Internet nous pompe-t-il l'air?

Libres propos de... Christian Combaz (Le Figaro Littéraire, 19 mars 1998)

Benoît Duteurtre qui possède la vertu de camper à l'opposé des idées reçues vient de planter sa tente en terrain miné sans même y prendre garde; du coup il s'est planté lui-même.

À quoi servent les libres propos, si c'est pour être librement du même avis que son voisin? Or s'il y a une idée recue en ce moment chez les intellectuels, ce n'est pas comme il l'affirme, qu'on ne peut plus s'en passer, mais que l'Internet nous pompe l'air. La plupart des gens de lettres s'accordent à prétendre aujourd'hui que l'Internet n'est qu'un avatar supplémentaire du complot technologique contre la vraie pensée. Les rares écrivains qui ont commencé à écrire sur ordinateur en 1983 (c'est mon cas), qui ont communiqué par modem dès cette époque avec leur journal ou leur éditeur, ceux qui parlent deux ou trois langues, qui traduisent, qui voyagent, qui vivent à la campagne, en ont assez d'entendre les intellos monoglottes, les urbains façon Closerie, les mondialistes en chambre, les modernes à plume d'oie, s'effrayer de l'émergence des « nouvelles technologies ». De même que l'usage de l'informatique était encore perçu, à la fin des années 80, comme une concession intolérable faite à l'esprit de l'époque, de même aujourd'hui le fantasme porte-t-il sur l'Internet Big Brother, coupable de former des « névrosés obsessionnels » et de les rassembler dans les parcs à huîtres de la pensée.

Derrière le fantasme végétal, voici une réalité particulière qui vaut largement celle que nous décrit Benoît (au demeurant excellent esprit, je le répète).

J'exerce mon métier de romancier en pleine montagne, d'où je consulte la presse parisienne tous les jours. Où? Sur Internet. Le chef-lieu est à vingt kilomètres et le café du coin ne vend que Le Midi Libre. Il y a peu j'étais en reportage aux États-Unis d'où je devais consulter l'AFP pour livrer une chronique à Paris. Du fond de ma chambre d'hôtel à Salt Lake City, ce fut chose faite en cinq minutes. Traducteur, je rencontre une obscurité à propos d'un quartier de Philadelphie: le lendemain vingt lettres atterrissent dans ma boîte pour me fournir la précision qui me manquait. Je m'intéresse à la vie publique en Russie: une « mailing list » me permet de débattre des rapports délicats entre Moscou et l'Ukraine, avec des Russes du monde entier. Un ami romancier parisien qui cherche une information sur de lointains émigrés s'adresse à moi pour poser une question à leurs descendants: trois jours après, les historiens de trois localités m'ont déjà répondu. Un étudiant vivant à Madrid me demande où se procurer l'un de mes romans, épuisé. Je lui envoie le manuscrit par e-mail (300 pages, deux minutes).

Et le clou fut, un soir que j'étais a court de dictionnaire, la consultation de celui de l'Académie de 1783 par le biais d'une université de Chicago.

Pour finir, quand on s'obstine à relever les âneries glanées au fil des sites, on oublie qu'il n'y a aucune raison pour qu'on en profère moins sur le Net que dans la vie - à moins qu'il ne s'agisse seulement de faire l'intéressant à propos d'un sujet mode, ce que nous pardonnerons, de grand coeur, à l'auteur de Requiem pour une avant-garde.