Lamartine, Voyage en Orient pp. 202-209

    Après avoir fumé plusieurs pipes, bu plusieurs tasses de café, que les esclaves nègres apportaient de quart d'heure en quart d'heure: Venez, dit-elle, je vais vous conduire dans un sanctuaire où je ne laisse pénétrer aucun profane, c'est mon jardin. Nous y descendîmes par quelques marches, et je parcourus avec elle, dans un véritable enchantement, un des plus beaux jardins turcs que j'aie encore vus en Orient. -- Des treilles sombres, dont les voûtes de verdure portaient, comme des milliers de lustres, les raisins étincelans de la Terre promise; des kiosques où les arabesques sculptées s'entrelaçaient aux jasmins et aux plantes grimpantes, lianes de l'Asie; des bassins où une eau, artificielle, il est vrai, venait d'une lieue de loin murmurer et jaillir dans les jets-d'eau de marbre; des allées jalonnées de tous les arbres fruitiers de l'Angleterre, de l'Europe, de ces beaux climats ; de vertes pelouses semées d'arbustes en fleurs, et des compartimens de marbre entourant des gerbes de fleurs nouvelles pour mes yeux; -- voilà ce jardin. -- Nous nous reposâmes tour à tour dans plusieurs des kiosques dont il est orné, et jamais la conversation intarissable de lady Esther ne perdit le ton mystique et l'élévation de sujet qu'elle avait eus le matin. -- Puisque la destinée, me dit-elle à la fin, vous a envoyé ici, et qu'une sympathie si étonnante entre nos astres me permet de vous confier ce que je cacherais à tant de profanes, venez, je veux vous faire voir de vos yeux un prodige de la nature dont la destination n'est connue que de moi et de mes adeptes; -- les prophéties de l'Orient l'avaient annoncé depuis bien des siècles, et vous allez juger vous-même si ces prophéties sont accomplies. -- Elle ouvrit une porte du jardin qui donnait sur une petite cour intérieure où j'aperçus deux magnifiques jumens arabes de première race et d'une rare perfection de formes. -- Approchez, me dit-elle, et regardez cette jument baie: voyez si la nature n'a pas accompli en elle tout ce qui est écrit sur la jument qui doit porter le messie: -- « elle naîtra toute sellée. » -- Je vis en effet sur ce bel animal un jeu de la nature assez rare pour servir l'illusion d'une crédulité vulgaire chez des peuples à demi-barbares; -- la jument avait au défaut des épaules une cavité si large et si profonde, et imitant si bien la forme d'une selle turque, qu'on pouvait dire avec vérité qu'elle était née toute sellée, et aux étriers près, on pouvait en effet la monter sans éprouver le besoin d'une selle artificielle. -- Cette jument, magnifique du reste, semble accoutumée à l'admiration et au respect que lady Stanhope et ses esclaves lui témoignent, et pressentir la dignité de sa future mission; jamais personne ne l'a montée, et deux palefreniers arabes la soignent et la surveillent constamment sans la perdre un seul instant de vue. Une autre jument blanche, et à mon avis infiniment plus belle, partage, avec la jument du messie, le respect et les soins de lady Stanhope; nul ne l'a montée non plus. Lady Esther ne me dit pas, mais me laissa entendre que, quoique la destinée de la jument blanche fût moins sainte, elle en avait une cependant mystérieuse et importante aussi; et je crus comprendre que lady Stanhope la réservait pour la monter elle-même le jour où elle ferait son entrée, à côté du messie, dans la Jérusalem reconquise. Après avoir fait promener quelque temps ces deux bêtes sur une pelouse hors de l'enceinte de la forteresse, et joui de la souplesse et de la grâce de ces superbes animaux, nous rentrâmes, et je renouvelai à lady Esther mes instances pour qu'elle me permît enfin de lui présenter M. de Parseval, mon ami et mon compagnon de voyage, qui m'avait suivi, malgré moi, chez elle, et qui attendait vainement depuis le matin une faveur dont elle est si avare. -- Elle y consentit enfin, et nous rentrâmes tous trois pour passer la soirée ou la nuit dans le petit salon que j'ai déjà dépeint. Le café et les pipes reparurent avec la profusion orientale, et le salon fut bientôt rempli d'un tel nuage de fumée que la figure de lady Stanhope ne nous apparaissait plus qu'à travers une atmosphère semblable à l'atmosphère magique des évocations. Elle causa avec la même force, la même grâce, la même abondance, mais infiniment moins de surnaturel, sur des sujets moins sacrés pour elle, qu'elle ne l'avait fait avec moi seul dans tout le cours de la journée. -- J'espère, me dit-elle tout-à-coup, que vous êtes aristocrate; je n'en doute pas en vous voyant. -- Vous vous trompez, milady, lui dis-je. Je ne suis ni aristocrate, ni démocrate; j'ai assez vécu pour voir les deux revers de la médaille de l'humanité, et pour les trouver aussi creux l'un que l'autre; je ne suis ni aristocrate, ni démocrate; je suis homme et partisan exclusif de ce qui peut améliorer et perfectionner l'homme tout entier, qu'il soit né au sommet ou au pied de l'échelle sociale! Je ne suis ni pour le peuple, ni pour les grands, mais pour l'humanité tout entière; et je ne crois ni aux institutions aristocratiques, ni aux institutions démocratiques, la vertu exclusive de perfectionner l'humanité; cette vertu n'est que dans une morale divine, fruit d'une religion parfaite! La civilisation des peuples, c'est leur foi! -- Cela est vrai, répondit-elle; mais cependant je suis aristocrate malgré moi: et vous conviendrez, ajouta-t-elle, que s'il y a des vices dans l'aristocratie, au moins il y a de hautes vertus à côté pour les racheter et les compenser, tandis que dans la démocratie je vois bien les vices, et les vices les plus bas et les plus envieux, mais je cherche en vain les hautes vertus. -- Ce n'est pas cela, milady, lui dis-je; il y a des deux parts vices et vertus; mais dans les hautes classes, ces vices mêmes ont un côté brillant; dans la classe inférieure, au contraire, ces vices se montrent dans toute leur nudité, et blessent davantage le sentiment moral dans le regard qui les contemple; la différence est dans l'apparence et non dans le fait; mais, en réalité, le même vice est plus vice dans l'homme riche, élevé et instruit, que dans l'homme sans lumières et sans pain, -- car chez l'un le vice est de choix, chez l'autre de nécessité; -- méprisez-le donc partout, et plus encore chez l'aristocratie vicieuse; et ne jugeons pas l'humanité par classe, mais par homme; les grands auraient les vices du peuple s'ils étaient peuple, et les petits auraient les vices des grands s'ils étaient grands! La balance est égale, ne pesons pas. -- Eh bien! passons, me dit-elle; mais laissez-moi croire que vous êtes aristocrate comme moi; il m'en coûterait trop de vous croire du nombre de ces jeunes Français qui soulèvent l'écume populaire contre toutes les notabilités que Dieu, la nature et la société ont faites, et qui renversent l'édifice pour se faire, de ses ruines, un piédestal à leur envieuse bassesse! -- Non, lui dis-je, tranquillisez-vous; je ne suis pas de ces hommes; je suis seulement de ceux qui ne méprisent pas ce qui est au-dessous d'eux dans l'ordre social, tout en respectant ce qui est au-dessus, mais dont le désir ou le rêve serait d'appeler tous les hommes, indépendamment de leur degré dans les hiérarchies arbitraires de la politique, à la même lumière, à la même liberté et à la même perfection morale! et puisque vous êtes religieuse, que vous croyez que Dieu aime également tous ses enfans, et que vous attendez un second messie pour redresser toutes choses, vous pensez sans doute comme eux et comme moi. -- Oui, reprit-elle, mais je ne m'occupe plus de politique humaine, j'en ai assez; j'en ai trop vu pendant dix ans que j'ai passés dans le cabinet de M. Pitt, mon oncle, et que toutes les intrigues de l'Europe sont venues retentir autour de moi; -- j'ai méprisé, jeune, l'humanité, je n'en veux plus entendre parler; tout ce que font les hommes pour les hommes est sans fruit! les formes me sont indifférentes. -- Et à moi aussi, lui dis-je. -- Le fond des choses, c'est Dieu et la vertu! -- Je pense exactement ainsi, lui répondis-je, ainsi n'en parlons plus, nous voilà d'accord.
    Passant à des sujets moins graves, et plaisantant sur l'espèce de divination qui lui faisait comprendre un homme tout entier au premier regard et à la seule inspection de son étoile, je mis sa sagesse à l'épreuve, et je l'interrogeai sur deux ou trois voyageurs de ma connaissance, qui depuis quinze ans étaient venus passer sous ses yeux. Je fus frappé de la parfaite justesse de son coup-d'oeil sur deux de ces hommes. Elle analysa, entre autres, avec une prodigieuse perspicacité d'intelligence, le caractère de l'un deux, qui m'était parfaitement connu à moi-même, caractère difficile à comprendre à la première vue, grand, mais voilé sous les apparences de bonhomie les plus simples et les plus séduisantes: et ce qui mit le comble à mon étonnement, et me fit admirer le plus la mémoire inflexible de cette femme, c'est que ce voyageur n'avait passé que deux heures chez elle, et que seize années s'étaient écoulées entre la visite de cet homme et le compte que je lui demandais de ses impressions sur lui. La solitude concentre et fortifie toutes les facultés de l'
âme. -- Les prophètes, les saints, les grands hommes et les poètes l'ont merveilleusement compris; -- et leur nature leur fait chercher à tous le désert ou l'isolement parmi les hommes. -- Le nom de Buonaparte tomba comme toujours dans la conversation. Je croyais, lui dis-je, que votre fanatisme pour cet homme mettrait une barrière entre nous. -- Je n'ai été, me dit-elle, fanatique que de ses malheurs et de pitié pour lui. -- Et moi aussi, lui dis-je; et ainsi nous nous entendons encore.
    Je ne pouvais m'expliquer comment une femme religieuse et morale adorait la force seule sans religion, sans morale et sans liberté! Buonaparte fut un grand reconstructeur, sans
doute; il refit le monde social, mais il ne regarda pas assez aux élémens dont il le recomposait: il pétrit sa statue avec de la boue et de l'intérêt personnel, au lieu de la tailler dans les sentimens divins et moraux, la vertu et la liberté! -- {=sic}
    La nuit s'écoula ainsi à parcourir librement, et sans affectation de la part de lady Esther, tous les sujets qu'un mot amène et emporte dans une conversation à tout hasard. -- Je sentais qu'aucune corde ne manquait à cette haute et ferme intelligence, et que toutes les touches du clavier rendaient un son juste, fort et plein, -- excepté peut-être la corde métaphysique, que trop de tension et de solitude avaient faussée ou élevée à un diapason trop haut pour l'intelligence mortelle. -- Nous nous séparâmes avec un regret sincère de ma part, avec un regret obligeant témoigné de la sienne.
    Point d'adieu, me dit-elle, nous nous reverrons souvent dans ce voyage, et plus souvent encore dans d'autres voyages que vous ne projetez pas même encore. Allez vous reposer, et souvenez-vous que vous laissez une amie dans les solitudes du Liban. -- Elle me tendit la main; je portai la mienne sur mon coeur, à la manière des Arabes, et nous sortîmes.

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