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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
LA Révolution Françoise qui, dans sa marche, devoit rencontrer
tous les obstacles, devoit aussi donner dans tous les excès. Les
excès dont on doit le plus gémir et rougir, ont
été des actes: mais ceux-là ont toujours
été précédés par des excès dans
les opinions.
Durant plusieurs années, tout ce qui
n'est pas entré dans la Révolution comme instrument et comme
acteur, a été regardé et traité comme
contre-révolutionnaire.
Il y avoit trois Académies en France,
l'une consacrée aux Sciences, l'autre, aux recherches sur
l'Antiquité, la troisième, à la Langue
Françoise, et au Goût. Toutes les trois ont été
accusées d'aristocratie, et détruites comme des institutions
royales, nécessairement dévouées à la puissance
de leurs fondateurs.
Il falloit, je le crois, les détruire
pour les recréer sous d'autres formes: il falloit que la
République eût son Institut des Arts et des Sciences,
né avec sa Constitution, destiné, par son origine même,
à décorer la Liberté, à la fortifier, à
la propager dans le monde comme la lumière. Mais il falloit surtout
être juste et vrai; et la vérité et la justice
ordonnoient de compter les trois Académies, leurs travaux, leurs
ouvrages, leurs influences, parmi les causes qui ont le plus
contribué à préparer la Révolution, à
donner à la France le génie qui devoit la conduire à
la République.
L'Académie des Sciences, toujours
occupée de la nature et de ses lois, devoit nécessairement
découvrir, dans les mêmes recherches, la nature de l'homme, ses
droits et les lois de l'ordre social. L'exactitude rigoureuse de la Langue
des Mathématiques, devenoit, pour toutes les Langues et pour toutes
les connoissances humaines, un modèle qui apprenoit à
éloigner de nous les erreurs, à rapprocher les
vérités.
L'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, fouillant toujours dans les ruines de l'Antiquité,
devoit y trouver, partout, les monumens, les pensées, les lois, les
sentimens de ces Républiques de la Grèce et de Rome, dont
l'Histoire a été la plus éloquente protestation du
genre humain contre toutes les espèces de tyrans et de tyrannies.
L'Académie Françoise ne sembloit
appelée ni à de si grands objets, ni à de si hautes
destinées: instituée, protégée par des
Ministres, par des Rois, dont les éloges revenoient incessamment dans
tous ses discours, on eût dit que l'unique et servile objet de sa
fondation étoit l'art de cacher la bassesse de la flatterie sous les
vains agrémens de la parole.
Entre les trois Académies,
l'Académie Françoise, cependant, est celle qui a
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le plus contribué au changement de l'esprit monarchique en esprit
républicain: en caressant les Rois, c'est elle qui a le plus
ébranlé le trône: ce n'étoit pas le but qu'on lui
avoit marqué, ni celui qu'elle avoit; c'est celui qu'elle a rempli;
et cette influence a été l'effet nécessaire, quoique
très-imprévu, de plusieurs circonstances de son
institution.
Par un statut, ou par un usage,
l'Académie Françoise étoit composée
d'Hommes-de-Lettres, et de ce qu'on appeloit grands Seigneurs. Ses Membres,
égaux comme Académiciens, se regardèrent bientôt
égaux comme hommes: les futiles illustrations de la naissance, de la
faveur, des décorations, s'évanouirent dans cette
égalité académique; l'illustration réelle du
talent sortit avec plus d'éclat et de solennité.
Cette espèce de démocratie
littéraire étoit donc déjà, en petit, un exemple
de la grande démocratie politique.
L'Académie Françoise, plus que
les deux autres encore, donna un autre exemple très-contraire au
régime monarchique, et qui devoit lui être
très-fatal.
Les éloges publics prodigués aux
Rois, n'étoient accordés qu'à eux: on eût dit que
la louange, cette dette de la foiblesse, de l'admiration et de la
reconnoissance, ne devoit jamais être payée par les Peuples
qu'à la divinité et à la royauté.
L'Académie Françoise, à leur réception et
à leur mort, loua publiquement et solennellement ses Membres de tout
ce qu'ils avoient écrit de vrai, de tout ce qu'ils avoient fait de
bien; on entendit dans les mêmes pages, et souvent dans les
mêmes lignes, l'éloge de Fénelon et de Racine à
côté de celui de Louis XIV: les talens et les vertus
loués, comme la puissance, commencèrent donc à
être regardés comme des grandeurs: en rapprochant les titres
on les comparoit; en les comparant, il étoit aisé de voir
quels étoient les plus légitimes et les plus beaux.
L'Académie Françoise, dont les
panégyriques ont été les sujets de tant de
plaisanteries, ne les borne pas toujours à ses Fondateurs et à
ses Membres; elle appela tout ce qu'il y avoit d'hommes éloquens dans
la Nation à célébrer ses grands Hommes: le Magistrat
qui avoit rendu la justice plus pure, les lois plus impartiales entre le
puissant et le foible; le Guerrier qui avoit perfectionné l'art de
rendre la victoire plus éclatante en la rendant moins sanglante,
l'art de triompher par le génie plus que par la force; le Ministre
qui à coté du trône, avoit travaillé pour la
Nation, comme s'il avoit reçu sa mission d'elle; le Poète qui,
au milieu des puissantes et douces émotions de la Scène, avoit
fait servir les jouissances d'un grand Peuple aux progrès de sa
raison et de sa morale; le Philosophe, dont le génie avoit
cherché les lois de l'Univers, et trouvé quelques-unes des
meilleures règles que l'esprit humain peut suivre dans ses
recherches: tous ceux qui, dans tous les états et dans tous les
genres, avoient servi avec éclat, avoient illustré et
éclairé la Nation, reçurent ses hommages dans les
séances publiques de l'Académie Françoise; ce qui n'eut
d'abord l'air que d'un concours d'éloquence, devint un
établissement vraiment politique et national: dans ces discours, dont
plusieurs offriront éternellement des modèles à
l'éloquence du patriotisme,
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tout prit le ton simple et auguste de la Langue républicaine;
là, le nom de Roi étoit rarement prononcé; le
nom odieux de Sujet, ne l'étoit jamais. Placés par les
objets au milieu des plus grands intérêts de la Nation, les
Orateurs ne voyoient qu'elle, ne parloient qu'à elle; et comme si,
par un don de prophétie accordé aux sublimes inspirations des
talens, ils voyoient déjà la République, en adressant
la parole aux François, déjà ils les appeloient
Citoyens.
Ces formes républicaines valurent
à Thomas plus d'une persécution; mais elles naissoient, comme
toute son éloquence, de l'élévation de son âme:
et s'il étoit possible de le faire taire, il ne l'étoit pas
de le faire parler autrement qu'en homme libre, qu'en Citoyen de ce Peuple
si fécond en talens, et que tous les talens appeloient à la
jouissance de ses droits, à l'exercice de sa souveraineté.
Richelieu, le vrai Fondateur de
l'Académie Françoise, ne vouloit pas de maître pour
lui-même; pour n'en pas avoir il le devint de son Roi. Il eut la
fierté de l'orgueil; il ne pouvoit pas avoir celle de
l'égalité et de la vertu. S'il avoit pu assister à
l'une de ces solennités de l'Académie Françoise, sans
doute il eût frémi de voir son ouvrage à ce point
éloigné du but pour lequel il l'avoit créé: son
but, cela est très-probable, n'avoit rien de politique; il
n'étoit que littéraire.
Richelieu avoit la prétention de bien
parler et de bien écrire: il institua l'Académie
Françoise pour veiller à la pureté de la Langue, pour
en faire le Dictionnaire: Richelieu ne songeoit à faire ni des
Monarchistes, ni des Républicains; il songeoit à faire des
Puristes; et cela prouve qu'il ne connoissoit pas plus ce que doit
être un Dictionnaire, qu'il ne savoit ce qu'est une Nation.
Pour savoir ce que doit être un
Dictionnaire, il eût fallu savoir ce que sont les Langues; et
au siècle de Richelieu, parmi les Philosophes même de toute
l'Europe, il n'y en avoit peut-être pas deux qui le
soupçonnassent. Hobbes est celui qui paroît avoir le mieux
connu, à cette époque, la nature des Langues et leurs rapports
avec la nature de l'esprit humain.
A la naissance de l'Académie
Françoise, on ne croyoit, en général, un Dictionnaire
destiné et utile qu'à deux choses: quand on veut apprendre une
Langue ancienne ou étrangère, à vous faire trouver,
à côté l'un de l'autre, les mots équivalens ou
correspondans de la Langue qu'on sait, et de la Langue qu'on étudie;
et quand on veut acquérir la certitude de parler et d'écrire
sa propre Langue avec pureté et élégance, à
mettre sous vos yeux tous les mots de votre Langue en ordre
alphabétique, avec la définition de leur valeur, de
leur sens, avec des exemples de l'usage qu'on en fait dans les bons
Livres et dans le beau monde.
Ce sont deux espèces de
Dictionnaires.
La première espèce étoit
à l'usage des Enfans et des Savans; la seconde servoit surtout aux
Gens de Province, qui avoient l'ambition d'écrire et de parler
comme à Paris, et aux Puristes de tous les Pays, pour
terminer, par
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une autorité, leurs scrupules et leurs disputes sur l'usage des mots
et des phrases de la Langue.
Depuis, les Langues ont été
considérées sous des points de vue plus philosophiques; et les
bons Dictionnaires, qui sont les archives des Langues, sont devenus des
ouvrages plus difficiles et plus importans.
On a vu, depuis, que les mots ne nous
servoient pas seulement, comme on le croyoit, à nous communiquer nos
pensées, mais qu'ils nous étoient nécessaires pour
penser; on en a conclu qu'il ne falloit pas s'occuper seulement des usages
très-divers qu'on en faisoit, mais de l'usage constant qu'on en
devoit faire: on en a conclu qu'il ne falloit pas consulter le beau
langage du beau monde, comme une autorité qui
décide ou tranche tout; parce que le beau monde pense et parle
souvent très-mal; parce qu'il laisse périr les
étymologies et les analogies; parce qu'il ferme les yeux aux sillons
de lumière que tracent les mots dans leur passage du sens propre au
sens figuré; parce qu'enfin la différence est extrême
entre le beau langage formé des fantaisies du beau monde, qui
sont très-bizarres, et le bon langage, composé des
vrais rapports des mots et des idées, qui ne sont jamais arbitraires:
on en a conclu encore que la vraie Langue d'un Peuple éclairé
n'existe réellement que dans la bouche et dans les écrits de
ce petit nombre de personnes qui pensent et parlent avec justesse; qui
attachent constamment les mêmes idées aux mêmes mots,
qui, guidés par un sentiment exquis, plus que par une
érudition pénible, éclairent tous leurs discours de
toute la lumière des étymologies, des analogies, et de ces
figures du langage, de ces tropes, qui font sortir avec éclat tous
les traits et tous les contours de la pensée.
En puisant dans ces sources, les Auteurs d'un
Dictionnaire ne sont pas seulement utiles à ceux qui n'ont d'autre
prétention que de parler et d'écrire purement et correctement
une Langue; ils le sont à la Langue elle-même; ils le sont au
bon sens et à la raison de tout un Peuple.
Ces deux assertions pourront surprendre, la
dernière surtout. Elles sont pourtant d'une vérité
assez simple, pour être rendues facilement évidentes, et en peu
de mots.
Une Langue, comme l'esprit du Peuple qui la
parle, est dans une mobilité continuelle: dans ce mouvement, qui ne
peut jamais s'arrêter, elle perd des mots, elle en acquiert.
Quelquefois ses pertes l'enrichissent, et ses acquisitions la
défigurent: quelquefois ses pertes sont réellement des pertes,
et ce qu'elle acquiert n'est pas une richesse: quelquefois elle se
perfectionne également par les mots qu'elle adopte, et par les mots
qu'elle rejette. Dans le premier cas, le bien et le mal se compensent; dans
le second, il n'y a que du mal; dans le troisième, il n'y a que du
bien. C'est cette troisième direction qu'il faut donner aux
changemens d'une Langue, pour que tous ses changemens soient ou des
progrès, ou des perfectionnemens; et cette direction constante, elle
ne peut la recevoir que d'un Dictionnaire, fait suivant les vues et dans le
plan dont nous avons parlé.
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Un tel Dictionnaire, en effet, en même temps qu'il devient un
dépôt de tous les mots de la Langue, en fait la revue. En
déterminant les acceptions que l'usage le plus général
leur a données, il prononce ou il indique le jugement qu'il faut
porter de cet usage: il apprend à distinguer les cas où
l'usage a eu raison, et les cas où il a eu tort. De tant de cas
particuliers, où l'on voit la marche de l'usage, on ne tarde pas
à remonter aux causes les plus générales qui
tantôt ont égaré l'usage, et tantôt l'ont bien
guidé. L'usage, qu'on a si souvent donné comme la seule Loi
des Langues, verra donc lui-même les lois qui doivent le gouverner;
il ne pourra pas les voir si distinctement sans les suivre; et tout un
Peuple apprendra, dans un tel Dictionnaire, à fixer sa Langue sans
la borner; à la fixer, dis-je, non dans des limites qu'on ne peut pas
plus donner à la Langue d'un Peuple qu'à sa raison et à
ses connoissances, mais dans les routes où elle pourra toujours
s'avancer, en acquérant toujours de nouvelles richesses sans en
perdre jamais aucune.
L'influence, bien plus importante, d'un bon
Dictionnaire sur la raison d'un peuple, est, peut-être, plus facile
encore à démontrer.
C'est une vérité universellement
reconnue aujourd'hui; la cause la plus générale et la plus
dangereuse de nos erreurs, de nos mauvais raisonnemens, est dans l'abus
continuel que nous faisons des mots.
Cet abus lui-même a sa cause, et cette
cause n'est pas simple; il y en a deux: la première est dans
l'indétermination où chacun de nous laisse les mots en parlant
et en écrivant; nous les prenons et nous les donnons tantôt
dans un sens tantôt dans un autre: la seconde est dans le
défaut d'une détermination universellement convenue et connue.
Chaque homme qui parle et qui écrit, peut remédier à
la première; et les grands Écrivains n'y manquent
guère; ils se font une Langue qui est à eux; elle est exacte
et claire dans les ouvrages philosophiques; elle est exacte, claire et belle
dans les ouvrages d'imagination: ils parlent toujours cette même
Langue qu'ils se sont faite: c'est pour cela qu'ils sont de grands
Écrivains. Mais, par la raison, précisément, que chacun
d'eux se fait une Langue, les Langues que tous se font sont
différentes; et c'est à cette différence, qu'il faut
attribuer très-souvent, celle des opinions qui les divisent: ils se
croient séparés par des mondes; ils ne le sont souvent que par
un mot dont ils ne font pas le même emploi.
Quand tous les grands Écrivains, par
une espèce de traité secret et d'alliance
très-naturelle entre le génie et le génie,
s'accorderoient dans le même emploi des mots, ils sont en trop petit
nombre; et leur convention, très-propre à en préparer
de plus étendues, seroit loin encore d'être une convention
rationale. C'est pourtant cet accord, c'est cette convention de tous avec
tous, qui est indispensable, pour qu'un Peuple s'entende toujours dans la
circulation de ses mots et de ses idées; pour que ce commerce de tous
les esprits serve aux progrès et à la richesse de tous. Il
faut que chaque mot d'une Langue, en quelque sorte, soit frappé d'une
empreinte particulière, qui marque son
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titre et sa valeur, comme chaque pièce de la monnoie d'un Peuple: il
faut qu'en donnant ou en recevant un mot, on sache ce qu'on reçoit
et ce qu'on donne, comme en donnant un écu ou un louis.
Qu'est-ce qui peut donner à tous les
mots d'une Langue cette empreinte, qui en fixe et qui en constate la valeur,
non pour quelques Écrivains seulement, mais pour tous ceux qui
parlent et qui écrivent dans cette Langue? Qui définira les
mots pour toute une Nation, de manière que cette Nation sanctionne
ces définitions en les adoptant, et ne s'en écarte point dans
l'usage des mots?
Je réponds qu'un bon Dictionnaire peut,
seul, donner à une Nation ces lois de la parole, plus importantes,
peut-être, que les lois même de l'organisation sociale; et qu'un
Dictionnaire, pour exercer cette espèce d'autorité
législative, doit être fait par des hommes qui auront, à
la fois, l'autorité des lumières auprès des esprits
éclairés, et l'autorité de certaines distinctions
littéraires auprès de la Nation entière.
Ces distinctions, les Membres de
l'Académie Françoise les avoient reçues avec le titre
même d'Académicien: et s'il falloit chercher des preuves de
l'espèce de puissance littéraire que l'Académie
Françoise a exercée sur la France, on en trouveroit dans les
efforts même qu'on a toujours faits pour contester cette puissance,
pour la nier ou pour la renverser: il faut être très-puissant
pour faire le mal dont on l'a accusée, comme pour faire le bien dont
on l'a louée.
Mais, cette autre autorité,
l'autorité plus légitime des lumières,
étoit-elle dans l'Académie et dans ses Membres?
Une réponse absolue est ici impossible:
il faut distinguer les temps; et cette distinction, au lieu d'une
réponse, qui n'eût été qu'à demi vraie,
nous donnera deux réponses, entièrement vraies toutes les
deux.
A sa naissance et long-temps après,
l'Académie Françoise fut composée de trois
espèces d'hommes, qui avoient assez peu de rapports les uns avec les
autres, et qui, tous ensemble, n'en avoient pas beaucoup avec le travail
d'un Dictionnaire.
C'étoient, en très-grand nombre,
de beaux-esprits, comme Cotin, qui, n'ayant point de pensées,
cherchoient des tours, et en trouvoient de ridicules; et un grand nombre
d'Amateurs des Lettres plutôt que de Littérateurs, qui,
n'écrivant point eux-mêmes, se constituoient lecteurs et juges
de tout ce qu'on écrivoit, comme Conrard, et cinq à six hommes
supérieurs, de ces génies éminens qui créent,
pour leur Langue et pour leur Nation, les modèles de la Poésie
et de l'Éloquence; comme les Corneille et les Bossuet.
De ces trois espèces
d'Académiciens, les derniers, ces esprits créateurs, ont
été, peut-être, ceux qui ont le moins travaillé
au Dictionnaire, et qui y étoient les moins propres.
Dans leur sublime essor, occupés
à enrichir les mots de nouvelles acceptions, ils ne pouvoient
rabaisser leur génie à la recherche et à la
définition des
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acceptions connues. Ils étoient trop doués de ces
facultés exquises de l'imagination qui analyse par le sentiment et
par le goût; et ils ne possédoient pas assez cette analyse de
l'entendement qui veut remonter jusqu'aux principes même du sentiment,
qui impatiente quelquefois le goût, alors même qu'elle
l'éclaire.
Les beaux-esprits, ces singes maladroits du
talent et du génie, aussi dépourvus du don de sentir que de
l'art de définir, étoient trop occupés à
défigurer et à gâter la Langue dans leurs sonnets et
dans leurs sermons, pour travailler beaucoup à la fixer dans un
Dictionnaire. Ils s'en mêloient peu; et c'est ce qu'ils faisoient de
mieux pour cet ouvrage.
Tout le travail du Dictionnaire étoit
donc presqu'entièrement abandonné à ces Amateurs des
Lettres qui n'écrivoient rien, et qui prononçoient sur tous
les écrits; qui, tout fiers d'être Académiciens, ne
manquoient pas une séance et une discussion, se faisoient
tour-à-tour, entre eux, Directeurs et Secrétaires de
l'Académie, et croyoient diriger et faire la Langue comme ils
faisoient et dirigeoient le Dictionnaire.
On voit qu'à cette époque, le
Dictionnaire de l'Académie Françoise ne pouvoit pas être
très-bon; il ne pouvoit pas non plus être très-mauvais:
il fut médiocre; et c'est ce qu'il pouvoit être.
Pour le faire paroître plus mauvais, on
en publia d'autres; et il en parut meilleur.
A sa naissance même et malgré
toutes ses imperfections, le Dictionnaire de l'Académie
Françoise fut une autorité dans la Nation et dans la Langue,
parce que l'Académie elle-même en étoit une. La critique
du Cid, si supérieure à toutes les critiques qui
paroissoient dans le même temps, prouve que cette autorité
n'étoit pas tout-à-fait usurpée.
Cependant, au milieu des progrès de la
Poésie, de l'Éloquence et de tous les Beaux-Arts, l'esprit
philosophique naissoit; il entroit à l'Académie
Françoise caché, tantôt sous le nom d'un Orateur ou d'un
Poète, tantôt sous celui d'un Grammairien et d'un homme de
Goût: c'est cet esprit qui, seul, peut faire un bon Dictionnaire: il
aime l'étude des mots, parce qu'il ne peut se passer de la justesse
des idées ; et la variété, l'importance, la richesse
des points de vue, sous lesquels il envisage cette étude qui, aux
esprits frivoles, paroît puérile et sèche, la fait
embrasser et cultiver avec une sorte de passion par tous les esprits
pénétrans, étendus, solides. Les Académiciens,
qui n'avoient vu d'abord qu'un devoir pénible dans le travail du
Dictionnaire, y cherchèrent bientôt, pour leur esprit et pour
leur goût, des plaisirs et des secours: les séances et les
discussions se prolongèrent.
Chaque nouvelle Édition du Dictionnaire
corrigea donc ce qu'il y avoit d'imparfait, et ajouta à ce qu'il y
avoit de bon: la dernière fut celle de 1762.
A cette époque, déjà
depuis vingt ans à-peu-près, l'Académie
Françoise étoit composée
très-différemment qu'à sa naissance et dans les jours
qui la suivirent. Pascal, Bossuet, Racine, Boileau, n'avoient pas
été surpassés, ni peut-être égalés;
mais ils n'étoient que des Maîtres, et ils avoient
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formé des Écoles; les génies créateurs, les
talens sublimes, n'étoient pas plus nombreux; le nombre étoit
beaucoup plus grand des Écrivains qui se partagoient avec
éclat tous les genres de Littérature et des esprits qui
cultivoient avec succès tous les genres de connoissances.
L'esprit humain, qui avoit pu s'observer dans
les Arts et dans les Sciences crées par lui, avoit appris à
s'étudier en lui-même et dans ses chefs-d'oeuvre. De cette
étude, étoit né cet esprit qu'on a appelé
l'esprit philosophique. C'étoit dans l'observation des Langues,
surtout, que cet esprit philosophique avoit pris sa naissance et ses
lumières; et il reversoit surtout ses lumières sur les Langues
où il les avoient puisées.
Il n'y avoit pas de Philosophe qui ne
fût profond Grammairien, ni de Grammairien qui ne fût grand
Philosophe. Les Locke étoient des Dumarsais; les Dumarsais
étoient des Locke.
Une analyse hardie, fine et sûre,
poursuivoit l'esprit dans ses plus secrètes opérations, le
goût dans ses impressions les plus mystérieuses, et
dévoiloit à l'un et à l'autre les prodiges de la
pensée et du sentiment.
En préparant des siècles
nouveaux, l'esprit philosophique avoit fait renaître les
études, presque abandonnées, des beaux siècles de
l'antiquité. Homère et Virgile, dont on avoit voulu
ébranler les autels, recevoient un culte plus éclairé,
un culte qui n'étoit plus celui de la superstition, mais celui d'une
admiration sentie, et de l'amour.
Tous ces progrès de l'esprit humain
entroient dans l'Académie Françoise avec les hommes auxquels
la France et l'Europe en étoient redevables; et les hommes illustres
qui n'en étoient pas, y faisoient entrer encore leurs
lumières.
Là, les Poètes, les Orateurs,
les Historiens, capables de rendre compte à chaque instant des
règles et des principes de leur Art qu'ils avoient approfondis,
étoient également capables d'analyser, avec finesse et
justesse, tous les mots et tous les procédés de leur
instrument de la Langue Françoise. A cette même époque,
où les Écrivains distingués descendoient dans toutes
les profondeurs de leur Art et de leur Langue, ils se répandoient
davantage dans le monde: en y parlant leur Langue ils observoient celle
qu'on y parloit: ils observoient l'usage dans ces sociétés
brillantes de Paris et de la Cour, d'où il dictoit des lois à
toute la France.
Tels ont été les hommes qui,
depuis 1762, époque de la dernière Édition du
Dictionnaire, jusqu'à la destruction de l'Académie,
c'est-à-dire, pendant trente ans, ont travaillé constamment
ensemble à l'Édition que nous donnons aujourd'hui à la
France et à l'Europe.
On a nié que ce fût un avantage
pour un Dictionnaire d'être composé par trente ou quarante
Coopérateurs; on a prétendu qu'un Dictionnaire, comme tout
autre ouvrage, ne peut être très-bon que lorsqu'il a
été conçu et exécuté par un seul
homme.
Nous n'examinerons point si les hommes qui,
à différentes époques, depuis Furetière, ont
fait de pareilles entreprises, y ont réussi: ceux qui annoncent
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aujourd'hui avec tant de bruit qu'ils font seuls un Dictionnaire de toute
la Langue, paroissent croire, au moins, que la même confiance a
beaucoup trompé ceux qui l'ont eue avant eux.
Nous examinons la chose en
elle-même.
Il n'y a presque pas de mot dans une Langue
qui ne soit pris dans une multitude d'acceptions différentes;
d'analogie en analogie, un mot passe d'acceptions en acceptions; dans les
Arts qui se ressemblent le plus il reçoit des acceptions
très-variées; dans la bouche même de l'Orateur, de
l'Historien et du Poète, déjà il a des nuances que le
goût distingue beaucoup, quoiqu'elles soient légères;
et les Arts les plus éloignés l'un de l'autre, des
Métiers qui n'ont aucun rapport ensemble, s'en emparent: enfin, tous
les Esprits, tous les Talens, tous les Arts, tous les Métiers,
travaillent sur chaque mot d'une Langue, avec ce mot et autour de ce mot.
Dans le même mot il y a mille expressions; et un Dictionnaire n'est
bien fait, que lorsque ces mille expressions sont saisies et
rassemblées autour du mot qui en est devenu le signe.
Est-ce un seul homme, étranger
nécessairement à tant d'usages du même mot, qui les
connoîtra tous? Et n'est-il pas plus raisonnable d'attendre cette
connoissance de trente ou quarante hommes, dont les études, les
travaux et les talens sont partagés entre tous ces Arts et toutes ces
Sciences; qui ont rencontré cent fois toutes ces acceptions des mots
dont l'origine commune, en s'effaçant de nuance en nuance, finit
souvent par entièrement se perdre?
Quarante hommes, éclairés dans
beaucoup de genres, peuvent être regardés, en quelque sorte,
comme les Représentans d'une Nation, chargés par elle de
recueillir et de sanctionner toutes les acceptions qu'elle donne à
tous les mots. On ne peut pas supposer, que cette espèce de mission
universelle soit donnée à un seul homme, toujours incapable
de la remplir, par cela même qu'il est seul.
Cette vérité, évidente
pour tout le monde, frappera bien davantage ceux qui ont assisté
à des discussions entre plusieurs personnes sur les mots et sur les
acceptions qu'ils reçoivent dans une même Langue.
Chacun de ceux qui ont parlé est
tenté de croire qu'il a tout vu; à l'instant où un
autre commence à discuter, chaque parole ouvre des points de vue
qu'il eût été impossible à tous de
soupçonner: à mesure que le nombre de ceux qui parlent
s'augmente, les points de vue et les acceptions augmentent aussi, et dans
une progression beaucoup plus grande; les idées que chacun entend lui
en rappellent ou lui en font naître de nouvelles: ceux qui ont une
mémoire lente et paresseuse, sont étonnés de
l'activité qu'elle reçoit d'une mémoire plus prompte
et plus étendue; des souvenirs effacés se réveillent;
des exemples perdus se retrouvent; tous croyent apprendre pour la
première fois la Langue que toute leur vie ils ont
étudiée.
Si l'on réfléchit actuellement
entre quels hommes de pareilles discussions ont eu lieu si long-temps au
Louvre; et si l'on est juste; si l'envie et la haine ne poursuivent pas les
Académiciens à travers les tombeaux des Académiciens,
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de l'Académie, et de la Monarchie; on avouera que ce Dictionnaire,
qui est le résultat de ces discussions, doit être le seul,
où la Nation Françoise et les Nations de l'Europe peuvent
chercher avec confiance les usages et les lois de notre Langue.
Une autre circonstance unique en faveur de ce
Dictionnaire, c'est que, commencé à l'époque
précisément où la Langue Françoise
commençoit elle-même les grands progrès qui devoient lui
donner ses plus beaux caractères et sa perfection, il n'a jamais
été interrompu un moment; il a assisté à tous
ces progrès; il en a tenu note en y concourant; il a
été un témoin et il est devenu un monument
fidèle de toutes ces variations fugitives qui ne laissent aucuns
souvenirs, si on ne les marque pas à l'instant même où
ils se succèdent et passent; c'est qu'enfin il a été
fini à l'instant où la Monarchie finissoit elle-même;
et que par cela seul, il sera pour tous les Peuples et pour tous les
Siècles la ligne ineffaçable qui tracera et constatera, dans
la même Langue, les limites de la Langue Monarchique et de la Langue
Républicaine.
Chez aucun autre Peuple et dans aucun autre
Siècle, il n'a existé un pareil Dictionnaire: il ne peut plus
en exister pour les Langues de l'Europe; elles n'ont pas reçu, sans
doute, tous leurs accroissemens; mais elles ont reçu tous leurs
caractères. Des Dictionnaires pourront bien dire où ces
Langues sont arrivées: mais ils ne pourront plus les accompagner, en
quelque sorte, dans le chemin qu'elles ont suivi; ils ne pourront pas les
aider dans tous leurs accroissemens et dans leur formation.
Il étoit indispensable d'ajouter
à ce Dictionnaire les mots que la Révolution et la
République ont ajoutés à la Langue. C'est ce qu'on a
fait dans un Appendice. On s'est adressé, pour ce nouveau travail,
à des Hommes-de-Lettres, que l'Académie Françoise
auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a
comptés parmi ses partisans les plus éclairés. Ils ne
veulent pas être nommés; leurs noms ne font rien à la
chose; c'est leur travail qu'il faut juger; il est soumis au jugement de la
France et de l'Europe.
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