Conflits de générations et usages littéraires concurrents dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, Paris, Coignard, 1694

Isabelle Leroy-Turcan

Université Jean Moulin, Lyon III

(Conférence, University of Toronto, 29 février 1996)

Introduction

Pourquoi et comment étudier les conflits de générations dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (= DAF)? Le sujet peut paraître banal, surtout à propos d'un ouvrage dont le délai de parution fut l'objet de nombreuses railleries au XVIIème s. Nous verrons en quoi la notion même de génération est pertinente pour une meilleure connaissance du dictionnaire et grâce à quels critères définitionnels et appréciatifs nous pourrons présenter quelques exemples de conflits ayant opposé différents Académiciens, différentes personnalités littéraires.

En vertu de la vaste période se déroulant entre les préludes qui ont présidé à la naissance du dictionnaire et son achèvement, soit une soixantaine d'années [1], et si nous nous fondons sur la considération habituelle qu'une génération s'étend sur une trentaine d'années [2], il est tout à fait pertinent de s'intéresser aux générations successives d'Académiciens qui ont participé à l'élaboration du DAF.

De fait, l'idée de rédiger un dictionnaire est née dans les années 1630 lors des fameuses réunions amicales d'écrivains chez Valentin Conrart, la proposition officielle de rédiger "un ample dictionnaire" revenant à Chapelain en date du 20.3.1634 [3]. Nous savons par ailleurs que le dictionnaire était achevé en 1687, grâce à la préédition tirée à 500 exemplaires chez Le Petit, mais non diffusée [4], et que le 2 juillet 1692 parut l'édition corrigée chez Coignard, mais également passée au pilon [5], et qu'il fallut attendre le 24 août 1694 pour connaître l'édition définitive.

1. Quelles générations déterminer? Autour de quelles dates clés?

De la naissance de l'Académie française (1634-5) à la publication du DAF, il est délicat de délimiter, d'isoler une génération par opposition à une autre, en raison des critères tout relatifs dont nous disposons, la première académie se situant dans la continuité du cercle des amis littéraires de Conrart et étant composée d'auteurs appartenant à plusieurs classes d'âge. Faut-il déterminer deux ou trois générations? Quelles sont les dates susceptibles de confirmer l'identification de différentes générations?

1.1. Les critères que nous ne retenons pas

1.1.1. Certes, on connaît les trois grandes périodes littéraires [6] telles qu'elles sont définies par l'histoire littéraire, périodes auxquelles on n'échappe d'autant moins que l'usage présenté dans le DAF est en grande partie fondé sur celui des meilleurs écrivains du siècle. En raison de la date butoir de 1687, le DAF peut paraître surtout représentatif de la génération classique.

1.1.2. Certes, on peut évoquer la querelle des anciens et des modernes, mais une distinction s'impose entre la querelle telle qu'elle est connue dans le domaine littéraire et l'omniprésence d'une rivalité anciens modernes par rapport à l'appréciation du bon usage dans le domaine de la langue; rappelons que la querelle linguistique entre usages concurrents, vieillis ou trop modernes, reste mouvante et fluctuante et concerne toutes les générations du grand siècle; il ne faudrait donc pas y associer trop à la hâte la querelle littéraire officielle telle qu'elle s'est exprimée notamment à partir de 1687 avec l'ode à la gloire des modernes que Charles Perrault présenta à l'Académie pour montrer que le siècle de Louis XIV était supérieur à celui d'Auguste [7].

1.1.3. Certes, enfin, nous disposons de trois repères intéressants avec les trois rédacteurs successifs du DAF: de 1634 à 1650, Vaugelas; de 1650 à 1683, Mézeray; de 1684 à 1687 (1692 puis 1694 pour la Préface et l'Epistre [8]), Regnier. Nous retrouverons dans la suite de l'exposé l'intérêt de ces trois dates, 1650, 1683 et 1687, qui nous permettront de définir une certaine hiérarchie dans l'ouverture à la conscience linguistique des variations de l'usage, mais il nous paraît difficile d'affirmer que ces trois rédacteurs sont chacun représentatifs d'une génération d'auteurs ayant joué un rôle dans l'elaboration du DAF...

1.2. Notre hypothèse...

1.2.1. Le grammairien Vaugelas

Il nous paraît plus exact, par rapport à la connaissance que nous avons de la genèse du texte du DAF, de retenir comme date clé l'année de la mort de Vaugelas, 1650, et d'en rester à deux grandes générations autour de cette personnalité marquante qui venait de publier en 1647 ses fameuses Remarques [9] et qui laissa à sa mort les manuscrits du Dictionnaire et le canevas principal jusqu'à la lettre I [10].

De fait, entre 1634 et 1687, l'année 1650 marque un tournant dans l'étude de la langue; en opposant la première génération d'Académiciens de la période Vaugelas -- qui peut s'étendre à toute la décennie 1650, si l'on tient compte de la fréquence des rééditions et du nombre de contrefaçons des Remarques, ce qui démontre l'importance du crédit dont elles jouissaient encore dans les annees 1660 [11] -- à celle de l'après-Vaugelas, nous mettons en évidence la génération des remarqueurs et observateurs, commentateurs, continuateurs et critiques des Remarques de Vaugelas, qui ont joué un rôle essentiel dans la définition des usages concurrents et donc dans l'élaboration du DAF: en osant remettre en cause un usage consacré par Vaugelas, mais deja percu comme vieilli, la génération des années 1660-1687 a en quelque sorte démultiplié la conscience linguistique selon d'autres repères que ceux des Remarques, notamment en enrichissant les critères d'appréciations de concurrences d'usages (littéraires selon la distinction poésie/prose, linguistiques selon la distinction écrit/oral, Paris/la cour, Paris et la cour/Provinces, etc.).

Notre propos s'inscrira donc dans ce diptyque organisé sur le pivot des Remarques de Vaugelas indissociables de la genèse du Dictionnaire, mais inévitablement critiquées lors de l'élaboration définitive du DAF; précisons d'emblée qu'il faut distinguer dans la seconde période deux tendances chronologiques, deux phases correspondant à deux familles de remarqueurs, la première diffuse et associée à des rivalités d'auteurs [12], la seconde liée notamment à deux personnalités de l'Académie marquantes pour le DAF, Olivier Patru et Thomas Corneille qui, tout en partant des Remarques de Vaugelas, ont confronté différents commentaires donnés par des auteurs non Académiciens (notamment ceux de Ménage) à l'usage de leurs collègues Académiciens littéraires pour mieux définir l'usage en cours à la fin des années 1680. N'oublions pas que la réédition des Remarques de Vaugelas avec les Notes de Thomas Corneille en 1687 constitue la base des Observations de l'Académie sur les Remarques de Vaugelas publiées en 1704.

1.2.2. Deux séries de questions peuvent alors s'imposer:

a) Qui sont les Académiciens -- à la fois écrivains et critiques linguistiques sur les usages -- représentatifs de chacune des deux grandes périodes définies, avec la distinction entre deux familles de remarqueurs? L'usage individuel des littéraires académiciens élus avant 1650/1660, est-il bien representatif de l'usage présenté dans le DAF? L'usage littéraire individuel des écrivains académiciens d'après 1650/1660 est-il en accord avec l'usage retenu dans le DAF?

b) S'il y a bien conflit de générations entre les Académiciens de la période Vaugelas et ceux de l'après-Vaugelas dans la première édition du DAF, quels sont les indices intratextuels présents dans le DAF qui nous permettent de le percevoir et quels sont les critères extratextuels qui nous aideront à l'apprécier?

1.2.3. Les esquisses de réponses: nous choisirons ici deux séries d'indices, les premiers avec le témoignage de Furetière, les seconds avec l'histoire des mots rejetés par certains Académiciens, dont le pauvre car.

a) Grâce à Furetière, exclu de l'Académie en janvier 1685 [13], nous disposons d'un témoignage intéressant, car intransigeant, mais à utiliser et à interpréter avec précaution en raison des risques d'exagérations liées à l'humeur de la déception.

Sur les Académiciens de la première académie, on se reportera à son Second Factum de janvier 1685 (Mazarine, Rés. 10058, verso du f. a = Recueil des Factums... par Charles Asselineau, Paris, 1858, t. 1, p. 165 sqq.):

Sur la remise en cause d'une partie des Académiciens de la période jugée décadente par Furetière, période qui correspond à l'après Vaugelas, on relèvera dans la suite du Second Factum (à propos d'un Prince qui aurait dit que "l'Academie étoit composée de deux sortes de gens: les uns veritablement sçavans qui n'y vont jamais; les autres pedans qui n'y manquent point", Furetière rejette le terme de 'pedans'- dont le propre est "d'avoir de la science, mais mal arrangée" -- pour préciser que les assidus jettoniers [14] "n'ont point de science à arranger"): b) Dans l'histoire des pauvres mots proscrits, nous retiendrons l'affaire du pauvre monosyllabe car, illustrée par deux [16] textes, l'un, modéré, de Voiture, l'autre, polémique, de Ménage, qui s'adresse à "Nosseigneurs Académiques, Nosseigneurs les Hypercritiques Souverains arbitres des mots..."; ces textes confirment la pertinence d'une opposition entre deux générations d'auteurs et de critiques (cf. feuille annexe).

2. Les usages des écrivains de la première Académie

Une référence prestigieuse -- les anciens -- et un univers de discussions pour les "nouveaux", héritiers du passé et ouverts sur des innovations futures.

2.1. Les usages appréciés et suivis, surtout en poésie

2.1.1. Dans la filiation du grand Malherbe [17] les littéraires "encore vivants" reconnus par leurs paires pour l'écrit mais déjà dépassés par la rapidité de l'évolution de la langue: François Maynard et Honorat de Racan (cf. le témoignage du Menagiana, 1693, p. 500-1, pour Maynard). Les décalages entre l'usage de ces auteurs et, non seulement l'usage décrit dans les Doutes du Père Bouhours, continuateur de Vaugelas, et les Observations de son contradicteurs, Ménage, dans les années 1672-1676, mais aussi a fortiori l'usage retenu dans le DAF: des analyses de Ménage aux décisions de Thomas Corneille, il serait très intéressant de pouvoir établir des indices de fréquence de citations d'écrivains de la première Académie, par opposition à ceux des années 1660-1685, dans Ménage et dans Th. Corneille [18].

2.1.2. L'intéret d'une consultation contrastive des bases textuelles d'ARTFL pour mieux connaitre -- par rapport aux usages données dans le DAF -- la place des ténors de la littérature comme Marc Antoine de Saint-Amant, Vincent Voiture, Guez de Balzac au coeur du débat:
a) par opposition aux premiers devenus anciens, comme Maynard et Racan;
b) pour apprecier les évolutions de différents usages chez un meme auteur.
(Cf. les qualificatifs retenus par Ménage dans ses ObLF 1675: "nos modernes".)

2.1.3. L'affaire du Cid, "différend qui partagea toute la cour", selon les termes de Pelisson, a opposé Corneille à son "correcteur" intransigeant, Georges de Scudéry (qui donna ses Observations contre le Cid en 1637 et qui ne sera Académicien qu'en 1649), lui-même corrigé par la commission académique du Cid composée des trois commissaires élus "à la pluralité des voix par billets" (cf. Pelisson, Histoire de l'Académie, p. 118-27), Mr de Bourzey, Mr Chapelain et Mr Desmarest pour le seul "examen du corps de l'ouvrage en gros" (les vers ont eté appréciés sur les conseils de M. de Cerisy, M. de Gombaud, Baro et L'Estoile). Une étude comparative des ObcC et des Sentimens de l'Academie sur le Cid, est particulièrement révélatrice des lieux d'oppositions, qu'il s'agisse d'emplois lexicaux jugés périmés ou abusifs (ferveur, offenseur, etc), de la préférence d'un terme employé au pluriel plutot qu'au singulier (en alarmes), du choix du verbe simple pour le composé (passer pour depasser) ou de la forme active pour la forme pronominale (pancher pour se pancher), qu'il s'agisse de constructions grammaticales décriées (informer comme repris pour informer de), etc... (cf. infra en 3, quelques exemples détaillés).

2.2. Les usages critiqués et corrigés par les écrivains et les remarqueurs de la seconde génération

Les usages critiqués et corrigés par les écrivains et les remarqueurs de la seconde génération: François de La Mothe le Vayer et Olivier Patru (tous deux recus Académiciens en 1640), les auteurs de référence de prédilection de Ménage et Thomas Corneille pour leur analyse de l'usage en prose.
  • Un apercu des indices de fréquence de citation de ces auteurs dans quelques articles choisis conjointement dans les ObLf de Ménage et dans les Notes de Th. Corneille.
  • L'exemple de Patru, qualifié de Quintilien francais par Vaugelas eu égard à la perfection de son art oratoire et de son usage linguistique. En quoi cet auteur incontesté est-il représentatif, à titre individuel, des usages retenus dans le DAF? (Cf. les interrogations que nous avons formulées en 1.2.2.a.)

    3. L'analyse textuelle métalinguistique des articles du DAF

    3.1. Connaissance du dictionnaire et connaissance des discussions sous-jacentes

    Connaissance du dictionnaire et connaissance des discussions sous-jacentes: le rôle essentiel de deux remarqueurs, le non-Académicien Gilles Ménage [19] et l'Académicien Thomas Corneille.

    3.1.1. Les usages changés depuis Vaugelas: discussions en partie masquées par le DAF mais identifiables grâce aux remarqueurs.

    Les adverbes et locutions adverbiales: notamment, apresent, a present, au demeurant, au surplus.

  • a present condamné par Vaugelas [20] et par les Académiciens de la première génération -- qualifié de "bas et inutile" dans les Sentimens de l'Académie sur le Cid -- figure en bonne place dans le DAF comme sous-vedette de PRESENT, sans que le lecteur puisse soupçonner le rejet dont il a été victime [21]; Th. Corneille l'a d'ailleurs réhabilité dès 1687, et avant lui Ménage dans les ObLf [22] (La consultation des bases littéraires dans ARTFL comme dans Frantext permet d'effectuer les vérifications qui s'imposent pour les usages réels.)

    Les noms ferveur et amelette/omelette.

    3.1.2. Les usages changés non enregistrés par le DAF mais que les remarqueurs portent à notre connaissance:

    Le verbe désembarquer jouit d'une place en sous-vedette de barque au même titre que le verbe desbarquer (sans compter les autres dérivés, le participe pass‚ desembarqué, ée et le nom d'action desembarquement); les définitions permettent de distinguer subtilement les deux verbes; pourtant, aucun écho à la remarque de Vaugelas "Tous deux sont bons, mais desbarquer est plus doux & plus en usage..." ni à la note de Th. Corneille "On ne dit plus desembarquer mais seulement desbarquer."

    Le régionalisme caché de l'Ouest [23] fouteau jouit lui aussi d'un article dans le DAF malgré le rejet théorique de tout mot patoisant et surtout en dépit de la précision donnée par Ménage, Oblf 1675: "Marot... a dit fouteau... Plusieurs autres Ecrivains, & devant & après Marot l'ont dit aussi. On ne le dit plus présentement..."

    3.2. Les rivalités d'usage et conflits de personnes

    Les rivalités d'usage et conflits de personnes repérables grâce à des indices textuels: peut-on définir des séquences métalinguistiques liées aux rivalités d'usages?

    3.2.1. Les usages restreints, en voie de peremption ou périmés présentés dans le DAF par les formules telles que n'a guere d'usage (cf. offenseur), ce mot commence à vieillir (cf. galantiser: Th. Corneille, 1687, t. 2, p. 813: "Galantiser pour signifier faire la Cour aux Dames, est un terme bas, dont on ne se sert plus"), il vieillit (cf. pour ce que), vieux mot qui n'est plus en usage (cf. bedon au sens de 'tambour').

    L'exemple d'offenseur nous paraît particulièrement significatif, si l'on compare les textes critiques publiés avant le DAF, l'article du DAF et les résultats d'une consultation effectuée dans ARTFL. Sentimens de l'Académie sur le Cid, p. 91: "L'Observateur a quelque fondement en sa reprehension, de dire que ce mot offenseur n'est pas en usage. Toutefois estant à souhaiter qu'il y fust, pour opposer à offensé, cette hardiesse n'est pas condamnable."; Ménage, ObLF, 1672, p. 244 et 1675, p. 301: "M. Corneille s'est servi de ce mot... Il est vray qu'il en a esté repris par M. de Scudéry, mais il est vray aussi qu'il en a esté justifié par Messieurs de l'Académie françoise dans leurs Sentimens sur le Cid. Et aprês cela, je ne croy pas que personne doive faire difficulté de s'en servir: & particulièrement en vers." DAF: "OFFENSEUR. Celuy qui offense. Il n'a guere d'usage, & il ne se dit que par opposition à Offensé. L'offenseur et l'offensé." Sur l'échantillon de textes publiés entre 1600 et 1685 consultés sur ARTFL, nous ne relevons que deux occurrences attestant l'emploi conjoint d'offenseur et d'offensé (dans Le Cid, 1637, et dans Les entretiens solitaires de G. de Brébeuf, 1660) contre neuf occurrences d'offenseur employé seul (3 dans le t. 2 de L'Astrée d'Honoré d'Urfé, 1610, 2 dans Le Cid, 1 dans la Thébaide de Racine, 1664, et 3 dans l'Abrégé de la Philosophie de Gassendi de Bernier, 1684).

    3.2.2. Les conflits marqués par une double-vedette alternative dans 1694 (sachant qu'il y a eu de nombreuses modifications depuis la préédition de 1687: cf. notre étude critique en préparation): des sondages effectués dans la lettre G du DAF 1694 montrent que toute double vedette alternative n'a pas le même degré de signification; les 5 doubles-vedettes alternatives de la lettre G du DAF 1694 marquent seulement une opposition graphique (ancienne/moderne), et une analyse des graphies utilisées dans les articles, notamment dans les exemples, nous indique que la forme donnée en première place dans la vedette correspond implicitement à la graphie retenue, préférée (cf. les mots garent, genest, glosateur, contre genouil-genou et gregue-gregues).

    La double-vedette alternative seule (cf. BIENFACTEUR. ou BIENFAICTEUR): les exemples donnent uniquement la forme bienfacteur, mais nous avons relevé, au fil d'une lecture du DAF une occurrence cachée de bienfaicteur (s.v. INGRATEMENT); mais s.v. BIENFACTRICE ou BIENFAICTRICE (double-vedette alternative), on trouvera dans les exemples une occurrence de bienfactrice pour deux occurrences de bienfaictrice. Le DAF nous donne-t-il une image fiable de l'usage ou des usages concurrents? Pour mieux apprécier le sens de ces doubles-vedettes et vérifier qu'elles correspondent à des usages en concurrence effective dans la synchronie large ou à des rivalités diachroniques, on pourra se reporter aux textes critiques de Ménage qui oppose Vaugelas, Voiture et d'Ablancourt dans les Oblf, 1675, p. 385, et qui enrichit son étude dans les ObLF, 1676, p. 225 sqq., de Th. Corneille, p.526-527; on pourra aussi consulter les bases de textes littéraires, complétées par d'autres textes, comme celui d'un manuscrit rédigé par un Lyonnais en 1671 où nous avons trouvé la forme malfacteurs alors que le DAF ne retient que malfaicteur dans la vedette comme dans les articles; y-a-t-il faute de la part du lyonnais Jean de Lestrat ou s'agit-il tout simplement d'un usage concurrent? Les doubles-vedettes alternatives du DAF nous donnent une esquisse de réponse.

    La double-vedette complétée par un mot ou une séquence métalinguistique de sens indéfini comme quelques-uns ou certains (cf. ARCENAL ou ARSENAL. Quelques-uns disent aussi, Arcenac.): peut-on isoler une séquence métalinguistique indicatrice d'usages concurrents correspondant à des oppositions diachroniques? Peut-identifier les auteurs qui se cachent sous l'indéfini? Grâce, entre autres, à Ménage, on peut comprendre la raison de l'absence de choix normatif du DAF qui, même s'il ne donne pas d'exemple avec la forme arsenac, s'abstient de préciser qu'il est moins bon qu'arsenal; les usages concurrents ne sont pas absolument équivalents, et Ménage nous donne des références à Maynard et Balzac, et pour le pluriel arcenacs à M. de Gomberville.

    Pour l'analyse du fonctionnement des indéfinis comme mots métalinguistiques dans les DAF, il faut être particulièrement vigilant, toute occurrence de quelques-uns n'ayant pas forcément le même degré de signification: on opposera au quelques-uns indicateur de discussions à propos d'usages controversés, le quelques-uns simple indicateur d'hésitations graphiques banales observables chez les usagers, telles qu'elles apparaissent dans les textes littéraires, sans avoir fait l'objet de discussions précises, la présence de doubles graphies dans 1694 pouvant correspondre au maintien des graphies de 1687; ainsi dans le corpus DAF 1694 lettre G, 6 occurrences corroboréees ailleurs, comme pour "LOIN. Quelques-uns écrivent loing, etc." Une interrogation dans la base de la lettre G du DAF 1694 comparée à une interrogation sur bases textuelles parallèlles peut-être révélatrice de fonctions sémiotiques différentes de quelques-uns selon sa distribution métalinguistique.

    3.3. Les conflits difficiles à repérer

    Les conflits difficiles à repérer en l'absence d'indice textuel, parce qu'à la fin du XVIIe, certains conflits sont périmés, l'usage "moderne" étant définitivement admis [24]
  • Le genre des mots: l'exemple du mot doute.
  • La construction génétive avec quelques adjectifs: ambitieux de, victorieux de, impatient de.
  • La construction verbale: invectiver contre.
  • Le condamné car qui a conquis son droit de cité dans le DAF dès la préédition de 1687: l'intérêt d'une comparaison 1687-1694.

    Conclusion

    Si le DAF est bien considéré comme représentatif -- en gros -- de la synchronie correspondant à la seconde moitié du XVIIe siècle, il n'échappe pas à la diachronie des usages concurrents, notamment quand il continue d'enregistrer des graphies anciennes avec ou sans commentaire métalinguistique. Il n'échappe pas non plus à une diachronie implicite, celle des discussions sous-jacentes à la reconnaissance définitive d'un usage et nous apprécions les témoignages des grammairiens. Enfin, le DAF n'échappe pas aux concurrences de ses propres usages elles-memes liées surtout aux conditions de sa réalisation étendue sur plusieurs décennies.

    L'intéret et la pertinence de ces trois remarques inscrites dans l'Histoire et avec les générations d'hommes, littéraires, grammairiens, hommes du monde de la Cour, Académiciens ou non, qui l'ont fait vivre, sont aujourd'hui confirmés, démontrés et enrichis: grâce aux techniques modernes dont nous disposons, nous sommes désormais en mesure de convaincre nos contemporains de la nécessité qu'il y a à compléter l'actuelle base Académie telle que R. Wooldridge l'a installée sur Internet par deux autres bases associées, une base textuelle comprenant des textes littéraires (= BTL) et une base textuelle critique (=BTC) comprenant à la fois des textes rédigés par des grammairiens, remarqueurs, théoriciens et des notes d'experts susceptibles de guider le consultant des bases dans la confrontation des différents documents (cf. supra les exemples donnés pour a présent et offenseur. Cette triade textuelle -- dont on peut représenter l'efficacité fonctionnelle sous forme d'un triangle dont les trois sommets sont reliés par des doubles flèches -- mettra à la portée du public intéressé des documents jusqu'alors sous-exploités parce que peu accessibles, parfois meme méconnus ou inconnus.


    Notes

    1. Soit plus d'une soixantaine d'années pour une fourchette large allant de 1630 à 1694, ou 57 ans pour une définition temporelle plus fine, tenant compte de la préedition de 1687.

    2. Cf. le TLF, s.v. GÉNÉRATION: "Chaque degré de filiation; laps de temps qui sépare ces degrés de filiation (environ trente ans). Conflit de générations; choc des générations."

    3. Cf. les Statuts dans l'Histoire de l'Académie françoise de Pelisson, et Leroy-Turcan 1995a: 245 ssq.

    4. Dont on a conservé deux exemplaires du premier volume à la bibliothèque de l'Arsenal et à la Mazarine, cf. Leroy-Turcan 1995a: 245 sqq; pour plus de détails sur cette édition, cf. les Registres de l'Académie, aux 10 mai et 2 juillet 1687, tome 1.

    5. Cf. Le catalogue réalisé par la bibliothèque de l'Institut de France et surtout les Registres de l'Academie, à cette date, t. 1, p. 315.

    6. La période du romanesque, baroque et précieuse jusqu'en 1661, la génération classique où la trilogie de l'ordre, de la raison et du goût est reine de 1661 à 1685, et la période ouverte à l'éveil de l'esprit philosophique et à l'enrichissement du goût de 1685 à 1715.

    7. C. Perrault ouvrit la querelle en présentant son poème Le siècle de Louis le Grand le 27.1.1687, donc peu de temps avant la parution de la préédition; la fin provisoire de la querelle serait marquée en 1714 par la Lettre à l'Académie de Fénelon qui pacifia les ardeurs rivales en louant les modernes et en admirant les anciens.

    8. Cf. les Registres de l'Academie française, Paris, Firmin-Didot, t. 1, au 2 juillet 1692: "...Il a esté arresté que l'impression du Dictionnaire estant présentement achevée, chacun des Académiciens s'appliqueroit avec soing a revoir la feuille qui luy a esté donnée pour suppléer aux omissions, faire l'errata..."; et au 16 mars 1693: "...Apres cela comme on est sur le point de donner le Dictionnaire au public on a agité ce qu'il y auroit a faire, tant pour l'examen de l'Epistre dédicatoire que pour la Préface...".

    9. Dont on connaît l'objectif: étudier en priorité l'usage de la partie la plus saine de la cour (cf. sa Préface).

    10. Nous laissons ici de côté la discussion concernant la paternité effective du Dictionnaire, Chapelain en ayant proposé dès 1634 un plan.

    11. On peut aussi proposer une période de transition correspondant à l'influence qu'exerçaient encore les Remarques de 1650 à 1660-5, l'après-Vaugelas pouvant débuter avec les Remarques sur la Poésie de Malherbe de G. Ménage, 1666.

    12. Cf. F. Brunot, Histoire de la langue française: "Avec Bouhours (Doutes, 1675) et Ménage (ObLF, 75-76) commence la seconde génération des remarqueurs."; comprenons ici seconde génération après Vaugelas.

    13. Sur la décision d'exclure Furetière, voir les Registres de l'Académie à partir du 23 [22] décembre 1684, notamment les comptes-rendus de séances de janvier.

    14. La pratique des jetons pour encourager le zèle des Académiciens a été instituée par Colbert en 1673.

    15. Furetière énumère ensuite plusieurs noms qui correspondent à des Académiciens élus à partir de 1651, comme Tallemant, Cotin, Cassagne, ou Leclerc.

    16. Auxquels on peut ajouter la fameuse Comédie des Académistes de Charles de Saint-Evremond qui met en scène les Académiciens en train de discuter sur la "réformation" de quelque six pauvres mots.

    17. Longuement analysé et critiqué par G. Ménage dans ses ObPM 1666, à la fois du point de vue de l'histoire littéraire et du point de vue de l'usage linguistique; les ObPM 1666 offrent à plus d'un titre un des points de départ des ObLF 1672, revues et enrichies en 1675-6.

    18. Travail que nous avons déjà réalisé manuellement sur les 200 premières pages des ObLF 1675, mais qu'il faudrait compléter par les Notes de Th. Corneille.

    19. Dont nous avons déjà évoqué le rôle d'éminence grise de l'Académie (cf. Leroy-Turcan 1995a).

    20. "Je sçay bien que tout Paris le dit, & que la plûpart de nos meilleurs Ecrivains en usent; mais je sçay aussi que cette façon de parler n'est point de la Cour... On dit à cette heure, maintenant, aujourd'huy, en ce temps, presentement."

    21. DAF: "A PRESENT. adv. Maintenant, dans le temps present. Cela n'est plus en usage à present... dès à present..."; confirmé par le parallèle observable sous "PRESENTEMENT. adv. A present, maintenant. Cela n'est plus presentement en usage..."

    22. Ménage, ObLF 1675, p. 389: "Apresent est un fort bon mot, & qui est très usité en prose. Car en vers, il est trop prosaique. Et c'est avecque raison que M. de Vaugelas, qui l'a condamné en prose, en a esté repris par M. de la Mothe le Vayer et par Dupleix."; Th. Corneille, t. 1, p. 376: "A present est un fort bon mot, & il me semble qu'on s'en est toûjours servy dans toutes sortes de stiles... M. Chapelain a écrit... que si à present a esté condamné à la Cour, c'est tant pis pour les Courtisans trop délicats... M. de la Mothe le Vayer ajoûte que ceux qui pour avoir rencontré dans un Livre l'adverbe à present, en ont soudain quité la lecture, comme faisant par là un mauvais jugement du langage de l'Auteur, se sont fait plus de tort qu'à luy, & qu'il faut avoir le goût fort dépravé pour trouver à present vicieux."

    23. Cf. B. Horiot, "Les régionalismes de l'Ouest vus par Ménage: survivance linguistique et continuité dialectologique", in Leroy-Turcan & Wooldridge 1995: 227-44.

    24. Cf. l'exemple des graphies gaigner/gagner ou l'opposition entre les formes anciennes benoistier, benaistier et la forme moderne benîtier que traitent encore Ménage dans les ObLF 1675, p. 21 et 401 et 76, p. 379-381 puis Th. Corneille, Notes, 1687, p. 419, mais qui est devenue caduque dans le DAF 1694: la nécessaire base hypertextuelle conjointe à la base Académie, avec des bases textuelles associées et des notes d'expert.