2. Les parlers régionaux

La présence des parlers régionaux étudiés comme tels dans le DAF est-elle repérable grâce à l'utilisation de mots-clés ou de séquences-clés métalinguistiques?

Pour les formes régionales ou les parlers dialectaux, qui n'avaient officiellement pas de place dans l'enceinte du DAF, nous constatons qu'il n'est pas inintéressant de mener une recherche dans la base informatisée, mais que les réponses ne se livrent pas toujours aussi automatiquement qu'on pourrait le croire.

Recherches générales

Certes, en dépit de l'équivalence sémantique signalée s.v. PAYS entre région et province, on constate une nette différence de fonctionnement entre les deux termes. Ainsi, les quarante-trois occurrences de région(s) ne nous livrent aucun régionalisme; en revanche, si les formes province(s) et provincial(-aux/-e/-es) produisent un certain bruit [27], le terme provinces donne accès à onze occurrences intéressantes (sur un total de 74) selon des distributions avec des indéfinis qui nous permettent de limiter le champ d'investigations et de définir une typologie de séquence-clé métalinguistique du type

Ainsi, obtenons-nous les résultats suivants: Reste cependant le problème des occurrences limitées à la formule plus générale, "dans les Provinces", s.v. PREVOST, s.v. PLAID où "Provinces" est associé à "Justices inférieures" et s.v. VOITURIN où l'emploi de Provinces est restreint par une relative déterminative: Enfin, signalons le cas de l'article MESURE sous lequel on relève les dénominations équivalentes "selon les différentes provinces": "sextier. pinte. chopine. perche. toise." [32].

On notera que parmi ces différentes formes, présentées comme "provinciales", certaines peuvent à l'occasion fonctionner dans le reste du DAF sans aucune marque de restriction spatio-temporelle d'usage, comme c'est le cas de l'article consacré à PERCHE:

De fait, la perche est une ancienne unité de mesure agraire dont il est délicat d'apprécier les emplois régionaux, le mot étant toujours le même pour des variantes dans le signifié selon les régions [33].

On appréciera donc le paradoxe qui consiste à introduire dans la nomenclature de référence des entrées correspondant à des formes régionales reconnues comme telles même avec limitation d'usage ("n'est en usage que") (cf. JOURNAU ou JOURNAL), ou dont l'identité paraît ignorée ou banalisée (cf. PERCHE). On notera aussi la limitation de ce genre de remarques aux parlers de l'ouest, avec un attrait significatif pour la Normandie comme pour fouage, feuillette et eschiquier, et à ceux du midi, les désignations des unités de mesure ayant un statut particulier [34].

S'il est sécurisant de vérifier que la séquence-clé métalinguistique définie ci-dessus fonctionne, on doit reconnaître qu'elle est insuffisante dès lors que le DAF enregistre encore des usages correspondant à des parlers restreints à des aires géographiques définies repérables par la séquence "en/dans quelques villes": ainsi, pour l'entrée consacrée au mot CAPITOUL dont seul l'exemple permet de situer approximativement l'aire géographique:

Pour la délimitation régionale, nous disposons de deux séries de commentaires: certes, Marquis, dans le Grand dictionaire françois-latin (Lyon, 1609) a précisé, s.v. CONSUL, les dénominations équivalentes dans différentes régions, dont les "Capitoux à Tolose" [35] et Gilles Ménage, dans son Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise (Paris, 1694), consacre un article au mot CAPITOUS désignant les "Echevins de Toulouse", nommés Capitularii dans des Lettres Patentes datées de 1315; mais, La Curne de Sainte-Palaye signale aussi l'expression capitouls à Orléans enregistrée par Cotgrave.

De même l'exemple des alinéas proposés s.v. PREVOST est significatif, puisque sont prises en considération différentes unités d'aires géographiques:

Les exemples sont quand même si peu nombreux qu'on peut aussi faire l'économie, au moins pour le DAF, d'interrogations par séquences-clés métalinguistiques et se contenter de revenir à la solution de notes d'experts dans une base hypertextuelle associée.

Il reste cependant pertinent de réfléchir à cet aspect d'utilisation des versions informatisées de dictionnaires anciens, par exemple, pour mener le même genre d'investigations sur le DEOLF de Ménage où l'on constatera que les deux séquences-clés définies ci-dessus sont bien opératoires [36].

A titre de conclusion partielle, on remarque que la notion de dialecte est réservée dans le DAF au domaine de la langue grecque, ce qui peut être interprété comme un refus implicite de la notion pour la langue française. De fait, on constate de façon partiellement cachée le discrédit relatif porté par les Académiciens sur les parlers des provinces si l'on considère l'exemple retenu s.v. GUERRE, dans l'alinéa consacré à l'expression Faire la guerre à quelqu'un:

Reste à sourire face à l'aspect réducteur des deux exemples extrêmes retenus s.v. ACCENT, en vertu de la logique des niveaux de discours implicites présents dans les séquences exemplificatrices, et ce, indépendamment de la ponctuation neutralisante [37]:

L'exemple du domaine breton [38]

Nous avons eu le plaisir d'étudier la « Présence de la Bretagne dans trois dictionnaires... » [39] dont le DAF qui n'était pas encore converti en base de données. Nous profitons donc du présent article pour opposer à la recherche traditionnelle manuelle, la recherche moderne assistée par ordinateur. Que nous apporte-t-elle?

De fait, il est intéressant de compléter aujourd'hui une partie de notre précédente étude à la lumière d'interrogations sur la base informatisée qui nous fournissent des occurrences du nom propre Bretagne et des formes breton/-s que nous ne pouvions matériellement pas relever de façon exhaustive par la simple consultation du dictionnaire [40]. Nous disposons dans le DAF de six occurrences de breton/-s contre vingt-six occurrences de Bretagne. Pour la plupart, ces emplois concernent des formes marquées par l'italique, qu'il s'agisse d'exemples ou de sous-adresses, dont l'intérêt linguistique est variable.

Ainsi pour breton/-s, nous apprécions la mention proprement linguistique du bas-breton comme exemple d'un langage incompréhensible s.v. BAS et PARLER, où le bas-breton fonctionne en trilogie avec l'hébreu et le haut-allemand! Sinon, nous disposons de la définition du Saut de Breton [41] avec son exemple, s.v. SAUT, de l'exemple banal cheval Breton, s.v. CHEVAL, et d'un exemple qui peut être informatif, s.v. LUTTEUR: Les Bretons sont bons lutteurs.

Les emplois de Bretagne sont plus diversifiés et, excepté l'occurrence de la Grand'Bretagne (s.v. ISLE), présentent un intérêt inattendu, d'ordre socio-culturel, puisque bon nombre d'exemples sont nettement informatifs et nous renseignent sur l'image que l'on pouvait avoir de la Bretagne à la fin du XVIIe siècle. Sur les vingt-six occurrences de Bretagne, trois figurent dans des définitions avec ou sans exemple en italique (soit au total cinq emplois) [42], trois autres dans des sous-entrées marquées par l'italique avec le complément de deux emplois comme exemple (s.v. NEVEU, ONCLE, NIECE et TANTE) [43]. Ce sont les occurrences de Bretagne données nettement dans les exemples en italique qui nous paraissent les plus intéressantes, puisque nous pouvons confirmer à nouveau la nécessité d'analyser les valeurs discursives des exemples sur les plans implicites et explicites.

La mention de la Bretagne figure dans des énumérations d'exemples où l'on peut parfois [44] s'amuser à interpréter les séries, les trilogies ou les binomes récurrents: ainsi pour la perspective historique s.v. ARMORIAL: armorial d'Espagne. armorial de Normandie, de Bretagne, de Dauphiné, &c; s.v. COUTIL: Coutil de Flandres. coutil de Bruxelles. coutil de Normandie, de Bretagne; et s.v. TOILE: Toile de Hollande, de Normandie, de Bretagne; la série donnée s.v. ESTAT: Estats generaux de tout le Royaume. estats provinciaux. estats de Languedoc, de Bretagne, &c. se prête parfaitement à une interprétation hiérarchique, le binome Languedoc/Bretagne servant d'exemple à l'expression précédente; on retrouve ce binome s.v. COMMISSAIRE: le commissaire du Roy aux Estats de Languedoc, aux Estats de Bretagne; enfin, le couple retenu comme exemple s.v. ESCADRE: L'escadre de Provence, de Bretagne, &c. ne nous renvoie-t-il pas à l'opposition fondamentale entre le levant et le ponant dans le domaine maritime [45]? On peut considérer encore dans le même ordre d'idées, la bipolarité des messageries Royales opposées ou associées aux messageries de Bretagne s.v. MESSAGERIE.

De façon plus explicite, la Bretagne figure dans des exemples informatifs aussi bien sur le plan géographique, s.v. CONTIGU: La Normandie est contigüe à la Bretagne, qu'historique comme s.v. HERMINE: Les Ducs de Bretagne portoient l'hermine et s.v. CORDELIERE à propos de l'escu de la Reine Anne de Bretagne; de même s.v. PROVINCE (toute la Bretagne est de la Province de Tours), PRESIDENCE (Aux Estats de Bretagne la presidence de la Noblesse est attachée alternativement aux Barons de Vitré & de Leon) et TRAITTE (on paye la traitte en Bretagne).

Reste l'exemple isolé du beurre de Bretagne donné s.v. BEURRE: le beurre de Bretagne était-il alors plus réputé que celui de Normandie?

Est-il nécessaire de remarquer qu'aucune de ces occurrences ne concerne l'aspect linguistique ni ne donne accès à des formes du parler bas-breton?

Conclusions

L'apport de l'ordinateur, on le constate sans conteste, est indéniable pour réaliser des analyses de synthèse sur un domaine. Mais il faut aussi reconnaître que les formes signalées dans notre étude précédente, qui avaient été repérées "manuellement", ne pouvaient pas nous être délivrées automatiquement. L'utilisation de l'informatique constitue donc bien à la fois un atout extraordinaire pour les recherches linguistiques en général, un outil riche d'investigations nouvelles des textes, de redécouverte d'ouvrages méconnus; l'envers de la médaille est l'illusion de l'automatisme et de la relative facilité avec laquelle on croit pouvoir accéder aux informations : les exemples étudiés de façon artisanale, lors de notre précédent travail, nous montrent la nécessité pour l'utilisateur de ne pas négliger les travaux préparatoires à toute recherche assistée par ordinateur, qu'il s'agisse de définir des séquences-clés métalinguistiques, d'établir des listes de paradigmes avec précisions de distributions syntaxiques, de fournir, dans tous les cas difficiles à explorer automatiquement, des notes de synthèse, des notes d'expert destinées à guider tout consultant dans les méandres de la complexité du texte exploré. Soulignons enfin, l'inopportunité, pour ce genre de champ informationnel, occasionnel et difficile à délimiter, de la mise en place d'un "balisage fin" [46] même en pré-édition.

[Table]


Notes

27. Ainsi les 201 occurrences de province seul, sans rapport avec les parlers régionaux, se répartissent dans les définitions et les exemples; de même pour les occurrences de provincial /-aux (24), provinciale/-es (7).

28. Unité de mesure utilisée en Normandie "contenant environ une chopine".

29. "Mesure de terre labourable, un peu moindre qu'un arpent. Cette terre est composée de tant de journaux. Ce mot n'est en usage qu'en quelques Provinces".

30. Droit de redevance.

31. Il s'agit bien d'un mot connu dans le Val d'Aoste (cf. le Dictionnaire du patois valdôtain de Jean-Baptiste Cerlogne, publié en 1907 dont un reprint a été publié en 1995 par Le Château Edizioni à Aoste).

32. On sait qu'il est toujours délicat de déterminer la part de l'emploi ancien ou du régionalisme pour les noms de mesure, sauf quand les spécificités des mesures elles-mêmes constituent un régionalisme.

33. La Curne de Sainte-Palaye donne un exemple en Bourgogne avec l'équivalence "Le journal de terre, vigne ou pré... contient 360 perches."

34. On trouve plusieurs de ces mots dans le dictionnaire de La Curne de Sainte-Palaye sans toujours la mention d'une aire géographique (par exemple pour ramon et tabellion; pour maje, on dispose d'un exemple de Provence donné par Du Cange. Il faudrait mener une analyse systématique sur le rayonnement de ces formes, ce qui n'est pas ici notre propos.

35. "Consuls, appelez à Paris, & à Lyon Escheuins [...] Iurats à Bourdeaux: Capitoux à Tolose. Syndics en Sauoye. Les Regents en Albenas. &c."

36. Cf. le travail déjà réalisé par Brigitte Horiot à partir d'une liste tirée du DEOLF (échantillons informatisés) in Actes Ménage. Cf. aussi notre contribution sur le balisage du DEOLF de Ménage à la Table ronde sur les modalités de balisage des dictionnaires anciens informatisés (Limoges, novembre 1998, à paraître)

37. Le point non suivi de majuscule dans les séries d'exemples d'Académie 1694 ne saurait être interprété comme une ponctuation forte; du coup, en vertu de fonctionnements internes qu'il appartient au lecteur de dégager ou d'interpréter, on peut introduire à propos des séquences exemplificatrices une analyse discursive fondée sur des critères sémantiques et hiérarchiques.

38. Nous regrettons, au moment de la rédaction du présent article, de ne pouvoir toujours pas disposer de l'article de P. Rézeau sur les régionalismes dans le Dictionnaire de l'Académie française prévu dans les Actes du colloque de célébration du tricentenaire de l'Académie.

39. Leroy-Turcan 1997c.

40. Il ne pouvait alors s'agir que d'une lecture en partie aléatoire ou inversement ciblée en fonction des mots identifiés dans les deux autres dictionnaires.

41. "On appelle Saut de Breton, Le saut, la chûte d'un homme qu'on fait tomber par un certain tour de lute. Il luy a fait faire le saut de Breton."

42. Ainsi, dans la définition de SEMESTRE ("compagnies qui servent par demi-année comme... le Parlement de Bretagne") et dans celle de PASSE-PIED, sous-vedette de PASSER, "Espece de danse qui est ordinaire en Bretagne...Les passe-pieds de Bretagne...", l'article étant redonné avec une variante comme sous-vedette de PIED "Sorte de danse qui vient de Bretagne" avec le même exemple.

43. s.v. NEVEU, l'expression Neveu à la mode de Bretagne qui désigne "Le fils du cousin germain, ou de la cousine germaine", est reprise en position d'exemple s.v. NIECE; de même s.v. ONCLE, Oncle à la mode de Bretagne qui désigne "Le cousin germain du pere ou de la mere" est complété par l'exemple correspondant: il est mon oncle à la mode de Bretagne; de même enfin, s.v. TANTE, où l'expression figure sans mise en alinéa spécifique et avec une distribution bizarre de l'italique: "Et on appelle Tante à la mode de Bretagne, Celle qui a le germain sur quelqu'un, soit du costé paternel, soit du costé maternel."

44. Certaines occurrences restant banales, comme s.v. DUCHE.

45. Cf. Leroy-Turcan, "Modalités de création d'une base informatisée « vocabulaire de la marine au XVIIe siècle »", à paraître.

46. Cf. les prochains travaux consacrés à ce sujet lors de la Table ronde de Limoges (19-21 novembre 1998): I. Leroy-Turcan, "Balisage formel ou balisage fin pour les dictionnaires anciens informatisés: objectifs et implications méthodologiques", in Actes de DictA1998: L'informatisation des dictionnaires anciens, Toronto: SIEHLDA, 1999.