour estre non moins philosophe qu'orateur use en disant d'un stile doulx et mediocre et presque familier, à fin qu'il semble que plus tost il enseigne et admoneste, que de faire profession de faire oraisons, combien qu'il soit en l'une et l'aultre estude excellent et merveilleux, si que pour l'artifice dont il use à parler, il se peult nommer orateur parfaict, et par la doctrine grand philosophe enseignant la maniere de bien vivre, de bien operer et parler. Et en l'exorde souventesfois il a coustume de monstrer l'art d'orer, reprenant ceux qui en ont eu mauvaise opinion et en ont mal usé. Ce qui n'est pas licite de faire aux aultres manieres d'oraisons, ains seulement elles demonstrent l'art de faire exorde, de proposer, et de former les parlemens demonstratifs, en usant d'eux à chasque fois. Mais on doibt principalement observer deux choses en luy, premierement qu'oultre la

moralité on monstre en quelle maniere l'on peult parler en tous les trois genres, formant oraisons en chascun d'eux, apres comment l'on doibt user des digressions, des comparaisons, des amplifications et extenuations, et epilogues. Vray est qu'il y a deux ordres, l'un naturel et l'aultre artificiel en l'oraison tant demonstrative que judicielle. En celuy la les choses se racomptent par ordre toutesfois et quantes qu'elles ne sont pas manifestes et congnues, et va l'on considerant et amplifiant pas à pas les actions racomptées, comme fait Lysias, Demosthene et Platon en leurs oraisons funebres, et Xenophon en son Agesilas, et Isocrate en son Evagore. En apres en cestuy cy l'on racompte seulement les faicts, et les accidens de plus grande importance ou plus notables, discourant et amplifiant en la maniere susdicte, comme feit Thucydide en l'oraison funebre de Pericle, et Isocrate en l'ornement d'Helene selon ce que dit Aristote en la Rhetorique, ou il parle de la narration demonstrative. Et en l'un et en l'aultre pour rememorer les choses on y adjoint et interpose l'on quelquesfois, similitudes, comparaisons et exemples

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pour les orner amplifier, et le laudateur va par tout avec exornations et expolitions, ainsi comme le poete avec fables, et avec digressions convenables et appartenantes à la nature des faicts et des accidens. Ce qui les fait tous deux differens de l'historien, pource que les digressions poetiques sont encores diverses de celle de l'historien, pour estre plus souvent vraysemblables que vrayes. Je dy vraysemblables ou d'elles mesmes, ou en la maniere d'en user et de les appliquer. Et l'orateur sus tout doibt regarder qu'a reprendre ou louer il n'acquere haine ou envie, pource qu'il doibt le plus qu'il peult, satisfaire à l'esprit de cil qui escoute, et faindre tout à son arbitre et sens, et l'y accommoder, ainsi comme delecter et ayder sont propres au poete: et à l'historien narrer la verité des choses suivant l'ordre des temps et des actions. Mais il me semble desormais temps, qu'ayant parlé de l'epilogue qui est pour parler d'ordre, la conclusion des parlemens, je conclue et face fin, puis qui ne me reste plus rien à dire que je scache, sinon m'excuser si d'adventure je n'ay tant dit que je

debvois, mesmement que je vous en ay adverty tant que j'ay peu et sceu, l'art estant un advertissement de la maniere de trouver, et d'user des choses trouvées. C. Je ne serois jamais las ni saoul de vous ouir, estans vos propos non moins doctes, artificiels et utiles que ceux des quels vous avez retiré la matiere et forme en si grande abondance et avec tel artifice, et veritablement vous avez obtenu ce que nous vous avons promis, pource que si par le passé j'ay esté amateur de voz vertus, je veux à l'advenir en estre admirateur et à vous estre grandement obligé. A. Il est honneste que vous faciez fin de dire, ayant tresbien, comme il me semble, faict vostre debvoir. B. Je vous remercie de si bonne affection que me portez, et vous aussi, avec telle condition, que ou j'ay defailly, il vous plaise perfaire, et comme vous m'avez la plus grande part escouté parler, aussi vous vouliez parler, et j'escouteray, vous promettant de vous donner si agreable audience, qu'il vous a pleu de vostre grace la me prester. Donques je viendray

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demain en ce mesme lieu, à fin que s'il est possible, nous puissions venir au bout de nostre entreprise. Ce qui sera bien tost faict, puis que c'est à vous à achever. A. Je tascheray à y venir aussi. Que si vous arrivez devant moy, vous me ferez plaisir de m'attendre. B. Je le feray voluntiers.

Fin du premier dialogue.

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Second dialogue

A. Monsieur vous soyez le tres bien venu. Il y a long temps que je vous atten en ce lieu, pour vous tenir la promesse que je vous feis hier, et veritablement je m'esmerveillois presentement icy avec nostre commun amy que vous demouriez tant à venir. Lequel est venu en ce lieu pour escouter aujourd'huy, apres avoir entendu que nous nous debvions de rechef assembler. B. Vous soyez le bien venu. Vostre presence doibt estre agreable pour plusieurs respects. Vous meritez que tout homme et jugement vous aime, vous honnore, vous desyre, tant pour l'honnorable memoire de vostre pere, qui fut veritablement lumiere d'integrité, et un thresor de science, comme en vendent cler tesmoignage ses tresbons et rares escripts et compositions: que plusieurs qualitez gentiles qui sont en vous: pource que vous n'avez pas tousjours entendu à estudier et à bien vivre, ains avez esté et estes grand amy de tous lettrez gens

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de bien, si que ce nous fera moult grand honneur, si vous nous escoutez. C. Ce me fera plus tost faveur escouter deux tels personnages, singulierement doctes et eloquens. Mais poursuyvez hardyment, car je suys icy venu pour ouir, et non pour empescher voz propos. Quoy faisant j'aurois grand prouffit. B. Or sus nous sommes icy prompts et appareillez pour ouir ce que vous direz. Il me semble que vous estes arrivé bien à temps, jacoit que j'aye un peu tardé, si est ce que l'heure n'est pas passée. A. Le desyr que j'ay de satisfaire à ce que je vous doibs, tant je me sens obligé à vous, m'y a faict venir. B. Puis que c'est vostre tour à parlementer, encommencez quand il vous plaira, je vous escouteray attentivement, et vous pourray estre quelques fois ennuyeus, mouvant quelque question, comme vous feistes hier, en quoy vous me feistes plaisir. A. Donques laissant toutes ces parolles, et poursuyvant l'ordre de nostre propos, je donneray commencement aux choses qui sont les plus necessaires et utiles, et premier que venir à ce que j'enten deduire, il est force que je des-

cœuvre un erreur commun, qui est trescler et tresferme argument et signe d'extreme ignorance, qu'il y a quelques uns qui tiennent aucunes compositions pour belles, doctes, et artificielles, les quelles ne sont à grande peine dignes d'estre leues. Ce advient, pour autant que telles gens ne scavent rien, et pensent scavoir, pource que LA DOCTRINE et l'ineptie des hommes se descœuvre par le jugement qu'ils font des choses: et ne se fault esbahir si cil qui n'a pas l'art et la cognoissance de la nature d'icelles juge si ineptement et temerairement. Et si ces gentils galands ne scauroient rendre raison de ce qu'ils ont loué ou reprins, de facon qu'ils se font tenir et estimer, comme ils sont, ignorans, temeraires, despourveus de jugement et dignes de reprehension. Parquoy je conclud que chasque poeme qu'on doibt reputer bon, il conviendra qu'il ait tout ce qu'avez desmontré par vostre propos, et que nous desmontrerons maintenant avec l'aide de Dieu. Ausurplus il me semble qu'il fault admonnester ceux qui composent, de ne point craindre leurs vers, mais bien estendre leurs conceptions comme s'ils escrivoient en prose, en telle sorte

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qu'ils ne se monstrent avoir besoing de sens ou de parolles. Pource qu'il y a aucuns qui pensent qu'il n'ay a rien meilleur que certains vers tirez et quasi efforcez, et ne s'appercoivent pas qu'Homere, et Virgile, sont tenus et estimez beaux pour estre faciles en leur dire, estendans leurs propos bien au long et combien qu'ils soient contraincts de nombres, il semble pourtant qu'ils soient libres tant ils escrivent à leur aise et au large. Je dy au large, avec sens et membres faciles continuez et souvent practiquez, et si resolus et briefs, qu'ils sont sententieux et graves, et non durs, à scavoir que de la dureté naist l'obscurité, et plus se descouvre l'art qui doibt estre celé et caché, tant plus qu'il est possible, si qu'il semble que les vers avec l'invention soient plus tost nez que faicts, ainsi comme en l'oraison judicielle il fault qu'il semble que plus tost la cause preuve d'elle mesme que beaucoup d'artifice, tellement qu'il est convenable que les poetes accompaignent les sentences avec briefveté de parolles, tant qu'ils ne soient veus vains ou babillards, suivant la veine ou l'affection, et ayans faulte d'invention. Bien est il vray qu'avec art ils doibvent refrener

la nature ou elle superabonde, et l'eslargir ou elle default. B. Pour vous en dire ce que j'en pense, j'ay aussi tousjours eue ceste opinion, que les nombres sont retrouvez non pour contraindre ou appouvrir la matiere, ains pour luy donner plus d'ornement, et une certaine consonance et harmonie qui delecte et soit differente de la prose, pour estre celle cy plus libre de nombres, encores qu'il y ait beaucoup d'autres differences entre les prosateurs et poetes, comme nous avons ja dict. A. Vous dites la verité, et me donnez matiere de deviser, ainsi comme hier en parlant vous me monstrates ce que je debvois demander. B. Je scay bien que vous estes courtois et civil et plain de debvoir, mais ne perdons point le temps en tant de cerimonies, pource qu'à ce que je compren, il vous reste beaucoup plus à dire que ce que j'ay dict. A. Vous avez avec raison demonstré que quiconque desyre estre bon poete, il fault aussi qu'il soit bon historien et orateur, et finalement qu'il ait experience de plusieurs choses plusieurs arts, afin que non seulement il scache retrouver, mais aussi faire riche et copieux ce qu'il aura trouvé, et parler seurement et artificielle-

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ment de ce qui luy viendra mieux à propos, considerant les six conditions que vous avez tant louées et recommandées, par l'une des quelles ou par plusieurs le poete encommence, narre et finist. Parquoy il me semble qu'il me reste à dire pourquoy il convient qu'ils soit philosophe naturel et moral, et historien et astrologue pour aultres occasions encores que celles que vous avez racomptees. Et pource que le tout, comme vous dictes tresbien, consiste en l'imitation, la quelle est de chose, ou de personnes, et de tout ce qui appartient au corps et à l'esprit, ayant regard aux qualitez, leurs operations, conditions et estats, il fault que le poete mette grand soing, diligence et art à representer les parlemens, les actions, les coustumes et les affections, et les depaindre tous le plus qu'il peult avec parolles, comme feroit un paintre avec les couleurs. Et pour ce s'il n'est philosophe naturel, je ne puis voir comment il pourra trouver dicts et sentences accommodees, qui puissent faire riche et perfaicte l'imitation, et retirer les effects naturels et accidentaux des choses? Parquoy l'on dit trois choses venir de nature, l'imitation qui est

l'image et semblance de toute chose et action, le nombre, et l'harmonie. Quand le poeme aura perfaictment ces trois parties, alors il se pourra sans doubte appeller perfaict. Que diray-je des epithetes, qui sont les proprietez qui s'apposent aux choses pour plus exprimer la nature des actions ou passions, ou de leurs qualitez ? Ce n'appartient il pas au philosophe ? B. Il me semble qu'en peu de parolles vous avez à suffisance prouvé vostre intention, mais en ceste maniere il s'ensuivroit encores que l'historien fust imitateur ou poete, n'estant aultre chose imiter, comme nous avons ja conclud, et presentement vous l'avez confermé, que bien descrire toute chose et toute action de la quelle l'on parle. Ce qui ne me semble pourtant estre ainsi, se pouvant ce appeller plus tost sa narration qu'imitation. A. Je confesserois tout ce que vous dites de l'histoire, n'estoit quatre conditions. L'une est que vous ne trouverez jamais que cil se puisse veritablement appeller poete, qui narre par ordre toutes les choses qu'il ha escriptes, comme fait l'historien. L'aultre est, qu'il les dit, non comme elles ont esté faictes, ains fait comme le paintre, le quel va recueil-

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lant, les plus excellentes, et les enrichist et orne ou elles defaillent. La tierce est, qu'en sa personne ou jamais ne parle, ou le moins qu'il peult, pource que tant plus il parle, plus il resemble à l'historien. La quatriesme et derniere qui plus emporte, est que cestuy cy couvre les operations, les succes et accidens des choses avec fables, les quelles soubs soy contiennent verité naturelle ou morale, comme nous demonstrerons. C. C'est à la verité ce qu'ils ont leurs hyperboles, qui font les choses plus grandes qu'elles ne sont. Parquoy il advient apres, que le veritable est moindre que la fiction, et pource il tient possible le nom de fable. A. Il est vray, mais pour continuer mon premier propos, la perfection de l'œuvre ne gist pas sus tout à bien exprimer les affections, comme celles qui es poemes paradventure ainsi meuvent, delectent, et persuadent, comme les argumens es oraisons si bien practiquez et descripts, qu'il semble que nature y besongne et non l'art, pource qu'il est mestier qu'il se cache plus qu'un vice, à scavoir que se descouvrant, il seroit vitieux, et ne feroit l'effect que nous desyrons, et rendroit imperfaicte l'operation, si

non du tout, au moins en partie. Parquoy la plus grande fascherie qu'ait le poete, est celle la qui apporte aussi grande difficulté au paintre, je dy scavoir bien en depaingnant les effects naturels des choses, faindre et imiter les passions de l'esprit, si qu'elles semblent veritables et manifestes, et non fainctes et caschées. Et puis encores les scavoir bien celer et couvrir selon le besoing, comme demonstrer en craincte esperance, en douleur joye, en hayne amour, et aultres affections semblables, comme feirent en leurs voyages plains de travaux Ulysse et Aenée, et le Sinon de Virgile, lequel faingnant d'avoir grande craincte et besoing, procura le danger, dommage et ruyne d'aultruy, induisant d'esperer cil qui debvoit grandement craindre, requerant misericorde et ayde de ceux les quels faulsement persuadez furent à la fin remunerez d'ingratitude et de cruaulté. Pour la quelle chose et plusieurs aultres semblables, vous aultres orateurs avez coustume de dire que la plus belle chose est scavoir bien persuader. Et pour mieux ce faire, vous avez retrouvée une maniere d'exorde que vous appellez insinuation, la quelle ha besoing de tresgrand, mais cou-

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vert artifice, et pour le mettre en œuvre, vous meslez verité avec mensonge, et avec certaines narrations, persuasions et raisons faintes et vraysemblables, tirez par force cil qui vous escoute, ou vous voulez, mettant l'alvine et le poison avec le miel, si que d'ameres et venimeuses doulceurs vous paissez et nourrissez les pensees des auditeurs: si bien que ce se doibt plus tost appeller tromperie qu'exorde, et le faictes avec digressions, juremens, larmes, souspirs, prieres, exclamations, et avec faulses lamentations, imprecations, confessions et excuses, et aultres semblables laqs et embusches tendues pour prendre et decevoir les esprits des hommes. Mais je suis content que vous en usiez, pour veu qu'il face prouffit, à fin que l'imitation ne soit imperfaicte, luy defaillant aucune partie de cete persuasion là, qui estant louée par les orateurs, celebrée et mise en usage par les poetes, et tant recommandée par les historiens. B. On ne doibt blasmer ce qui apporte prouffit, non plus qu'on ne doibt louer ce qui est nuisible. Et pource que tout effect despend et vient de sa cause, l'on ne doibt mespriser ce qui peult apporter utilité, combien

qu'il puisse quelques fois apporter dommage. A. Je scay que vous voulez dire, que de tous les evenemens il fault que le poete comme l'historien rende les causes, pour autant que si cestuy la n'eust persuadé avec insinuation aux Troyens, on ne trouveroit pas la cause de la trahison. Ce qui fut si bien fainct par le poete, à fin que de là eust à s'ensuivre le saccagement et destruction de Troyes. La quelle chose nous traicterons en son lieu, ou nous parlerons des causes et de la fable. Mais je voy Monsieur ja long temps à suspens pour me vouloir demander quelque chose. Dites ce qu'il vous plaist, à fin que nous ne passions en silence aucune chose necessaire et utile, pource qu'on nous reputeroit plus tost ignorans que sages. C. Je vous ay parcy devant ouy arler d'affections et d'epithetes, par quoy vous me feriez plaisir d'en dire ce que vous en scavez; je dy, ce qu'ils sont, et la maniere de les mouvoir, et comment les proprietez susdictes s'attribuent aux choses, puis dictes ce que bon vous semblera. A. Comme divers sont les accidens qui perturbent ou meuvent l'esprit, pareillement diverses sont les affe-

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ctions, et de tous en naist ou plaisir ou desplaisir, de facon qu'on voit qu'ils aident ou nuisent. Et ne plus ne moins que des quatre qualitez elementaires viennent les alterations des corps, qui consistent d'elles, ainsi par occasion d'accident intrinseque ou extrinseque naissent les passions de l'esprit. Quand nous disons que l'ame se deult, s'attriste, se desdaigne, craint, espere, ou s'esjouist, elle est operation et affection de tout le composé. A mouvoir donques telles affections, fauldra scavoir pour quelle cause elles se meuvent, et à icelle accommoder les sentences et les parolles: et pour venir aux exemples les quelles seulent donner lumiere et certitude aux choses obscures et doubteuses, nous mettrons que c'est que chasque affection, pource que quand on a mise la definition des choses, la quelle declare l'intrinseque nature d'icelles, facilement on congnoist apres ce qui leur convient. Premierement donques nous viendrons à parler de l'ire, la quelle n'est aultre chose qu'une inflammation de sang entour du cueur, qu'engendre desir de vengeance. Et pource à mouvoir telle affection nous trouverons tous les accidens qui peuvent enflamber et

ploier les esprits à nuire. Son contraire est mansuetude, la quelle est un chaud desyr d'aider, et cestuy peult estaindre la fureur ja enflambee en la poictrine d'aultruy pour soy vanger. Et ainsi comme il n'y a chose qui plus face courroucer que la fiereté et arrogance, ainsi n'y en y a il point qui plus mitigue et appaise que la facilité et humilité. Qui est celuy qui ne scait quelle chose est amour et hayne, les quels ne sont aultre chose qu'une concorde ou un discord de qualitez, et l'un engendre desir de bien, l'aultre de mal, la vertu sensitive se mouvant ou à cest appetit icy ou à celuy la. De la quelle chose meus aucuns philosophes creurent que de l'amitié vint la generation, et de la noise la corruption des choses naturelles, ainsi comme es œuvre humaine il y a quelques actions qui conservent ou destruisent celles la. L'un d'iceux naist d'honneste cause, l'aultre de deshonneste et villaine. L'amour qui vient non par vertu, ains par vice, se doibt appeller fureur plus tost qu'amour, mesmement qu'il se transporte à desyrer chose qui ne convient à l'homme raisonnable. De là souvent viennent les utilitez et dommages publics et privez, pouvant l'un d'iceux conserver, et l'aultre

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destruire. En apres la paour du tout contraire à l'audace, est craindre de quelque injure ou danger, et l'une naist de vilité, l'aultre de trop grande confiance, ou esperance, ou de desespoir: si que dit tresbien le poete Toscan, E l'alma disperando ha presa ardire. C'est à dire, Et l'ame en se desesperant a pris hardiesse. Et est dangereuse si par prudence elle n'est gouvernée et refrenée. Par quoy le mesme dit, Sento di troppo ardir nascer paura. Je sen, dit il, la paour naistre de trop oser. L'esperance est une expectation et attente du bien futur. La confiance, quand on n'a essayé fortune contraire, ou quand on ne peult voir ne discerner le danger ou l'on se met, pource que le cognoissant et voyant, ce seroit ou temerité ou desespoir qui aviendroit de grans ou plusieurs evenemens contraires. Par quoy dit aussi le mesme, O che lieve é ingannar chi s'assicura, ţ qu'il est aisé de tromper cil qui s'asseure. Voyla aussi ce que nous appellons honte ou vergongne, qui est craincte d'infamie, et seul desir d'honneur, au quel est contraire presomption, la quelle ha autant en soy de vergongneux et blasmable, comme celle là d'hon-

neste et louable. Et pource nous l'appellons modestie, ornement et parade des actions. Qui viendra à estre temperé et continent, ou intemperé et incontinent. En apres indignation est une douleur et rongement du mal d'aultruy present, passé ou futur, comme envie est pareillement un tourment et fascherie du bien d'aultruy. Celle la est indocte de compassion, et celle cy de hayne ou de trop grand amour de soymesme. Compassion est la pieté que nous avons de la misere et calamité d'aultruy. Toutes ces affections se meuvent ou par extenuation, ou par amplification, ou par similitude, ou par comparaison et exemple, ou par convenance ou disconvenance, ou par recueil, ou par conversion, ou par exclamation, ou par division, ou par priere, ou par les aultres especes et figures de parlemens ja nombrées et racomptées selon ce qui est plus requis à leur nature, et semblablement de ces lieux particuliers ja recueillis et rememorez par luy. Et chascun d'eux procede de sa propre cause, je dy propre, non necesaire demonstrative, estant une seule, et les contingentes c'est à dire les accidentales plusieurs, les quelles entendent à quelque fin, et à une seule, s'ac-

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commodant souvent plusieurs sentences et raisons pour conclure une seule chose, et mouvoir une seule affection en la maniere predicte. Et toute cause produit son operation convenable, si elle n'est empeschée ou par ne vouloir, ou par ne pouvoir. Par ne vouloir quand nous ne perseverons pas en telle affection, ou ne nous laissons vaincre par elle, ains soubdain on y fait resistence avec le frain de la raison, ou avec aultre diverse affection, pourautant qu'il est malaisé et difficile de faire qu'un qui aime un aultre, vienne soubdainement à le hair, et au contraire, qu'il aime soubdainement un qu'il hayssoit. Par ne pouvoir, pource que l'on voit qu'en un la vertu aura plus de force que le vice, et en un aultre plus pourra cestuicy que celle là: à raison qu'à grand peine peult on abuser un sage, faire errer le juste, vaincre le fort, souler un sobre, les quels soient tels ou par election et habittude, ou par nature. De là vient qu'on dit la coustume estre maistresse d'un chascun, et de la nature venir le bien, et le vice du mauvais usage. Donques le poete, le quel est tousjours ententif à la nature des operations, ainsi qu'il ob-

serve les occasions, es quelles il puisse ou doibve introduire oraisons ou parlemens, aussi les observera-il pour mouvoir les affections, et comme il ha coustume de narrer ou descrire les actions avec leurs accidens, ainsi viendra il à les depaindre, pource que les occasions viennent tantost d'esperer, tantost de craindre, tantost de soy douloir, tantost de s'esjouir, tantost de pleurer, tantost de soy lamenter, tantost d'exclamer par trop grande douleur ou desdaing, ou par compassion, ou par aultres semblables affections, selon les heureux ou malheureux evenemens, ainsi qu'il use es operations, ores de faire parler, ores de faire conseiller ou desconseiller, deliberer, admonester, reprendre, consoler, louer, blasmer, accuser, defendre, remercier, proposer, respondre, narrer, ou soy souvenir des choses passées, considerer les presentes, predire ou prevoir les futures, demander ayde, se recommander, et aultres telles. Et en celles la il est semblable à l'historien, sinon que l'un les faint comme vraysemblables, et l'aultre les narre comme vrayes: et pource fut trouvé moyen de les mouvoir. Ce qui se fait par l'orateur en deux genres, au deliberatif, et au judi-

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ciel. C. Si me semble il qu'Aristote dit au proeme de sa Rhetorique que les affections ne se peuvent ou doibvent mouvoir par celuy qui conseille, pour ce que là le juge vient à juger de ses propres causes, et non de celles d'aultruy. A. Vray est que les mouvoir est plus propre du judiciel que du deliberatif, mais debvant suivre en parler la nature et occasion des operations, et celles la appartenans à celles cy, il ne fault doubter que l'un et l'aultre traictant des actions, tous deux pourront ce faire, toutesfois et quantes qu'ils seront semblables, c'est à dire quand le deliberatif traictera de choses privées. Ce que voulut inferer le mesme Aristote, si j'ay bonne souvenance, au mesme lieu, ou un peu devant, ou il dit. ÇLe conseiller et le juge jugent de choses presentes et particulieres, desquelles amour, ou hayne, ou leur propre utilité souventesfois s'accoste tellement qu'ils ne peuvent assez considerer la verité, ains leur propre delectation ou fascherie leur offusque le jugement.Č Et comme le poete est semblable à l'historien à racompter les faicts d'aultruy, ainsi il se rend aussi semblable à user le plus souvent du genre delibe-

ratif, qui est plus requis aux actions narrées, et garde à former oraisons en cestuicy, la coustume de celuy là, faisant exorde, propositions, narrations, ou expositions de choses passées faictes ou dictes, exposant les causes et occasions du conseil, et la maniere de le mettre à effect, et mettant à la fin la demande, ou la proposant au commancement, et la conclusion des choses exposées et au parler mouvoir les affections, comme fait le judiciel, consolant, admonestant, reprenant, remerciant, et promettant remuneration ou aide, se proferant, priant, louant, s'obligeant selon le besoing et l'opportunité, pource que non moins les parlemens que les digressions doibvent naistre de celle cy, suivant la convenance et le decorum des actions. A mouvoir les affections, ayderont principalement l'eage, les coustumes, les conditions, les operations, et natures des hommes, et les accidens qui seulent apporter prouffit et dommage. J'en dirois d'advantage si les rhetoriciens, les poetes, les historiens, les philosophes qui ont escrit la philosophie morale, mesmement Aristote et Platon n'en estoient tous farcis. C. Dictes moy je vous prie,

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pourquoy vous avez dit l'eage, à scavoir qu'il me semble que de là naist une doubte, qui est, si le jeune est homme, comme le vieillard, et tout effect vient de sa cause, ne sentira il pas la mesme affection que cestui cy, et au contraire ? A. Naturellement il la sentira, mais accidentalement non, la prudence qui est en un vieillard n'estant pas en un jeune, pource que celuy la ha plus grande experience des choses du monde, ny aussi la force en un vieillard qui est en un jeune, encores que le contraire quelquesfois advient, qu'on trouve un jeune foible et prudent, et un vieillard fort et imprudent. Le quel effect se pourra plus tost appeller accidental, que naturel, estant ordinairement l'un plus apte et prompt aux actions, et l'aultre au conseil. Vray est qu'on peult trouver quelque jeune qui sera et vaillant et sage, (combien qu'ils sont rares,) les quel avec grande valeur de corps et d'esprit, et avec mille aultres honnorables vertus en la fleur de son eage, se monstrera de jour en jour plus digne et du hault degré qu'il tiendra, et d'estre de tout le monde admiré et reveré, et celebré par les plus excellens et illustres escripvains. Donques

ainsi que les operations de tous deux sont diverses pour l'eage, ou pour aultre occasion, ainsi sentent ils mouvemens divers, et espreuvent diverses affections, comme l'on voit aussi advenir en diverses conditions, qualitez et estats des hommes, pource qu'aultrement se meut le liberal, le prodigue, et l'avaritieux, aultrement le superbe et cruel, et humble et bening, le timide et l'audacieux, le privé et le public, ayant l'un accoustumé de maistriser, et l'aultre de servir, le pouvre et le riche pour l'usance du vivre. Par tant nous disons que les individus sont differens entr'eux pour les accidens, et que telles seulent estre les operations, quelles sont les affections, et au contraire. Donques pour conclure sur ce que jusqu'icy avons dict, je dy que le poete imitera bien lors qu'il scaura bien mouvoir et les exprimer: et comme il advient aux operations, que le poete non seulement les descript mais la maniere et la coustume que garde et tient l'operant à operer, ainsi doibt il à narrer les mouvemens et les perturbations de l'esprit, descripre l'effect que fait cil qui est perturbé et meu, c'est à dire quelle action il faict en signe, ou d'esperer, ou de craindre, ou de se

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douloir, ou de s'esjouir, et à monstrer aultres affects, et affections semblables. C. Puis que vous avez si subtilement exprimé la nature et les causes des affections, monstrez l'invention des epithetes et la maniere d'en user. A. Nous avons demonstré et conclud que tout l'artifice gist à bien despaindre les effects des choses, et pource furent retrouvez les Epithetes, lesquels adjoincts à icelles, descœuvrent come couleurs plus leur vifve et naturelle force et vertu: et pour les conjoindre et leur attribuer ceux cy l'on considere deux choses, premierement la nature de ce dont nous parlons lors, et puis l'effect qu'elle fait en aultruy ou naturellement ou accidentalement. Et ayans esgard ores à l'un, ores à l'aultre, ores à tous deux, nous usons de tels adjoincts, mais non qu'ils semblent plus tost mis là avec art, qu'ensemble produicts par nature: pource que l'imitation seroit vitieuse et non veritable, à scavoir que les choses accommodées en temps et lieu adornent d'advantage, et si l'on en use hors de temps, encores que'eles soient propres ou proportionnées au subject, si est ce qu'elles faschent, et apportent je ne scay quoy de disproportion: et com-

me il advient au lut, ou touchant diverses cordes à temps, ores vuides, ores plaines, se fait une tres belle harmonie, ainsi ores usant des Epithetes, ores les laissant se fait une belle composition, estans les choses ainsi faictes par nature, qu'encores souvent mises sans ceux cy, elles sont aptes et puissantes d'elles mesmes pour descouvrir entierement leur nature. Et pource, comme cecy dit Aristote en sa Poetique, que la fable peult demourer sans les coustumes, apportant quant et soy les actions, il se fault adviser à donner les epithetes à plusieurs conditions dictes par l'un de nous, je dy à tous les accidens intreseques, ou extrinseques. C. C'est belle choses scavoir rendre la raison de ce dont on fait profession comme vous avez faict de ce que vous ay recquis. Par quoy vous serez encores content de me dire quelles causes sont celles desquelles vous avez faict mention cy dessus, et puis s'il vous plaist vous me declarerez la derniere difference qui est entre l'historien et le poete, laquelle un peu par avant vous consideriez, vous promettant que je vous tiendray avec la poesie l'obligation perpetuelle que nous debvons. A. Tous les effects

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sont produicts ou par nature, ou par art, ou par cas, et pource comme l'historien de tous les evenemens doibt reciter l'occasion, ainsi par l'imitation que prend de luy le poete, il doibt egalemnet assigner les causes de toutes les operations et accidens, qui sont augures, prodiges, monstres, oracles, songes, visions, apparitions, vœuz, religions, enchantemens, sorts, occasions, divines ou humaines admonitions et persuasions, sacrifices, prieres, adventures, infortunes, bruit ou rumeur, cas, fat, inspiration, influences, usances et coustumes, oracles, avec les descriptions ou interpretations de tous ceux cy, parentez, amitiez ou inimitiez, et tous les accidens vertueux ou vitieux, comme cruauté, avarice, fureur, desir de regner, ou de vengeance, et tous les fortunez cas que vous avez nombré, parlant de l'histoire, pource qu'ils peuvent estre et causes et effects aux actions. Apres il y a les prejudices, ou pour mieux dire les prevoyances par les quelles ont fait consultations, deliberations et jugemens par ce qu'on prevoit des evenemens futurs, pource que comme au genre judiciel, on a coustume faire conjectures du passé, ainsi au deliberatif elles se font du futur. Ce qui

vient ores de l'experience, ores des accidens advenus en la chose dont on parle ou en aultre semblable, ores de la presente necessité, et occasion, ores de ce qui se delibere de bon ou de mauvais, ou par ire et desdaing, ou par hayne et malveillance, ou par envie, ou par bienveillance, et amour, et finalement par tous les accidens des quels peult venir ou plaisir, ou desplaisir, comme craincte, esperance, joyeuseté, ou douleur, et aultres semblables affections, les quelles aux esprits des personnes tant publiques que privées engendrent desyr de nuire ou d'ayder. C. Telles affections se pourront elles appeller vertus ou vices, selon qu'elles viendront à estre occasion des operations ou bonnes ou mauvaises ? A. En pas une sorte des deux, n'estans habits, ains impetuositez qui à guise de vens subitz perturbent la tranquillité de l'esprit, ains les affections se dient estre vertueuses et vitieuses qui viennent de la volunté, pource que par elles on faict election ou de chose honneste ou utile, ou delectable, et l'on vient à la desyrer. Dont nayssent apres les operations ou bonnes ou mauvaises si nous perseverons avec vouloir. Parquoy qui vainct les passions de l'esprit s'appelle fort, et conti-

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nent qui les appetits superflus, et temperé quiconque se peult abstenir des plaisirs, et vivre moderément, se gardant de toute superfluité de viandes. Et si naturellement nous sommes enclins aux affections, nous ne leur sommes pas pourtant subjects, tant que nous ne les puissions vaincre avec la valeur de la raison, et avec la force des habitudes morales. Elles peuvent estre causées ou de persuasions, ou d'actions et accidens delectables ou nuisibles, par les quels apres nous desyrons ou bien ou mal, ou à nous mesmes ou à aultruy, et ainsi peuvent en certaine maniere estre commencement et fin de chasqu'action ou nuisible au delectable. Et comme les causes naturelles sont necessaires, ainsi les artificielles et casuelles sont accidentales, mais pourtant elles seulent quelquesfois venir de leurs effects necesaires, si leurs operations ne sont empeschées, ou la volonté peult concurrer. Puis pour faindre les susdictes causes ou les introduire, l'on apportera matiere, ou la presente narration et occasions, ou l'exemple de quelque histoire, comme l'on lit en Herodote la trahison de Zopyre semblable à celle de Sinon, combien qu'ell'ait esté aprés en

aultre guise fainte, enrichie, et ornée par Virgile. Ainsi pareillement s'accommoderont par le poete, les oracles, les portentes, les augures et toutes les aultres causes, comme fait l'historien, ayant esgard à la fin des actions et aux evenemens, ainsi comme l'on lit encores du simulachre de Pallas violé et appaisé par les Crotoniens, admonestez de ce faire (si j'ay bonne souvenance) par l'oracle d'Apollo. Ce que faint aussi Virgile estre advenu aux Grecs, à fin qu'ils eussent excuse d'offrir les cheval monstreux. Je ne diray aultre chose sur ce point, pource qu'en lisant les poetes heroiques et tragiques, (je parle d'aux comme plus excellens) et les historiens avec la diligence et observation de la quelle se doibvent lire les bonnes choses, l'on trouvera ce qui a esté dict et observé par moy. B. Tant plus que je considere l'artifice du poete, en verité il me naist une doubte, comment il est possible qu'un homme joingne au signe, au quel à vray-dire il est loisible parvenir à peu de gens: et ne voy chose qui descouvre plus la divinité de l'intellect humain que les compositions telles que nous avons dictes jusqu'à present: et m'en esmerveille pour les choses narrées par

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vous, si que je vous egalle à luy, qui avez si bien descouvertes et exprimees ses divines operations. A. Je vous dis bien cy dessus que vous me donneriez matiere de ratiociner, et la cause est tousjours plus noble que l'effect. Et pource q'il vous semble par adventure que je sois tel, pensez qui vous estes, du parler du quel procedent tous mes propos quels qu'ils sont. C. Quoy qu'il en soit, poursuivez exposant le demourant de ce que vous ay demandé, comment se peult couvrir l'histoire et la verité soubs les fables. A. Puis que je doibs parler de ce, je rendray premierement la raison de tel effect et invention, puis je declareray que c'est fable, d'ou elle se tire, et comment et quand on en peult et doibt user, et puis je feray fin si vous ne me demandez aultre chose. Donques la cause pour quoy le poete trouva la fable, fut pour eviter l'histoire, et avoir quelque cas de propre, oultre ce qu'il est contrainct par nombres. Par quoy l'on dit bien vray, que la fable est l'histoire du poete, comme chose seule appartenante à luy. Que s'il n'eust retrouvée ceste maniere d'escrire, qui est sa derniere perfection, il n'avoit la divinité que

vous avez tant admirée et recommandée. Et comme vous conclustes qu'il n'y a point bon poete qui ne soit bon orateur, ainsi je concluds au contraire, que cil ne sera point orateur perfaict qui n'aura leu les poetes comiques et tragiques, tant pour les affections que pour l'action. Je vous dy ce, pour autant qu'il m'en est à ceste heure souvenu. B. Toute chose, fust elle hors de propos, dicte par voz semblables, apporte doctrine à qui l'escoute: qui fait que je vous requier de me faire ce bien de ne vouloir taire aucune chose dont en parlant il vous souvienne, ne laissant pourtant ou interrompant vos sages et discrets propos, pour autant que quelques fois prouffite plus une parolle dicte à l'improviste, que dix longs temps pensées. A. Les choses qui sont science, sont toutes bien considerées et disposées, et combien qu'elles soient briefvement dictes, il n'advient pourtant qu'elle perdent rien de leur bonté, encores que de l'abondance et de l'ordre ou disposition que vous voulez dire, elles acquerent plus grande lumiere et vertu. Et les choses qui prouffitent, ne sont jamais dictes hors d'occasion. B. Le desyr que j'ay que vous finissiez ce qu'avez

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encommancé à dire, me fait craindre que cecy ne retarde cela, et qu'en procedant d'une parolle en une aultre, nous ne sortions pas de nostre propos. Parquoy poursuivez, qu'en tout je loue vostre advis. A. Donques le poete debvant delecter et prouffiter, et soy partir non seulement de l'ordre direct de l'histoire, ains narrer la verité soubs fabuleuse couverture, par consequent il fault qu'il use de la fable, pour laquelle il est appellé poete, c'est à dire ficteur et imitateur de la verité. Ce qui vient de deux choses, premierement de l'imitation, et puis de celle là. Qu'ainsi soit comme je le dy, il se manifeste en plusieurs lieux dans Platon, et specialement au tiers et dixiesme dialogue de sa Republique, ou il descript la nature des affections et de l'imitation, et au Phedon, ou il dit les poetes ne faire sermons ains fables, et en l'Ion, ou il demonstre l'excellence et divinité du poete, et quelles choses de plusieurs luy conviennent: des quelles la premiere est la veine de dire, la seconde la promptitude de retrouver, et appelle l'une fureur, l'aultre experience, la tierce, la doctrine, c'est à dire la perfaicte erudition et science, par la quelle

le poete se peult nommer interprete des Dieux, l'intellect humain se faisant divin par la congnoissance et impression des habitudes speculatives, par les quelles il congnoist les causes des choses, et s'unist à ce qui est appellé agent, lequel est la lumiere intellectuelle qui luy donne lumiere pour recevoir et contempler les objects, comme le soleil à noz yeux pour voir les choses visibles. La quatriesme celle que nous appellons art, laquelle est un reiglé jugement pour scavoir bien faindre et imiter, ensemble orner et enrichir la matiere de la quelle l'on doibt parler. Et à vray dire, quel artifice est plus grand que celuy dont use le poete, formant si bien plusieurs et divers devis, exprimant d'un si bon ordre diverses affections, representant si saigement diverses personnes, et entrant si soudainement d'un parlement en l'aultre, d'un action en l'aultre, operation et accident, qu'il semble proprement un Protée qui se transforme en diverses figures, et en quelque chose ou personne qu'il veult ? De cest art Aristote en enseigne plusieurs choses en son obscure et briefve Poetique, dont toutesfois on peult comme d'une abondante fontaine tirer plusieurs ruisseaux,

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sans y adjoindre que bien peu ou rien, mais je diray ainsi, interpretant ce qu'il semble qu'il ayt voulu si non peu comprendre soubs merveilleuse briefveté, faisant comme font les philosophes supranaturels, qui dient peu avec certains principes et causes sommairement universelles, et viennent à embrasser beaucoup, soubs ces tels reduisans tous les principes et toutes les causes des aultres sciences, pource que plus contient ce qui est plus universel. Par quoy concluant avec luy et avec Platon, la fable convenir au poete, nous declarerons que c'est, de laquelle divers ont eue diverse opinion. Aucuns Grecs, les quels ont apres esté ensuivis des Latins, penserent icelle n'estre aultre chose qu'un parler fainct, lequel soubs un certain image represente la verité: aux quels je m'accosterois, s'ils n'adjoustoient aultre chose, ou interpretoient en aultre maniere telle definition, entendans par tout ce une seule espece de fable nommée apologue, c'est à dire fiction et similitude de chose irraisonnable, comme en partie l'on peult dire leur interpretation. Les aultres ont mis troys manieres de fable, attribuans le premier lieu à ceste-cy, le second à certaines fables anciennes, qui ne

sont entendues par les nostres: le tiers à celles qui sont entendues, et les appellent histoire couverte, pource qu'on racompte la verité soubs voyle poetique: la quele comme je demonstreray, approche plus de la verité. Aucuns aultres ont trouvez deux manieres de fictions, l'une des quelles il ont appellée fable, l'aultre, narration fabuleuse. Donques eveillans et eslisans les roses d'avec les espines, comme fait ordinairement nostre Aristote en sa philosophie naturelle, ou il racompte et interprete les opinions des philosophes anciens, et tousjours eslit et suppose les meilleures, nous mettrons premierement une division, laquelle fera interpretation et election des meilleures. Donques nous divisons la fable en trois parties, et appellons la premiere veritable, qui semble pourtant faincte, la seconde faincte qui semble veritable, la tierce celle qui ont faicte la premiere. Des deux premieres naissent tous les poemes ou plains de verité, ou d'ombre et image veritable. Je dy plains de verité historienne, ou naturelle ou morale selon qu'on demonstrera. Apres ombre et image de veritable est la fable qui est appellée poetique

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imitation, c'est à dire narration et exposition de choses vraysemblables. Et le poeme tragique et heroique se fait veritable et vraysemblable ensemble, et cestuy ci vient à colorer et enrichir celuy là. Et pource il advient que le poete racompte les causes des evenemens, ores par histoire, ores par fable, comme fait Virgile, l'ire de Junon, et la fuite de Didon, et aultres manieres semblables. Et souvent encores il reduict le veritable au vraysemblable, comme la royne de Carthage avoir esté occise par Aenée, estant veritable qu'elle s'occist. Et comme c'est chose vitieuse à l'historien, narrer fables ou choses faulses, ainsi est il disconvenable au poete se partir de l'imitation et de la fable. B. Vous avez desclaré assez diligemment, et subtilement, à ce que j'estime selon mon jugement, auquel je croy d'autant que je le voy confermé par le vostre, quelle chose est fable, mais ils me sont survenus deux doubtes par ce que vous avez dict, l'un desquels est qu'il me semble que de vraysemblables seulement il me semble qu'on puisse faire une tragedie entiere, ainsi qu'on fait la comedie: l'aultre est, si le vraysemblable et est subject du comique, je ne scay comment il

convient au tragique. A. Je vous diray quant au premier, selon l'ordre de nature et de doctrine, ou les premieres causes et congnoissances doibvent estre premises, et puis je vous respondray au second, et possible une responce ou solution satisfera à tous deux. Ainsi comme l'un et l'aultre sont differens de disposition et de forme, ainsi seront ils encores discordans de noblesse de matiere, selon qu'il y a difference en la musique d'un son grave à l'agù, ou comme vous aultres orateurs dictes, entre le stile humble ou moyen, et hault: pource que ainsi comme celles cy sont dissemblables en stile, aussi sont elles difformes d'imitation. Le vraysemblable dont use la comedie est de choses basses et privées, mais celuy de la tragœdie est de personnes et d'actions publiques et grandes, et celle là convient à l'œconomie, et celle cy au politic. En aprés quand le tragic suit en tout le vraysemblable, il faict comme le paintre ou engraveur qui forme de sa fantasie une figure, laquelle le plus qu'il peult il fait resembler à la nature, de facon qu'elle se peult appeller pourtraict naturel: je veux dire qu'il s'efforce d'imiter quelqu'aultre action

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d'aultruy descripte et passée. Mais meilleure sera l'imitation qui sera fondée sus le veritable, ornée et enrichie de plusieurs vraysemblables, ainsi comme fait l'orateur à disputer les causes qui luy donnent les fondemens qui font leurs status, et luy en apres avec raisons vraysemblables l'orne et enrichist. Et comme l'art resort mieux quand il est aydé ensemble de la nature, ainsi le vraysemblable vault beaucoup plus toutesfois et quantes qu'il ha le veritable pour son ayde et fondement. Aenée ne partit il pas de Troye ? ne vint il pas en Italie ? n'alla il pas errant plusieurs années ? Les Romains n'eurent ils pas de luy leur origine ? Ne fut il pas pitoyable ? Ne fut il pas sage et magnanime ? N'eut il pas pour femme Lavine fille du roy Latin ? Achille fut il pas audacieux et fort ? Vint il pas en noise et discord avec Agamenon ? fut il pas à la guerre de Troye ? Occist il pas Hector pour venger la mort de son amy Patrocle ? fut il pas occis pas Paris ? Ulysse fut il pas sage et advisé ? fut il pas en ses voyages et peregrinations en grande mesadventure et patient ? et aultres exemples semblables. B. Belles

sont telles comparaisons et confirmations dignes veritablement de vous. Certainement on ne scauroit dire que vous ne soyez homme qui veritablement congnoissez l'art, scachant si entierement et par particules depaindre et retirer tous ses effects et accidens. A. Encores y a il plusieurs aultres differences entre la tragedie et la comedie, pource que l'une approche plus de la vertu, monstrant combien sont dangereuses les affections et perturbations de l'esprit, et incertain et variable l'estat des choses humaines et l'aultre s'accoste plus au vice. Celle la contient en soy gravité et prudence, et cestecy astuce et promptitude, et toutes deux ont diverses fins, l'une entendant au travail, et l'aultre au repos. Apres elles sont semblables en la recognoissance des personnes et des lieux, et en la verité, nouveauté et mutation des fortunez evenemens, et de temps encores, pource qu'elles contiennent l'action d'un seul jour. B. Vous avez descouvert moult clerement, que vous estes bon philosophe, naturel et moral, combien la verité par vous congneue s'alointaine des erreurs, la vertu n'estant aultre chose que pouvoir congnoistre son contraire, et le scavoir fuir: lequel obscur-

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cist d'autant et rend vils les hommes, que les operations illustres et vertueuses les seulent rendre clers et nobles. Et à vray dire celuy est digne de louenge, qui en parolles et en faicts se demonstre amateur des choses qui le peuvent faire de corruptible et mortel, incorruptible et eternel. Et non moins est prouffitable cognoistre le vice pour le scavoir fuir, qu'apprendre vertu. Et par ce mien discours je veux signifier combien ils sont utiles à ceux qui ont coustume de les lire, pource qu'ils contiennent toutes les choses qui peuvent advenir au vivre humain, et n'est moindre en eux l'experience que l'art, ny le prouffit de l'excellence. Mais poursuivez, que je ne vouldrois interrompre voz propos, et les interrompant plus nuire qu'aider. A. Prenant matiere de ce vostre propos tant sage et honorable, je poursuivray ce qui reste à dire. Ayant declaré que c'est que fable, par l'ordre proposé, il fault que j'esclercisse d'ou elle se tire, et comment et quand on en peult et doibt user. Egualle licence n'est pas concedée au poete et à l'historien, pource que si cestuy ci usoit de prosopopees et hyperboles comme celuy la, il seroit reputé adulateur, et rapporteur de faulseté. Ce qui est

non seulement loysible de faire aux poetes, mais aussi faindre noms semblables aux effects, et accidens et adjoindre à la verité plusieurs choses vraysemblables fabuleuses, les accomodant selon le subject et l'occasion. Oultre ce l'historien peult ensemble narrer les vertus et les vices d'une personne seule, mais le poete doibt suivre une action, louant tousjours ou blasmant cela mesme, comme Virgile fait tousjours Aenée apparoir pytoyable: Homere, Ulysse prudent et Achille fort. Il est encores besoing que le poete delecte et prouffite, et suffist que l'historien prouffite. Et bien peu souvent cestuy cy refere fables ou choses vraysemblables, et si celuy la en recite aulcune, il ne doibt l'affermer, ains luy donnant peu de foy, estre tousjours ententif à la verité, n'adjoustant ou laissant rien de ce qui est utile ou necessaire à narrer, mais le poete doibt le plus qu'il peult usant de fables embrasser et ombrager la verité, et comme un bon paintre la recouvrir de diverses couleurs et de faincts ornemens en telle sorte qu'il ne vienne apres à estre descouvert et trouvé beaucoup difforme de soymesme, pource qu'on dit ce estre beau et bien seant qui est propre de chas-

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que chose, et s'il se change, il sort hors de toute proportion et convenance. Fault aussi en l'histoire fuir louenge de soy, se louant ou il n'est mestier, ou louant ses actions presentes ou passées, cercher occasion d'aider ou de persuader aultruy. Mais au poeme il n'est disconvenable louer soymesme, et les choses plus facilement et plus souvent. Le poete encores peult faire comparaisons par l'histoire et par la fable, mais l'historien seulement par l'histoire. En apres changer l'ordre en un poeme n'est ce que croyent aucuns, c'est à dire transporter ou varier les matieres, interposant plusieurs aultres narrations, digresions et varietez d'accidens entre la principale que l'on narre (Ce qui monstre plus tost abondance d'invention mal reiglée, qu'artifice, ainsi comme il ne convient à l'orateur se fourvoyer beaucoup de son propos, disant chose qui ne convienne à ce qu'il ha à dire, ou qui soit lointaine de ce qu'il ha dict:) mais fault qu'une mesme personne tousjours opere, ou soit occasion, ou entrevienne en ce que l'on faict, ou avienne en sorte qu'elle soit participante de tous les accidens jusqu'à la fin, si que le tout aide ou nuise à un seul, ou aux choses

à luy appartenantes, comme à cil qui soubstient la charge et le faix de toute l'action. Et tous les evenemens doibvent estre causez, ou de sa bonne ou mauvaise fortune, ou de prudence ou imprudence, ou de ses bons ou mauvais vouloirs, conseils, ou portemens, et le bien ou le mal d'aultruy resortir à son prouffit ou à son dommage, ainsi que fait l'historien, le quel combien qu'il interpose quelque digression, est pourtant tousjours ententif à la principale narration, si qu'il semble qu'elle soit partie de cestecy, ne pouvant narrer les successions de l'action aultrement, et est plus tost continuation de l'histoire de qu'intermission. Il est vray qu'aux digressions on peult racompter operations ou evenemens dignes de memoire, mais il ne fault y demourer tant qu'il semble que l'escripvain s'esloingne de sa premiere intention. Et dens les poetes transporter les choses n'est aultre chose qu'encommencer à narrer les choses au mylieu, ou pres de la fin de l'histoire, et puis prendre occasion de dire ou faire aultruy referer ce qui a esté laissé du commencement, et puis cercher de venir à la fin de l'action introduicte et narrée, ainsi que fait encores quelquesfois l'orateur, le quel encommence

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pres la fin, et puis fait au mylieu ce qu'il debvoit faire au commencement. Ce qu'aux parlemens oratoires quelques fois le poete imite, encommenceant à parler selon l'affection ou le besoing. Et quelques fois avant qu'encommencer, ou poursuivre à narrer, ou finir, il ha coustume d'introduire personnes humaines, Dieux, ombres, visions, oracles, ou hommes, ou chantres meus de fureur divine, les quels ores racomptent les choses passées, ores admonnestent des presentes, ores predisent les futures briefvement et de bon ordre, les recueillans avec leurs causes et occasions. Et ha coustume faire ce nom seulement aux choses qui doibvent advenir, mais aussi en celles qui sont advenues, et ores avec parolles, ores avec effects represente aulcunes aultres comme presentes, et le poete en predit aucunes en sa personne, comme Virgile en la mort de Didon, la ruine de Carthage, et toutes les choses ensemble doibvent estre correspondentes, et plus tost impossibles et vraysemblables, que possibles et non vraysemblables. J'appelle imposibles celles qui sont plaines de fabuleuses hyperboles, et qui semblent incroyables, comme faire changer navires en Nymphes, faire parler un

ombre et aultres fictions telles, pour veu qu'elle soient convenantes aux choses ja dictes, ou à celles que l'on doibt dire. Vraysemblable puis est ce qui respond à la presente matiere, si qu'il semble que les narrations et digressions sortent l'une de l'aultre, et n'estre introduictes, comme separées ou nouvelles ainsi que l'on fait en l'histoire. Je dy en l'histoire, ayant esgard à la continuation des matieres, non à la nature de l'invention, estans en cellecy differens l'historien et le poete, ainsi qu'il a ja esté dict. C. Si me semble il que le poete narre quelquesfois par ordre les choses comme faict l'historien. A. Vous dictes vray, mais diversement, pourautant qu'il adorne la verité de plusieurs vraysemblables, et interpose similitudes, comparaisons, et descriptions, ou de choses, ou d'operations, ou d'affections. Mais en cela il suit bien l'historien, qui en narrant les choses faictes en guerre, ha coustume d'y mettre les noms des Seigneurs, des Capitaines et des combattans, ou pour avoir esté nobles et grands, ou par leurs merites clers et illustres, et ainsi de ceux qui sont morts honnorablement en bataille, ou par cas aultrement, et pareillement de ceux qui

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sont entretenus en chasqu'aultre publique action. Donques prenant matiere de ce que j'ay jusqu'icy en parlant recueilly, je dy que la fable se tire principalement de l'histoire, pource qu'elle donnera occasion de la faindre, et soubs belles et fabuleuse narrations embrasser les causes, et les effects ou affections et habitudes d'aultruy vertueuses ou vitieuses. Et veritablement les poetes n'ont aultre chose voulu faire, qu'ores avec aperts, ores avec fabuleux parlemens enseigner la vraye maniere de vivre et d'operer, demonstrans ce qui peult nuire et aider, ou apporter honneur et infamie, et en la vraye philosophie naturelle et morale, et aussi en l'astrologie, par Mercure entendans la promptitude et ruse de parler et d'esprit: et pource il a esté fainct le messager des Dieux, et avoir trouvé les arts, et monstré à Priam la maniere et la voye de r'avoir le corps de son filz occis. Par Pallas la providence et prudence, celle la es choses divines, et cestecy aux humaines, et pource ont ils dict, qu'elle fut née du cerveau de Juppiter, aussi figurée par Prometheus, lequel fut philosophe tressavant, ainsi mesme qu'emporte la signification de son nom en Grec. Parquoy ell'a esté

nommée la compagne et familiere d'Ulysse, estant tousjours accompagné de prudence, et a l'on dict qu'elle aida à Achille à occire Hector, et avoir esté à luy et à Telemaque moult favorable, estant la prudene guide de toutes les actions humaines. Ell'est aussi estimée estre Deesse de la guerre, le combattre et guerroyer consistant plus au conseil, qu'es forces, pource que plus grande est la vertu de l'esprit que celle du corps. Puis par Apollo, le desir d'honneur, de gloire, et de grandeur, lequel est cil qui sait bien operer, et tresbien et vertueusement vivre, prevoyant avec la lumiere de l'entendement ce qui peult apporter louenge. Parquoy il est nommé aussi augure et divin du futeur, comme cil qui à toute heure illumine et regarde le tout. Par Venus, le bon et mauvais appetit. Le bon, quand à Aenée fut levé par Venus le voile de l'ire qui luy ombrageoit la veue, et ostoit l'usage de la raison. Le mauvais, quand il fut vaincu naturellement du sens en la spelonque. Ce que voulut signifier Platon en son Convive, parlant des deux Venus, ou bien des deux amours. Par Jupiter, la benignité,

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la clemence, et le raisonnable, prudent, juste, et utile discours et gouvernement. Aussi les poetes ont faincts les planettes estre Dieux, et d'elles proceder tous les effects tant naturels qu'accidentaux, leurs attribuant la cure et soing des choses humaines, pour leur continuel mouvement et pour les influences: ou ils faingnent les prier pour les hommes, et leurs estre ou prosperes ou contraires selon leur cours, ou nature celeste et qualité elementaire, ou par la concordance ou discordance de l'une et de l'aultre, comme faire la conjonction ensemble ou l'opposition, estre bening ou cruel, plaisant ou superbe, humide ou sec, froid ou chauld, et semblable ou dissemblable aux operations. C. Avant que vous passiez oultre, declarez moy je vous prie que vous entendez aux planettes par qualité elementaire, pour ce qu'il me semble qu'elles ne peuvent avoir en soy ne recevoir accidens contraires. A. Je ne dy pas qu'elles soient telles, pource qu'elles seroient corruptibles, pour parler naturellement, mais bien qu'elles ont telle vertu et influence. L'homme aussi est dict par le poete pour la prevoyance et aultres biens ou vertus, soy faire semblable à un

Dieu, faisant operation resemblante à une cause superieure, en tant que les planettes sont causes efficientes naturelles. Et ne semble que cela soit loingtain de la verité, pour autant que les philosophes et les astrologues ont voulu chasque planettes avoir sa propre vertu naturelle, et une influence determinée, et plus apres selon leurs mouvemens, conjonctions et oppositions, et non seulement les hommes de là prendre qualité, mais aussi ont dit qu'elles dispensant et gouvernent toute humaine action et evenement de felicité et d'infelicité, ou de vertu ou de vice, veu que nous suivons ou l'appetit ou la raison, et se peuvent encliner, mais non efforcer, estant l'intellect humain de nature et de congnoissance superieur à eux. Et quand les poetes les font parler, ils faingnent ce pour ornement de la fable, comme a faict Platon en son Convive, ou il met la division de son Androgyne, par lequel il a voulu signifier deux choses, parlant supernaturellement et moralement, premierement l'union de l'intellect agent avec le potentiel, qui est la vertu qui en nous universellement discourt et entend: et de la raison avec

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l'appetit sensitif, et leur division et concorde, pourautant que de tout ce naist le desyr de scavoir, et la perfection et acquest des habitudes speculatives et morales, et l'occasion des bonnes et mauvaises affections et operations. Comme, je dy que l'on peult faindre fables de tout ce que vous avez dict, quand vous declarastes les parties necessaires et convenantes au genre demonstratif, ou vous proposastes trois manieres de biens, des quels on peult prouver, amplifier, concilier et mouvoir, qui furent les trois Deesses jugées par le pasteur Phrygien, l'une de l'esprit qui s'entend Pallas, l'aultre du corps, qui est grace et beaulté, signifiée par Venus, la tierce les biens et fortune, les quels les poetes ont voulu inferer par Junon, mesme qu'elle se prend quelques fois pour la terre, productrice des richesses, selon le dict de Virgile, Juppiter pleut au giron de sa femme. Et ce par l'air comme afferme Herodote, ou il descript les coustumes et sacrifices des Scythes: dont viennent en apres, noblesses, royaumes, empires, seigneuries et grandeurs, les quelles surmontent et croissent plus, si elles sont dispensées et gouvernées par reiglé appetit,

par prudent conseil, et vertueux vouloir. C. Ce que vous aultres sages avez coustume de dire, est bien vray, que l'homme peult hardiment parler de ce qu'il scait, et que toutes les vertus qui sont aux hommes, se peuvent accroistre avec diligence et estude, et quiconque ha esprit, doctrine et jugement, peult aisément enseigner. Mais je desyre scavoir quand l'homme de soymesme peult deliberer, si les planettes et estoilles gouvernent par leurs mouvemens les choses inferieures. A. Il ne fault doubter Monsieur mon amy, que toutes les choses naturelles mouvent à leurs fins, les quelles estans de trois manieres, ou inanimées, ou animées, insensibles, ou sensibles, ou raisonnables, pourront plus operer en celles qui n'ont raison, qu'en celles cy qui ont en soy une vertu superieure à eux: et seulement ils peuvent disposer de la partie qui est ingenerable et eternelle. Je parle de la vertu intellective, la quelle les anciens philosophes misrent sus la nature avec laquelle l'homme discourt et entend, regist et gouverne toutes les choses ca bas, et soymesme encores: mais pourtant le tout en la vie civile et humaine n'est

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pas tout mis en la main de nostre arbitre, pource que de cas survenans noz deliberations et operations seulent estre aucunesfois en telle maniere surprinses, qu'il convient changer d'opinion et de conseil. De là vient qu'on dit l'office de l'orateur estre non persuader, ains scavoir trouver et accommoder tout ce qui peult ce faire, pource qu'il n'est concedé à personne pouvoir deliberer de la fin. Apres il y a plusieurs choses faciles et possibles, les quelles selon l'eage et l'estat des hommes, et selon la qualité des lieux, des coustumes, ou des actions, et selon l'opportunité et condition des choses et des temps, deviennent difficiles ou impossibles, et au contraire encores advient il, l'occasion faisant souvent l'homme sembler sage, estant propre d'un homme prudent scavoir prendre cestecy comme elle vient, et l'apporter de la fortune. Vray est que les choses faictes avec industrie et avec conseil, sont plus dignes de louenge, que celles qui se font par cas, pource que les aultres sont œuvres de raison et de prudence, et celles cy d'adventure et d'ignorance. B. On congnoist facilement les choses qui sont exercitées et bien entendues,

et celles qui sont ou non congneues, ou mal considerees, selon qu'on peult comprendre clerement par vostre sage et discret parler, à scavoir qu'en petite espace de temps vous avez descouvert combien la philosophie morale et l'astrologie prouffite au poete, et comment l'une et l'aultre s'accordent aux operations. Il reste desormais que vous parliez de la naturelle et de l'histoire, ainsi vous aurez expediée l'entreprise, et ensemble achevée la fascherie, que volontairement de vostre grace vous avez sur vous prinse, et jusqu'icy soustenue. A. Comme cil se peult veritablement appeller oisif qui fait choses non prouffitables, et seulement ce qui est faict avec raison peult estre appellé utile, ainsi la nature qui jamais n'opere rien en vain, et fait toute chose à fin de bien, seule a produict les causes naturelles, des quelles toutes les aultres choses prendroient origine ou seroient causées, et donné à chascune ou propre forme ou particuliere vertu à fin que causes diverses produisissent divers effects. Et de celles cy aucunes sont substancielles j'appelle celles qui font ordinairement et de necessité leurs operations: et

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accidentales celles qui accidentalement. Des premieres je n'en parleray sinon d'autant que le poete s'en sert, et ainssi des aultres, oultre ce que nous en avons ja dict. Donques quand il introduit les occasions des evenemens soubs la fable, ores il recourt aux causes naturelles, ores aux accidentales, et à les faindre tousjours ha regard à ce qui en peult advenir, et à la fin de toute action. Aux naturelles, comme Homere au commencement de son Iliade, ou en partie suivant l'histoire, partie la philosophie naturelles, faint Apollon par les prieres de Chryses son presbtre avoir envoyé la peste entre les Grecs. La quelle fiction est verité naturelle et historienne, naturellement et accidentalement introduicte, pource que l'humide s'esmeut d'advantage et se faict plus espes par les rayons du soleil, le quel en apres evaporant, ne se pouvant resouldre pour sa superflue densité et espesseur corrompt et infecte l'air. De la quelle corruption s'engendre en apres et cestuicy et mill'aultres maulx (combien que les astrologues veulent que ce advienne par la disposition des signes celestes) par les quels les corps humains deviennent infirmes et malades en telle ma-

niere que la chaleur naturelle en l'homme, quand mouvant les humeurs intrinseques, elle produit fumositez et exhalations, les quelles montans à la teste engendrent certains catarrhes, les quels descendans en l'estomach corrompent la viande, et viennent à debiliter les membres principaux, et souventesfois gastent non seulement l'une des meilleures parties internes, des quelles l'homme ou prend nourriture, ou respire, ains tout le composé. Cecy se rend encores manifeste parce que Virgile faint au premier et quatriesme livre de son Aeneide, ou il faint Junon, c'est à dire l'air, estre cause d'icelle perturbation et malignité de temps qui nuisit premierement à Aenée, puis luy aida. Aux accidentales, quand il prend occasion de faindre la fable des afections des quelles avons ja parlé, il donne habitude vertueuse ou vitieuse, et des causes et evenemens susdicts. C. A bon droict vous vous pouvez glorifier Monsieur, puis qu'à vous seul il est loisible de pouvoir finir la Venus d'Apelles. Vous avez dit d'ou se prend la fable, et pourquoy l'on la faint. Parquoy monstrez aussi comment et quand on en peult et doibt usuer. Mais avant que venir

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là, je scaurois voluntiers coment vous appliquez les effects naturels aux accidentaux, à scavoir que ce qui vient de la nature, est ordinairement necessaire, et tout ce que vous avez admené et exposé, me semble advenir necessairement et non accidentalement. A. J'appelle accidentaux les evenemens qui se rencontrent en l'histoire ou action racomptée par le poete, combien qu'apres naturellement ils soient causez. Par quoy on les peult appeller ensemble accidentaux, ne regardant pas la necessité naturelle, ains à la contingence des operations introduictes et narrées par le poete. Dont on voirra encores pour plus grand artifice et ornement, qu'aucunesfois il fera sembler naturel ce qui est accidental, et au contraire. Donques retournant à ce qu'il convient traicter, je vous dy qu'ainsi comme l'on peult comprendre par ce que nous avons monstré, aucunes fables estre naturelles, et aucunes morales, ainsi me semble il que j'ay enseigné comment on en doibt user. Parquoy il reste seulement à dire quand, comme chose de plus grande difficulté et de plus d'importance. Ayant donques regard à la maniere que vous avez tenue en vostre propos, pource que

je suis dispos pour finir en ce que vous avez eu le plus en consyderation, et vous dis bien que je me ferois honneur de voz choses, je dy que les six conditions demonstrées universellement et particulierement, apporteront matiere et occasion de faindre fables, le lieu, le temps, la personne, le nom, les operations et les accidens. Le lieu, comme fait Horace, ou il prie Venus qu'elle favorise Virgile, ayant à faire voyage par mer, de la quelle on fainct qu'elle est née pour la lasciveté et appetit libidineux qui regne es lieux maritimes, estant planette humide et bening, comme dient les astrologues. Paradventure n'eust il peu pour parler poetiquement; invoquer aultre Dieu, que celle là, pource qu'aussi par les platoniciens ell'est appellée Deesse et mere d'amitié et d'amour, accommodant la fable à la verité, luy parlant d'un sien amy qu'il aimoit beaucoup, ainsi comme fait aussi Virgile sus la fin du cinqiesme de son Aeneide, ou il introduit la mesme qui prie Neptune, c'est à dire la mer qu'elle vueille estre favorable aux Troyens, pour estre de qualité conforme à luy, le quel on dit avoir esté ennemy d'Ulysse, qui en navi-

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geant souffrit plusieurs naufrages. Semblable est la reprehension faicte par Neptune aux vens au premier de l'Aeneide. Oultre ce ayant respect eu lieu, le poete se sert de l'histoire, comme faignant que Junon prestast faveur et aide aux Grecs et aux Carthaginiens, pourautant qu'elle estoit par eux adorée, et pource aussi que ces deux peuples furent, comme l'on lit, tres riches et trespuissans seigneurs, mesmement comme nous avons ja dict, qu'elle se prend pour la Deesse des richesses et des seigneuries. Apres on faint que Mennon fut filz de l'Aurore, pour estre né aux parties Orientalles, et sus le mont Aetna se trouvent les forges de Vulcan par la veine de soulphre la quelle plusieurs fois envoye dehors flambes et estincelles. Encores pourra l'on par similitude tirer du lieu plusieurs manieres de fables, comme l'on lit de Daphné, la quelle fut faincte fille de Penée fleuve de Thessalie, possible pourautant qu'il y avoit là des forests de lauriers, et aultres semblables fictions, qu'on poura bien tost apprendre en lisant les bons poetes. Il me suffist l'avoir demonstré et vous en avoir adverty. Le temps, comme

un lever de soleil, disant qu'il sort du giron de Thetis, du sein de l'Aurore, et icelle sortir du lict doré, ou se partir du flanc de Titon, et semblablement en toutes les aultres matieres qui conviennent au temps, ainsi que fait Virgile au premier de l'Aeneide, ou en lieu de dire que Aenée fut surprins de la nuict, si qu'il eust peu entrer à Carthage et s'en aller sans estre congneu, faint que Venus recouvrit luy et Achate de neige noire, c'est à dire d'air obscur, ceste estoile demourant le soir, comme elle fait aussi le jour. Pareillement descripvant le temps, on peult alluder aux lieux, aux quels le Soleil ou aultre planette baille ou lumiere, ou quelque qualité, et à toutes les conjonctions, oppositions, revolutions et mouvemens celestes. Aux saisons, comme, E garrir progne, et pianger Philomela, et, Giove s'allegra di mirar sua figlia, c'est à dire, et Progné se desgoiser, et Philomela pleurer: et, Juppiter s'esjouist de voir sa fille. Et aultres imitations semblables. Parquoy ayant recours à l'histoire et à l'astrologie, comme nous disions paravant, il se rencontrera plusieurs et diverses guises et manieres de fictions,

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la verité des quelles se doibt manifester par les operations et accidens qui s'ensuivent. La personne, consyderant les biens de l'esprit, du corps, et de fortune, et en ce les fables ne defauldront, et la maniere artificielle avec le temps opportun de les faindre, à cil qui en aura leu plusieurs, et bien entendu leur vertu, leur proprieté et verité. Le nom, comme le Petrarque parlant de sa Laure, la quelle souvent compare à Daphné. Les operations et accidens, comme la delivrance des navires d'Aenée faicte par les Dieux marins. Icy l'on considere les actions naturelles et morales et les affections, comme l'occasion concedée à Aenée en la spelonque par Junon et par Venus, l'une se prenant et pour l'air, et pour la Deesse qui defendoit les Carthaginiens, pour les causes susdictes, et pour la Lune encores qui est sus les marées, pour l'enfentement des enfans. L'aultre pour l'appetit naturel et sensitif, et comme Deesse d'amour, et pour avoir esté par les Romains reverée, et fautrice d'eux, selon que faignent les poetes faisant allusion aux histoires. Quelquesfois on allude à deux, comme

ayant respect au lieu et aux operations Aeole respondit à Junon, Tu me donnes ce royaume quel qu'il soit. Pource que s'il n'y avoit point d'air, il n'y auroit point de vens. Elle est aussi appellée femme et sœur de Juppiter, lequel se prend quelquesfois pour l'element du feu, et de l'air, et de cestuicy, c'est à dire de l'humide et du chauld s'engendre toute chose naissante et vivante. Et pource que l'air est voisin du feu et participe de sa nature en tant qu'elle est legere, pource l'ont ils appellé sœur de Juppiter, et en tant qu'il est humide, sœur de Neptune, et tous ensemble sont appellez filz de Saturne, pour la continuelle generation et corruption, qui de temps en temps advient entre les Elemens. Le mesme peult on dire de Mars et de Venus, estant l'un de nature et vertu chaulde, et l'aultre d'umide, et par tant leur amour fut fainct tant pour leur amiable conjonction, que pour occasion de ces deux qualitez, des quelles toute chose principalement s'engendre et se conserve. Que diray-je de Calupso, de Circé, de Meduse, et des Grans enfans de la terre, qui ne signifient aultre chose que les appetits terriens qui se transforment en

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divers monstres, transportez oultre le debvoir et la raison ? Ce que demonstre la fiction d'Apollon, quand il fut privé de la divinité. La quelle chose advient à l'heure que nostre ame de clere et divine s'accostant au sens, devient aveugle et humaine, comme dient tresbien les platoniciens, et telle est l'opinion des saincts Theologiens, comme l'on peult voir en l'exemple de ceste dame qui avoit eu cinq maris, et pas un d'eux n'avoit esté sien. Les quels viennent à signifier les cinq sens naturels, au service des quels elle s'estoit addonnée, au lieu de prendre puissance sus eux, n'ayant jamais voulu les seigneurier, vaincre et subjuguer avec la force de la raison. Que diray-je de Neree Dieu marin, le quel figure et descouvre la varieté de noz humains et instables vouloirs ? Que diray-je des furies, les quelles proprement se preinent pour les fureurs et les passions, qui en guise de vens procelleux et tempestueux perturbent le serain et tranquille estat de l'ame, et comme tenebreuse et espesses neiges tiennent adombrée et opprimée la vertu raisonnable et la lumiere de l'intellect, assujectissent et travaillent l'esprit ? Que diray-je des

Syrenes, qui sont les adulations, les lascivetez, allechemens et attraicts qui seulent destourner du vertueux et raisonnable chemin ? Il me semble que je ne doibs taire deux tresbeaux et artificiels lieux de Virgile, qui se presentent en ma memoyre, en l'un des quels il introduict Helenus, qui dit qu'il luy estoit prohibé par les Parques et par Junon qu'il entend par la terre, fille de Saturne, c'est à dire du temps, de prevoir et scavoir dire tout l'advenir, estant homme mortel, terrien et subject au temps, c'est à dire à la temporelle et humaine corruption. L'aultre apres, ou il dit que Junon donnoit les forces et le courage, estans la force du corps et la fureur produicts de la vertu concupiscible, et de ce qui est en nous de terrestre, ainsi comme nous disions des Geans. Je ne deduiray ce propos plus oultre, pource qu'il me semble que j'en ay assez dict, et que je suis desormais joinct à la fin sinon de l'œuvre, au moins de ce que j'avois proposé de dire. C. Avant que venir à la conclusion et dernier terme de voz parlemens, j'entendrois voluntiers vostre advis sur ce que dit Platon au tiers de la Republique

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ou il blasme et vitupere mouvoir les affections. Le quel lieu me semble conforme à celuy que dit Aristote au commencement de la Rhetorique, qu'il estoit par loy interdict et prohibé en Ariopage de les mouvoir, à fin que la Justice ne fust perturbée ou interrompue, et le bon vouloir et jugement des juges, pource que les choses jugées seulent devenir loix, et n'est seant commettre du tout les causes à la discretion des juges, mais mieux vault entendre à prouver les choses et demonstrer ce qui est vray, ce que est ou utile, ou juste aux actions. En la quelle chose consiste toute la force et vertu de l'Orateur, estant de besoing qu'il soit dialecticien et politique. Oultre ce il me semble que le mesme Platon au mesme lieu divise la poesie en deux parties, dont il appelle l'une imitation, la quelle se fait à l'heure que le poete introduit aultres personnes à parler, gardant le decorum de chascune. L'aultre, ou il parle en sa personne, et appelle cellecy enuntiation, c'est à dire pure et simple narration. Ce qu'afferme aussi Aristote sus la fin de sa Poetique, ou il traicte de la composition ou imitation heroique, disant que l'heroique doibt

le plus q'il peult, fuir de ne parler, et ou force luy est, qu'il le doibt faire le plus briefvement qu'il peult. Et pourtant il me semble que s'il narre, il est imitateur pour les operations d'aultruy narrées, et descriptes par luy. A. Combien que ces doubtes ne soient possible si aisez à souldre, comme ils sont à mouvoir, si vous en diray je ce que j'en pense et croy. La premiere ja dicte est sans doubte vraye imitation, pource qu'elle ha du Tragic, qui est le plus parfaict poeme qui se trouve, faisant là qu'un aultre narre les choses qui ont esté ou faictes ou advenues, selon que Virgile fait narrer la guerre, la ruine, et saccagement de Troye, et semblablement le Comique: mais il ne s'ensuit pas pourtant que l'heroique soit inferieur (ainsi me plaist il appeller pour le present la composition de Virgile et d'Homere) encores que cecy ne se puisse du tout faindre, comme cela, à scavoir que le poete en une certaine maniere se peult tousjours appeller ficteur et imitateur, ores descripvant operations, ores evenemens, ores lieux, ores affections, ores choses, ores usances et coustumes. Il y a de trois manieres d'opera-

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tions, ainsi comme l'on trouve trois especes de biens, pource qu'aucunes appartiennent à l'esprit, aucunes au corps, et aucunes à la fortune. A l'esprit, comme toutes celles qui viennent de vertu, ou de vice, ou de raison, ou d'appetit, comme faire l'office d'un bon prince, ou de tyran, user envers aultruy de pitie ou de cruaulté, suivre ce qui est bien ou ce qui est mal, comme user de prudence, justice, constance, force, modestie, liberalité, benignité, continence ou temperance, et ses contraires selon l'opportunité des actions. Au corps, comme descrire ou habitudes et ornemens de luy, ou actions. J'appelle ornemens et habitudes, comme armes, vestemens, et aultres choses semblables appartenantes à vestir aucune partie de luy. Actions, comme aller, demourer, se partir, combattre, naviguer, dormir, veiller, se nourrir, voir, ouir, sentir, et tout ce qui luy convient. Et comme les biens de l'esprit se seulent descrire, ainsi se descrivent encores les biens du corps, comme beaulté ou laideur, proportion ou disproportion, grandeur ou petitesse. Ce que fait aussi l'historien. A la fortune, comme maistriser ou servir, et acquerir honneur ou

deshonneur, dignité ou indignité, pouvreté ou richesses, victoire ou perte, et toute utilité ou dommage, et en ce il suit encores la nature de l'histoire. Evenemens sont comme infirmité, naufrages, et tous ceux que vous avez recueillis et mentionnez. lieux, comme sont les descriptions des fontaines, des fleuves, des mers, des escueils, des lacs, des citez, des pais, des antres, des vallées, des cavernes et spelonques, des montaignes, des forests et boys, des ports, des campagnes, des estangs, et marez, des tours, des palais, des chasteaux, des temps, et finalement, de ce qui se peult appeller lieu, selon qu'a de coustume faire l'historien. J'appelle affections, toutes les passions de l'esprit qui seulent ou tost passer, ou durer, comme descrire la nature de l'instabilité, ou de l'instable, du courroux ou du courroucé, du desyr ou du desyrant, de l'envie ou de l'envieux, de l'amour ou de l'aimant, de l'esperance ou de l'esperant, de craincte ou du craingnant, d'audace ou de l'audacieux, du desespoir ou du desesperé, de fureur ou du furieux, de joye ou du joyeux, de douleur ou du dolent, et de toutes les aultres affections semblablement. Choses,

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comme festes, jeux, sacrifices, et quelque chose que ce soit, faicte ou de la nature ou de l'art. Usances et coustumes puis sont celles que le poete descript parlant des nations et contrées, et peuples: et en ce pareillement est semblable à l'historien, pource qu'il racompte la maniere qu'iceux gardent et observent à manger et boyre, à dormir, à soy vestir, à s'armer, à recepvoir et recueillir les estrangers, amis, ou ses propres seigneurs ou d'aultruy, à protester ou faire guerre, confederation, paix ou tresves, à jurer, à sacrifier, à faire vœuz, à prier, à conseiller, à se rendre, à faire pact, à punir, à donner ou remunerer, à ordonner exercites, à combattre, à triompher, à consacrer despouilles, ou faire aultres cerimonies, à fabriquer, à ensepvelir morts qui soient ou gens privez ou seigneurs, à appaiser les Dieux ou d'enhault ou d'enbas, à purger les ames des morts, à prier les homes ou les Dieux, à demander responces des oracles, à celebrer festes et jeux, à deviner ou à predire aultrement les choses futures, à chasser et aller à cheval. Oultre ce le poete a de coustume de descrire les habitz, vestemens, armures, usances de garnir chevaux, et aultres institu-

tions, lois, et manieres de vivre et d'operer, convenantes aux estats et conditions des personnes, et aux lieux. Et en la description de telles coustumes ores il allude aux usances propres et siennes, ores d'aultruy, que pour estre plus excellentes, ou pour enrichir la matiere avec nouvelle histoire, ou fable, ou pour sembler qu'il vienne à les louer, ou pource qu'elles sont descendues et venues de là. Apres il a coustume de dire ce qu'il y a de beau et de sacré, et bien et admirablement fabriqué, ou par artifice, ou par haulteur ou par grandeur ou par aultre occasion, merveilleux et notables, accommodant pourtant le tout selon qu'il semblera que la matiere et l'occasion le requerront, et laissant les choses qui sembleront on non convenir ou n'estre necessaires. Il ne sera difficile trouver ou narrer telles usances, pource que chascun les pourra voir, et apprendre la maniere de les racompter par les historiens, mesmement par Thucydide, et Herodote, pas Plutarque, par Xenophon, par Herodian et Tite Live, les quels en ce sont plains de jugemens abondans et admirables, et encores par les poetes. Et pour retourner ou nous avons

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laissé nostre premier propos, on pourroit dire que le poete se part de l'imitation, toutesfois et quantes qu'il narre d'ordre l'histoire, et en la maniere que fait l'historien, et ne l'adombre de vraysemblable et de poetiques couleurs (et pource son invention est appellée fable) comme font Virgile et Homere peres des Poetes, et ensemble de l'art poetique, les quels apres qu'ils se sont comme un Protée transformez en toutes les aultres figures, et qu'il ne leur en demoure plus en la quelle ils se puissent transformer par les actions, retournent à la premiere, c'est à dire à leur personne et à l'histoire, ou à quelqu'aultre ornement poetique de ceux dont avons jusqu'icy parlé, je dy à quelque comparaison, ou description de chose naturelle, ou artificielle, ou à quelqu'evenement fabulelux ou historique. Ce qui peult estre appellé imitation, pour estre comme une paincture. En apres il est vray qu'il y a trois aultres manieres de versificateurs, oultre celles que nous avons dictes. Premierememnt les Satyriques, des quels est propre reprendre et accuser les vices. La quelle chose les anciens faisoient en vers iambiques. Apres il y a les Lyriques, des

quels l'office est louer ou Dieux, ou hommes, par sang, par vertu, par dignité, ou par faicts clers et illustres, et semblablement vituperer les vitieux et indignes, comme font ceux la. Finalement il y a les Elegiaques, et ainsi comme les lyriques traictent le plus des choses ou graves, ou joyeuses et plaisantes, ainsi ceux cy parlent ordinairement de matieres basses ou mediocres, et lamentables et tristes: combien qu'en ceste maniere de vers on trouve escriptes choses haultes et continues comme les Fastes d'Ovide: et paradventure plustost ces deux derniers se peuvent appeller poetes que les aultres, des quels je ne diray aultre chose, pource qu'ils dependent des trois premiers, et sont ores narrateurs, ores imitateurs, introduisans quelquesfois aucun à parler ou à faire, et ou ils le sont, il semble qu'ils deviennent actifs ou meslez. Je dy actifs, comme le tragique et le comique, meslez comme l'heroique. Apres il fault scavoir que les lyriques et les elegiaques seulent traicter de lascifs et d'honnestes amours, entre les quels le Petrarque tient le premier lieu, tant pour avoir plus belle invention et plus continuée, (je dy continuée pour tant qu'il parle tousjours hon-

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nestement et longuement) que pour autant qu'il depaint et exprime mieux tous les accidens qui sont occasion de craincte, de desyr, d'esperance, de courte et legere joye, et de douleur longue et griefve, d'humilité, d'ire, de compassion, d'hardiesse, et de toutes aultres affections, en tant qu'il s'egalle au tragique en l'imitation et mouvement d'icelles, et en leur description et representation à l'heroique. De quoy l'imitation partie se faisant, et partie des actions, je vous dy que Platon ne reprend pas ces affections dont viennent desyrs et effects honnestes et vertueux, ains celles quui induisent à vitieux vouloirs et operations: non pas que le poete ne doibve narrer ce qui est nuisible et à fuir, luy estant necessaire referer les causes tant des faicts meschans et vituperables, que des bons et louables. Et pour conclure desormais, encores dy-je que la philosophie, l'astrologie et l'histoire est utile, l'une pour pouvoir signifier et retirer la nature des choses, et de leurs effects ou naturels ou moraulx, simplement ou en comparaison, ou en similitude, comme se seulent aucunesfois representer affections

avec affections, operations avec operations, accidens avec accidens, en la maniere que l'historien avec semblables exemples des faicts, de temps, des personnes, des lieux, ou des coustumes declare ou conferme l'histoire racomptée, sinon que le poete va de l'histoire à la fable, et de celle cy à celle la, tousjours ententif à la sortie des faicts et des evenemens. L'aultre à monstrer semblablement les effects, ou naturellement ou accidentalement causez. La tierce et derniere, à eslire et recueillir les choses les plus illustres, plus notables ou meilleurs, comme en faire mention des pais, des personnes, des fleuves, des pierres, des metaulx, des arbres, des lieux fertiles ou steriles, plains et droicts, raboteux et sauvages, delectables ou nuisibles, seurs ou dangereux, de mers, d'escueils, de richesses, de coustumes, de vertus, d'armes, d'herbes, de fleurs, de venins, de vins, d'odeurs, de viandes, d'animaux, et d'aultres choses semblables fameuses, excellentes et admirables convenables à personnes, à actions, et à l'humain usage. Et sur tout les accidens et affections sont les principaux ornemens du poeme. Accidens,

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comme introduire fables, ou histoires au propos, et diverses formes et manieres, ou manœuvres d'habits ou d'armures, ou il y ait quelque fable ou histoire, ou plusieurs taillées ou depainctes, les quelles soient representation et recordation des cas passez ou image et presage des futurs, introduictes avec belle occasion. On ha coustume encore d'introduire painctures appartenantes au temps, au desyr, au besoing present: d'ou naisse compassion, craincte, hardiesse, ou esperance, ou resjouissance, ou douleur, comme les calamitez des Troyens depainctes au dehors du temple de Junon à Carthage, et la fable de Dedale hors de celuy d'Apollo. Et donnera matiere de les introduire, ou les fortunez accidens, ou les operations qui adviendront au progrés de l'action faincte, ou de la narration historique: la verité ou l'occasion des quelles se fera manifeste par les actions suivantes, ainsi comme l'on vient à esclercir la comparaison par l'application. En apres les affections se doibvent descrire ou apertement, ou soubs description fabuleuse, pource qu'elles ornent le poeme, à raison qu'on y met ce que chascun ou aime et suit, ou hait et fuit, ou par accident ou par

nature. C. Encores me semble il qu'on peult user de la fable en trois manieres, comme de l'histoire, ou par les propres noms, ou par circonlocution, ou par semblables operations, et evenemens, ainsi comme l'on peult user des parolles ou des parlemens qui se font de quelque chose que ce soit. A. Il est vray, pource que de toutes ces trois manieres se trouvent remplis les poetes, et si vous les voulez briefvement, et les plus artificiellement que possible est, voir practiquées et mises en usage, elles se feront bien tost manifestes, en lisant la chanson du Petrarque, qui encommance, N'el dolce tempo della prima etade, ou racomptant fables, et adombrant les affections de l'esprit, et les operations et accidens qui viennent d'elles, il les demonstre paradventure plus que tout aultre poete: au quel lieu l'on peult doubter en quoy il est plus vaillant et excellent, ou en descrire les transformations mentales, ou à retirer les effects naturels. C. Puis que la vertu principale consiste en bien descrire les affections, les operations, et les accidens comme vous avez dict, il me semble que

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l'imitation se puisse aussi faire de choses supranaturelles, pouvans celles la encores venir de celles cy, ou il introduict Dieux à parler ou à operer. A. O la belle demande, et non moins digne de vous, qu'elle est haulte et difficile à souldre. Monsieur il fault que vous entendiez qu'il y a trois manieres de causes, ou naturelles, ou supranaturelles, ou accidentales. Les naturelles se divisent en deux parties, en materielles et formales. Materielles s'appellent celles des quelles toutes les choses generables et corruptibles se composent. Formales celles qui informent les choses, et leur donnent l'estre, et sont occasion de leurs propres operations, et celles cy signifient perfection, et celles la defaillance. Les supranaturelles sont, ou efficientes ou finales. Efficientes pour leurs actions, en tant qu'elles se dient ou mouvoir les spheres cœlestes, ou estre operatrices des choses inferieures. En apres elles s'appellent finales pour estre tresparfaictes et les premieres à operer, et les dernieres à estre congneues. Et cecy demonstre l'ordre que tient en sa philosphie Aristote, lequel par les effects naturels conduict en la congnoissance non seulement des secondes, mais des premieres causes, c'est

à dire, premierement des naturelles, et puis des supranaturelles. J'appelle celles la secondes, en tant que les choses inferieures dependent tousjours des superieures, ne pouvans sans icelles reduire à acte leur puissance, estans les effects naturellement en puissance, en leurs causes, ainsi comme sont en acte les Idees de toutes les choses en l'esprit Divin. Parquoy venant par les effects en congnoissance des causes, par le mouvement il prouve estre le premier moteur, ce qui est eternel procedant de cause eternelle, et l'ame intellective se donner par l'entendre. Et pource Platon ayant esgard à la congnoissance de ces choses finales, qui est la derniere perfection, de l'intellect humain, ensemble à la noblesse et divinité de luy, dist que nostre congnoissance et entendement estoit, les choses ja congneues et entendues retourner à la memoire, pource que intellect humain par telle congnoissance et intelligence vient à se conjoindre avec le divin, c'est à dire à r'acquester sa premiere habitude et estat: j'enten habitude, le scavoir estat, le pouvoir contempler les choses divines et soymesme. J'appelle accidentales les occasions, et encores

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les affections ou vertueuses ou vitieuses, qui adviennent accidentalement, et produisent en nous desyrs ou bons ou mauvais. Par quoy nous venons à nous transformer diversement, et à operer bien ou mal. Ayant divisé et exprimé tout ce qui a esté proposé par moy, il reste que je face ce qui est le plus necessaire à enseigner, pource qu'à ce faire il ne suffist pas qu'on propose et declare les choses, mais il convient monstrer la maniere de s'en servir, à scavoir qu'à lors on entend et scait on à la verité, quand on scait mettre en usage et bien appliquer les choses entendues. Parquoy debvant le poete narrer et exposer les causes, comme l'historien, de tous les effects et accidens, il recourra aux susdictes, et telle sera l'imitation, qu'elles auront esté les causes et les operations. Des naturelles nous en avons donnez exemples à suffisance, parlant de la maniere de faindre et de mettre en usage la fable: et pareillement des accidentales, es quelles on consydere les mutations de l'esprit en habitude vertueuse ou vitieuse. Ce que voulut dire Ovide en ses transformations, faingnant les hommes se muer

en diverses figures selon la varieté des coustumes et des appetits. J'ay voulu en telle sorte discourir, pour venir plus à poinct, et d'un meilleur ordre, à ce que vous m'avez demandé. Donques pour respondre à ce que vous m'estes venu si saigement proposer, je dy qu'il est vray que le poete vient en une certaine maniere à imiter les choses supranaturelles, faisant parler Dieux, ou operer, comme faingnent souventesfois Homere et Virgile. Ce qui signifie deux choses, premiereent iceux avoir soing des actions inferieures. Pour la quelle chose ils les faingnent ores benings, ores courroucés, selon les portemens humains, et ores esprouver la patience du bon, ores chastier le mauvais. Et puis la grande puissance des Dieux aux apparitions, monstrans qu'ils peuvent prendre telle forme que bon leur semble, selon que Venus apparut à Aenee, et Pallas plusieurs fois à Telemaque filz d'Ulysse. Telles imitations ou fictions poetiques se peuvent aussi reduire à l'astrologie, à la morale, et à l'histoire. A l'astrologie, consyderant la nature des planettes, et de leurs influences.

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A la morale, regardant à la raison et au discours humain. A l'histoire, par les vertus d'aucun: ainsi comme par Pallas on vient à signifier la prudence, et par Mars la force non tant du corps que de l'esprit. Toutes les quelles choses viennent à estre cause de louables operations. De là vient qu'au temps des anciens il y eut plusieurs gens, qui par leurs operations vertueuses et illustres, furent nombrez entre les Dieux et adorez. Mais on doibt donner une interpretation, qui conviendra le plus à l'action narrée. C. Il me reste une aultre chose à vous demander, comment les Poetes faingnent les Dieux sentir les affections et se mouvoir. A. Pour declarer cela, nous prendrons le sens ou astrologique ou moral, et dirons les Dieux soy mouvoir, pourautant qu'il y a quelques planettes benings de nature, et corps mobiles, comme sont Venus et Juppiter introduicts par Virgile à parler, et iceux et Pallas par Homere, c'est à dire la Providence et la benignité ensemble. Et iceux introduisent tels parlemens par les dispositions fatales qui par

leur mouvement semblent causer les actions humaines. Et encores faingnent ils ce pour monstrer la force et le fruit de l'Eloquence et de la persuasion. Et icy doibt on prendre grade à trois choses, l'une est, que l'imitation supranaturelle se doibt representer avec naturels accidens, aultrement elle ne pourroit estre comprinse par le sens. L'aultre est qu'il fault que la fable ait telle fin, quel est le terme et la faincte et narrée action, et ainsi entrevient l'art à la faindre, et necessité à la terminer. La tierce est, qu'on peult donner à une seule fable diverses interpretations, c'est à dire divers sens, comme historique, naturel, et moral, et tant plus elle comprend, tant plus d'artifice elle demonstre, pour veu qu'elle ne se departe point de la principale intention. B. J'ay souventesfois leu et releu ces choses, si bien qu'il me souvient à ceste heure que ce que vous avez dict et observé est vray. Parquoy l'on peult dire de vous ce qu'on disoit de Socrate, qu'il estoit en tout lieu utile et prouffitable, et en tous ses propos. Mais je voy bien que vous estes desormais las de deviser si long temps, et avez raison de vous reposer, et

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non seulement vous vous estes desobligé, ains m'avez de plus en plus obligé à vous. A. On tire des estudes ceste utilité, que non seulement on apprend à respondre à toute chose proposée, mais encores on peult enseigner et aider aultruy, et comme la beauté orne le corps, ainsi la congnoissance des choses est ornement de l'esprit. Mais il me semble estre temps de finir. Que si je vous ay laissée aucune chose necessaire à l'invention, de la quelle seule nous ayons proposé de parler, regardant au bon vouloir, rejectez-en la coulpe non sus luy, ains plus sus le non scavoir. J'ay volontiers divisé, pour satisfaire à ce que justement je vous debvois. Et si par adventure pour en faire entier jugement l'amour que vous me portez vous decoipt, laissez-en juger à aultruy, au quel il n'y ait ne hayne, ne envie.

Fin