Lamartine, Voyage en Orient pp. 52-61

    -- 17 juillet 1832. -- Mouillés dans cette rade paisible après une nuit de sommeil délicieux, nous déjeûnons sur le pont à l'abri d'une voile qui nous sert de tente; la côte brûlée, mais pittoresque, de la Sardaigne s'étend devant nous. Une embarcation armée de deux pièces de canon se détache de l'île de Saint-Antioche, à deux lieues de nous, et semble s'approcher. Nous la distinguons bientôt mieux; elle porte des marins et des soldats; elle est en peu de temps à portée de la voix; elle nous interroge et nous ordonne d'aller à terre; nous délibérons; je me décide à y accompagner le capitaine du brick. Nous nous armons de plusieurs fusils et de pistolets pour résister si l'on voulait employer la force pour nous retenir. Nous mettons à la voile dans le petit canot. Arrivés près de la petite barque sarde qui nous précède, nous descendons sur une plage au fond du golfe. Cette plage borde une plaine inculte et marécageuse. Du sable blanc, de grands chardons, quelques touffes d'aloës, çà et là quelques buissons d'un arbuste à l'écorce pâle et grise, dont la feuille ressemble à celle du cèdre, des nuées de chevaux sauvages, paissant librement dans ces bruyères, qui viennent en galopant nous reconnaître et nous flairer, et partent ensuite en hennissant, comme des volées de corbeaux; à un mille de nous, des montagnes grises, nues, avec quelques taches seulement d'une végétation rabougrie sur leurs flancs, un ciel d'Afrique sur ces cimes calcinées; un vaste silence sur toutes ces campagnes; l'aspect de désolation et de solitude qu'ont toutes les plages de mauvais air dans la Romagne, dans la Calabre ou le long des Marins Pontins, voilà la scène; sept ou huit hommes à belle physionomie, le front élevé, l'oeil hardi et sauvage, à demi nus, à demi vêtus de lambeaux d'uniformes, armés de longues carabines et tenant de l'autre main des perches de roseau pour prendre nos lettres, ou nous présenter ce qu'ils ont à nous offrir, voilà les acteurs. Je réponds en mauvais patois napolitain à leurs questions; je leur nomme quelques-uns de leurs compatriotes avec qui j'ai été lié d'amitié en Italie dans ma jeunesse; ces hommes deviennent polis et obligeans après avoir été insolens et impérieux; je leur achète un mouton qu'ils équarissent sur la plage. Nous écrivons; ils prennent nos lettres dans la fente qu'ils ont faite à l'extrémité d'un long roseau, ils battent le briquet, arrachent quelques branches vertes de l'arbuste qui couvre la côte, allument un feu, et passent nos lettres, trempées dans l'eau de mer, à la fumée de ce feu, avant de les toucher. -- Ils nous promettent de tirer un coup de fusil ce soir, pour nous avertir de revenir à la côte lorsque nos autre {=sic} provisions de légumes et d'eau douce seront prêtes. -- Puis tirant de leur bâtiment une immense corbeille de coquillages, frutti di mare, ils nous les offrent, sans vouloir accepter aucun salaire.
    Nous revenons à bord. -- Heures de
loisir et de contemplations délicieuses, passées sur la poupe du navire à l'ancre, pendant que la tempête résonne encore à l'extrémité des deux caps qui nous couvrent, et que nous regardons l'écume de la haute mer monter encore de trente ou quarante pieds contre les flancs dorés de ces caps.

    -- 18 juillet 1832. -- Sortis du golfe de Palma par une mer miroitée et plane, -- un léger souffle d'ouest, à peine suffisant pour sécher la rosée de la nuit qui brille sur les rameaux découpés des lentisques, seule verdure de ces côtes déjà africaines: -- en pleine mer, journée silencieuse, douce brise qui nous fait filer six à sept noeuds par heure -- belle soirée; -- nuit étincelante; -- la mer dort aussi.

    -- 19 juillet 1832. -- Nous nous réveillons à vingt-cinq lieues de la côte d'Afrique. Je relis l'histoire de saint Louis pour me rappeler les circonstances de sa mort sur la plage de Tunis, près du cap de Carthage que nous devons voir ce soir ou demain.
    Je ne savais pas dans ma jeunesse pourquoi certains peuples m'inspiraient une antipathie pour ainsi dire innée, tandis que d'autres m'attiraient et me ramenaient sans cesse à leur histoire par un attrait irréflechi. -- J'éprouvais pour ces vaines ombres du passé, pour ces mémoires mortes des nations, exactement ce que j'éprouve avec un irrésistible empire pour ou contre les physionomies des hommes avec lesquels je vis ou je passe. -- J'aime ou j'abhorre dans l'acception physique du mot; à la première vue, en un clin d'oeil, j'ai jugé un homme ou une femme pour jamais. -- La raison, la réflexion, la violence même, tentées souvent par moi contre ces premières impressions, n'y peuvent rien. -- Quand le bronze a reçu son empreinte du balancier, vous avez beau le tourner et le retourner dans vos doigts; il la garde; -- ainsi de mon
âme; -- ainsi de mon esprit. -- C'est le propre des êtres chez lesquels l'instinct est prompt, fort, instantané, inflexible. On se demande: qu'est-ce que l'instinct? et l'on reconnaît que c'est la raison suprême; mais la raison innée, la raison non raisonnée, la raison telle que Dieu l'a faite et non pas telle que l'homme la trouve. -- Elle nous frappe comme l'éclair sans que l'oeil ait la peine de la chercher. -- Elle illumine tout du premier jet. -- L'inspiration dans tous les arts comme sur un champ de bataille est aussi cet instinct, cette raison devinée. Le génie aussi est instinct et non logique et labeur. Plus on réfléchit, plus on reconnaît que l'homme ne possède rien de grand et de beau qui lui appartienne, qui vienne de sa force ou de sa volonté; mais que tout ce qu'il y a de souverainement beau vient immédiatement de la nature et de Dieu. -- Le christianisme qui sait tout l'a compris du premier jour. -- Les premiers apôtres sentirent en eux cette action immédiate de la divinité et s'écrièrent dès la première heure: Tout don parfait vient de Dieu.
    
Revenons aux peuples. -- Je n'ai jamais pu aimer les Romains; je n'ai jamais pu prendre le moindre intérêt de coeur à Carthage, malgré ses malheurs et sa gloire. -- Annibal ne m'a jamais paru qu'un général de la Compagnie des Indes, faisant une campagne industrielle, une brillante et héroïque opération de commerce dans les plaines de Trasimène. -- Ce peuple, ingrat comme tous les peuples égoïstes, l'en récompensa par l'exil et la mort! -- Pour sa mort, elle fut pathétique, elle me réconcilie avec ses triomphes; j'en ai été remué dès mon enfance. -- Il y a eu toujours pour moi, comme pour l'humanité tout entière, une sublime et héroïque harmonie entre la souveraine gloire, le souverain génie et la souveraine infortune. -- C'est là une de ces notes de la destinée qui ne manque jamais son effet, sa triste et voluptueuse modulation dans le coeur humain! Il n'est point en effet de gloire sympathique, de vertu complète sans l'ingratitude, la persécution et la mort. -- Le Christ en fut le divin exemple, et sa vie comme sa doctrine expliquent cette mystérieuse énigme de la destinée des grands hommes par la destinée de l'homme divin!
    Je l'ai découvert plus tard; le secret de mes sympathies ou de mes antipathies pour la mémoire de certains peuples est dans la nature même des institutions et des actions de ces peuples. -- Les peuples comme les Phéniciens Tyr, Sidon, Carthage, sociétés de commerce exploitant la terre à leur profit, et ne mesurant la grandeur de leurs entreprises qu'à l'utilité matérielle et actuelle du résultat; je suis pour eux comme le Dante, je regarde et je passe.

    « Non ragionar di lor, ma guarda e passa! »

    N'en parlons pas. -- Ils ont été riches et prospères, voilà tout. -- Ils n'ont travaillé que pour le temps; l'avenir n'a pas à s'en occuper. -- Receperunt mercedem.
    
Mais ceux qui, peu soucieux du présent, qu'ils sentaient leur échapper, ont par un sublime instinct d'immortalité par une soif insatiable d'avenir, porte la pensée nationale au-delà du présent, et le sentiment humain au-dessus de l'aisance, de la richesse, de l'utilité matérielle; -- ceux qui ont consumé des générations et des siècles à laisser sur leur route une trace belle et éternelle de leur passage; ces nations désinteressées et généreuses qui ont remué toutes les grandes et pesantes idées de l'esprit humain, pour en construire des sagesses, des législations, des théogonies, des arts, des systèmes; -- celles qui ont remué les masses de marbre ou de granit pour en construire des obélisques ou des pyramides, défi sublime jeté par elles au temps, voix muette avec laquelle elles parleront à jamais aux
âmes grandes et généreuses; -- ces nations poètes, comme les Égyptiens, les Juifs, les Indous, les Grecs, qui ont idéalisé la politique et fait prédominer dans leur vie de peuples le principe divin, -- l'âme, sur le principe humain, l'utile: celles-là, je les aime, je les vénère, je cherche et j'adore leurs traces, leurs souvenirs, leurs oeuvres écrites, bâties ou sculptées; je vis de leur vie, j'assiste en spectateur ému et partial au drame touchant ou héroïque de leur destinée, et je traverse volontiers les mers pour aller rêver quelques jours sur leur poussière et pour aller dire à leur mémoire le memento de l'avenir; celles-là ont bien mérité des hommes, car elles ont élevé leurs pensées au-dessus de ce globe de fange, au-delà de ce jour fugitif. -- Elles se sont senties faites pour une destinée plus haute et plus large, et ne pouvant se donner à elles-mêmes la vie immortelle que rêve tout coeur noble et grand, elles ont dit à leurs oeuvres: Immortalisez-nous, subsistez pour nous, parlez de nous à ceux qui traverseront le Désert, ou qui passeront sur les flots de la mer Ionienne, devant le cap Sigée ou devant le promontoire de Sunium où Platon chantait une sagesse qui sera encore la sagesse de l'avenir.
    Voilà ce que je pensais, en écoutant la proue sur laquelle j'étais assis fendre les vagues de la mer d'Afrique, et en regardant à chaque minute, sous la brume rose de l'horizon, si je n'apercevais pas le cap de Carthage.
    La brise tomba, la mer se calma, le jour s'écoula à regarder en vain de
loin la côte vaporeuse d'Afrique: le soir, un fort coup de vent s'éleva; le navire, balloté d'un flanc à l'autre, écrasé sous les voiles semblables aux ailes cassées par le plomb d'un oiseau de mer, nous secouait dans ses flancs avec ce terrible mugissement d'un édifice qui s'écroule; je passe la nuit sur le pont, le bras passé autour d'un câble; des nuages blanchâtres, qui se pressent comme une haute montagne dans le golfe profond de Tunis, jaillissent des éclairs et sortent les coups lointains de la foudre. L'Afrique m'apparaît comme je me la représentais toujours, ses flancs déchirés par les feux du ciel et ses sommets calcinés dérobés sous les nuages. A mesure que nous approchons et que le cap de Byserte, puis le cap de Carthage, se détachent de l'obscurité, et semblent venir au devant de nous, toutes les grandes images, tous les noms fabuleux ou héroïques qui ont retenti sur ce rivage, sortent aussi de ma mémoire et me rappellent les drames poétiques ou historiques dont ces lieux furent successivement le théâtre. Virgile, comme tous les poètes qui veulent faire mieux que la vérité, l'histoire et la nature, a bien plutôt gâté qu'embelli l'image de Didon. -- La Didon historique, veuve de Sichée, et fidèle aux mânes de son premier époux, fait dresser son bûcher sur le cap de Carthage, et y monte sublime et volontaire victime d'un amour pur et d'une fidélité même à la mort! Cela est un peu plus beau, un peu plus saint, un peu plus pathétique que les froides galanteries que le poète romain lui prête, avec son ridicule et pieux Énée, et son désespoir amoureux auquel le lecteur ne peut sympathiser.
    Mais l' Anna soror, et le magnifique adieu, et l'immortelle imprécation qui suivent, feront toujours pardonner à Virgile.
    La partie historique de Carthage est plus poétique que sa poésie. La mort céleste et les funérailles de saint Louis; -- l'aveugle Bélisaire; -- Marius expiant parmi les bêtes féroces sur les ruines de Carthage, bête féroce lui-même, les cris de Rome; -- la journée lamentable où, semblable au scorpion entouré de feu qui se perce lui-même de son dard empoisonné, Carthage, entourée par Scipion et Massinissa, met elle-même le feu à ses édifices et à ses richesses; -- la femme d'Asdrubal, renfermée avec ses enfants dans le temple de Jupiter, reprochant à son mari de n'avoir pas su mourir, et allumant elle-même la torche qui va consumer elle et ses enfans et tout ce qui reste de sa patrie, pour ne laisser que de la cendre aux Romains! -- Caton d'Utique, les deux Scipion, Annibal, tous ces grands noms s'élèvent encore sur le cap abandonné comme des colonnes debout devant un temple renversé. -- L'oeil ne voit rien qu'un promontoire nu s'élevant sur une mer déserte, quelques citernes vides ou remplies de leurs propres débris, quelques aqueducs en ruines, quelques môles ravagés par les îlots et recouverts par la lame; une ville barbare auprès, où ces noms mêmes sont inconnus comme ces hommes qui vivent trop vieux et qui deviennent étrangers dans leur propre pays! Mais le passé suffit là où il brille de tant d'éclat de souvenirs. -- Que sais-je même si je ne l'aime pas mieux seul, isolé au milieu de ses ruines que profané et troublé par le bruit et la foule des générations nouvelles? Il en est des ruines ce qu'il en est des tombeaux: -- au milieu du tumulte d'une grande ville et de la fange de nos rues, ils affligent et attristent l'oeil, ils font tache sur toute cette vie bruyante et agitée; -- mais dans la solitude, aux bords de la mer, sur un cap abandonné, sur un {=sic} grève sauvage, trois pierres, jaunies par les siècles et brisées par la foudre, font réfléchir, penser, rêver ou pleurer.
    La solitude et la mort, la solitude et le passé qui est la mort des choses, s'allient nécessairement dans la pensée humaine; leur accord est une mystérieuse harmonie. J'aime mieux le promontoire nu de Carthage, le cap mélancolique de Sunium, la plage nue et infestée de Paestum pour y placer les scènes des temps écoulés, que les temples, les arcs, les Colysées de Rome morte, foulés aux pieds dans Rome vivante avec l'indifférence de l'habitude ou la profanation de l'oubli.

    -- 20 juillet 1832. -- A dix heures, le vent s'adoucit, nous pouvons monter sur le pont, et filant sept noeuds par heure, nous nous trouvons bientôt à la hauteur de l'île isolée de Pantelleria, ancienne île de Calypso, délicieuse encore par sa végétation africaine et la fraîcheur de ses vallées et de ses eaux. C'est là que les empereurs exilèrent successivement les condamnés politiques.
    Elle ne nous apparaît que comme un cône noir sortant de la mer, et vêtue jusqu'aux deux tiers de son sommet par une brume blanche qu'y a jetée le
vent de la nuit. Nul vaisseau n'y peut aborder; elle n'a de ports que pour les petites barques qui y portent les exilés de Naples et de la Sicile, qui languissent depuis dix années expiant quelques rêves de liberté précoces.
    Malheureux les hommes qui en tout genre devancent leur temps! leur temps les écrase. -- C'est notre sort à nous, hommes impartiaux, politiques, rationnels, de la France. -- La France est encore à un siècle et demi de nos idées. -- Elle veut en tout des hommes et des idées de secte et de parti: que lui importe du patriotisme et de la raison? c'est de la haine, de la rancune, de la persécution alternative, qu'il faut à son ignorance! Elle en aura jusqu'à ce que, blessée avec les armes mortelles dont elle veut absolument se servir, elle tombe ou les rejette
loin d'elle, pour se tourner vers le seul espoir de toute amélioration politique: Dieu, sa loi, et la raison, sa loi innée.

    -- 21 juillet 1832. -- La mer, à mon réveil, après une nuit orageuse, semble jouer avec le reste du vent d'hier; -- l'écume la couvre encore comme les flocons à demi essuyés qui tachent les flancs du cheval fatigué d'une longue course, -- ou comme ceux que son mors secoue quand il abaisse et relève la tête, impatient d'une nouvelle carrière. -- Les vagues courent vite, irrégulièrement, mais légères, peu profondes, transparentes; cette mer ressemble à un champ de belle avoine ondoyant aux brises d'une matinée de printemps, après une nuit d'averse; -- nous voyons les îles de Gazzo et de Malte surgir au-dessous de la brume à cinq ou six lieues à l'horizon.

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