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PRÉFACE
QUATRE rééditions du Dictionnaire de l'Académie,
publié pour la première fois en 1694, ont paru au XVIIIe
siècle, deux seulement au XIXe. La dernière date de 1877. Il
y a donc plus d'un demi-siècle que la Compagnie n'a
présenté une forme nouvelle de son oeuvre. Il serait injuste
de la taxer d'indifférence à l'égard de la principale
des obligations que lui a imposées son illustre fondateur. Durant
cette longue période, et sans en excepter les années de la
grande guerre, le travail de la Commission du Dictionnaire et celui de
l'Académie réunie en séance n'ont jamais
été interrompus. La vérité est que, vers la fin
du XIXe siècle, époque où l'on aurait pu s'attendre
à la publication d'une nouvelle édition, l'Académie a
dû faire face à une tâche que ses
prédécesseurs avaient dans doute connue, mais que des
circonstances particulières rendaient singulièrement plus
ample et plus délicate.
Sans songer à adopter le système
encyclopédique de Furetière, « l'Académie,
lit-on dans la Préface de la première édition, en
bannissant de son Dictionnaire les termes des Arts et des Sciences, n'a pas
creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort
communs, ou qui, ayant passé dans le discours ordinaire, ont
formé des façons de parler figurées ».
L'infiltration dans l'usage commun de ces termes spéciaux,
très lente d'abord, s'accéléra forcément
à partir du XVIIIe siècle, à mesure que le goût
des sciences se répandait dans la société. Aussi
n'est-on pas étonné de lire dans la Préface de
l'édition de 1762: « Nous avons donc cru devoir admettre
dans cette nouvelle Édition les termes élémentaires des
Sciences, des Arts, et même ceux des Métiers qu'un homme de
lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages où l'on ne
traite pas expressément des matières auxquelles ces termes
appartiennent. » Et un peu plus d'un siècle après,
en 1877, l'Académie acceptait l'introduction dans son Dictionnaire
de plus de 2 000 mots nouveaux, dont presque tous étaient de
provenance scientifique ou technique.
Aux dernières années du XIXe
siècle, quand l'Académie s'occupa de préparer une
nouvelle édition de son Dictionnaire, elle se trouva en
présence d'une brusque pénétration des vocabulaires des
Sciences et des Arts dans le parler de tous qui, depuis, ne devait plus
cesser de s'enfler démesurément d'année en
année. Non seulement les sciences déjà
constituées se renouvelèrent, mais d'autres prirent naissance,
comportant en bien des cas des applications à l'industrie. D'autre
part, de notables transformations s'opéraient dans l'ordre
économique, social et politique. De là un grand nombre de mots
nouveaux aussitôt vulgarisés par la conversation, par la presse
et par l'école. Quel adolescent de nos jours ne connaît pas par
leur nom les différentes pièces d'une automobile? De quel
artisan, de quel paysan de France restent ignorés des termes tels que
microbe, sanatorium, otite, diphtérie,
hydravion, commutateur, carburateur,
court-circuit?
Mais, dans cet afflux de vocables nouveaux,
il en est beaucoup dont l'existence ne peut être
qu'éphémère. Les uns disparaîtront avec les
objets, eux-mêmes éphémères, qu'ils
représentent; d'autres, qui se sentent de l'improvisation, seront
remplacés par des dénominations plus exactes;
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d'autres enfin ne dépasseront pas le domaine où ils sont
nés et, n'étant compris et employés que par des
initiés, n'ont point chance de pénétrer dans l'usage
commun. C'est ce départ qu'a essayé de faire l'Académie
dans la préparation de cette nouvelle édition. Travail
minutieux, qui ne pouvait être exécuté à la
hâte, et qui exigeait un double effort d'adaptation au mouvement
moderne et de prudence avisée.
La liste des termes nouveaux jugés
dignes d'être admis une fois dressée, il restait à en
donner une définition claire et précise. Pour la plupart
d'entre eux, l'Académie a sollicité l'avis des autres classes
de l'Institut, ou de spécialistes d'une compétence
indiscutable.
Ce travail des définitions,
l'Académie ne l'a pas limité aux acquisitions récentes
du vocabulaire. Elle l'a étendu à un très grand nombre
de mots que l'édition de 1877 avait laissés définis
d'une façon imparfaite. Celle-ci, comme les éditions
précédentes, indique trop souvent la signification d'un mot
par le procédé de la synonymie. Ce n'est pas que les auteurs
du Dictionnaire aient jamais admis l'existence de synonymes parfaits; ils
s'en sont maintes fois défendus; mais ils ont cru pouvoir laisser
à chacun le soin de choisir entre divers équivalents d'un
même terme. L'Académie a pensé qu'il lui appartenait de
noter aussi exactement que possible les nuances, parfois presque
insaisissables, qui, entre deux mots, déterminent la
préférence d'un homme de goût. Elle n'a pas cru pouvoir
maintenir dans l'édition de 1931 certaines définitions de
l'édition de 1877, telles que « Affront, Injure,
outrage; Blâmer, Improuver, reprendre, condamner;
Chagrin (nom), Peine, affliction, déplaisir; Chagrin
(adj.), Mélancolique, triste, de fâcheuse, de mauvaise
humeur. » Une idée générale qui leur est
commune apparente sans doute les différents termes de ces
séries; mais chacun garde son sens particulier. L'Académie
s'est efforcée de rectifier toute définition imprécise,
et ç'a été une partie importante de son travail.
S'il était indispensable d'enregistrer
des façons de parler, qui, bien que formées de fraîche
date, sont déjà familières à tout le monde, il
ne l'était pas moins de faire disparaître celles qui, depuis
1877, sont tombées en désuétude, soit par le caprice
de la mode, soit parce qu'elles représentaient des objets
périmés ou des idées qui n'ont plus cours. Qui
regrettera l'absence dans le Dictionnaire de l'Académie
d'apocrisiaire, abluer, brouetteur, carabinade,
carnosité, champarter, computiste,
congiaire, délitescence, échansonnerie,
escopetterie, excusation, etc.? De même en a-t-il
été pour un certain nombre d'expressions figurées ou
proverbiales qui aujourd'hui ne seraient plus comprises de personne. Qui
emploie, de nos jours, qui même comprend: Faire ses caravanes,
Il a bien des chambres à louer dans la tête, Il
ressemble aux bahutiers, Voilà un enfant bien difficile
à baptiser, Après bon vin bon cheval, Brebis
comptées, le loup les mange, Observer les longues et les
brèves? L'Académie a grand souci de ne pas appauvrir la
langue et de lui conserver ses qualités de saveur et de pittoresque:
toutefois elle a dû, -- quoique souvent à regret, -- rayer des
expressions qui, sorties de l'usage, n'appartiennent plus qu'à
l'histoire de la langue.
En ce qui concerne les noms propres,
historiques, mythologiques, et les désignations géographiques,
elle a cru devoir se conformer rigoureusement à une règle
établie déjà par les éditions
précédentes, mais qui s'y trouve imparfaitement
appliquée. En vertu de cette règle, ces noms et
désignations n'ont place dans le Dictionnaire que si l'usage
figuré en a fait de véritables noms communs ou adjectifs
exprimant telle ou telle qualité, comme lorsqu'on dit: C'est un
hercule, II est gaulois dans ses propos, Une réponse
normande. Elle a donc supprimé un certain nombre de mots
maintenus dans l'édition de 1877, tels que Argonautes,
Capitole, Hélicon, Borée,
Chaldéen, Étrusque, Basque, etc.,
auxquels il faut joindre les noms de constellations. Pour tous ces mots elle
renvoie aux dictionnaires spéciaux. Elle a cru toutefois faire une
exception pour certains termes flottant entre la catégorie des noms
propres et celle des noms communs,
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comme Coran, Décalogue, et en particulier pour les
désignations de congrégations religieuses dont elle n'a
mentionné que les plus connues.
Pour ce qui est des termes grammaticaux,
l'Académie ne pouvait manquer d'adopter la nomenclature
employée depuis 1910 dans toutes les écoles de France. Aussi
bien la terminologie de l'édition de 1877, qui n'est autre que celle
de la célèbre grammaire de Noël et Chapsal, laissait
à désirer en certaines de ses parties. Ainsi, pour
désigner les êtres et les choses, elle usait de deux termes:
noms et substantifs. Outre qu'il est d'une mauvaise
méthode d'employer une double dénomination pour une seule
catégorie de mots, il faut convenir que, quelque définition
qu'on donne du terme substantif, aucune n'est accessible à
l'intelligence des enfants. Dans la catégorie des verbes, le terme
de verbe actif s'appliquait à deux faits grammaticaux d'ordre
différent. Il s'opposait clairement à verbe passif,
mais obscurément à verbe neutre. Ce mot neutre
lui-même, très compréhensible quand il s'agit du genre
des noms et des adjectifs, cesse de l'être quand il s'agit du verbe,
et aucune des définitions qu'on en donne n'est satisfaisante.
C'est en accord avec la nomenclature nouvelle
que l'Académie a remplacé, en tête de chacun des
articles concernant les êtres et les choses, substantif (s.)
par nom (n.), et dans les articles concernant les verbes, verbe
actif (v. a.), verbe neutre (v. n.) par verbe
transitif (v. tr.), verbe intransitif (v. intr.).
Elle a substitué la dénomination complément
à celle de régime et celles de passé
simple, passé composé à celles de
passé défini, passé indéfini. Le
terme de gérondif, que l'on rencontre sans cesse dans les
grammaires françaises du XVIIe et du XVIIIe siècle, figurait
encore dans l'édition de 1835 qui le définissait très
justement « Espèce de participe indéclinable auquel
on joint souvent la préposition En », et dont elle
donnait comme exemples: En allant, En faisant.
L'édition de 1877 déclare abusif l'emploi de ce terme dans la
grammaire française. Mais peut-on admettre que dans En forgeant
on devient forgeron, qui est l'exact équivalent du latin
Fabricando fit faber, En forgeant soit un participe
présent? L'Académie a cru devoir employer de nouveau ce terme,
suivant son ancienne définition.
Les éditions précédentes,
d'après les théories grammaticales du XVIIIe siècle,
divisaient les articles consacrés aux verbes en trois parties:
forme active, forme pronominale, participe
passé. Il importait de renoncer à cette méthode
périmée, qui avait en outre l'inconvénient de provoquer
des redites. Il s'est blessé, quand on le compare à
Il l'a blessé, n'offre aucune particularité de sens:
tout verbe transitif peut s'employer à la voix pronominale du moment
que l'action, au lieu de porter sur une personne ou sur une chose
étrangère au sujet, porte sur le sujet lui-même. Il n'en
est pas ainsi quand on dit: Je m'en vais, Je
m'évanouis, Je me suis aperçu d'une chose,
Madame se meurt. Ici la forme pronominale exige un examen
particulier. En ce qui concerne les participes passés, en quoi
chanté, lu, pris ont-ils à retenir notre
attention? Ceux-là seuls méritent d'être signalés
qui ont une valeur verbale spéciale ou sont devenus par l'usage
adjectifs ou noms. On a donc supprimé dans chacun des articles
consacrés à des verbes tout ce qui n'est pas vraiment
caractéristique au point de vue de la forme pronominale et du
participe passé.
Pour éclairer les définitions,
le Dictionnaire, dans ses éditions successives, a multiplié
les exemples destinés à montrer par des contextes
variés les différents emplois syntaxiques du mot
défini. Un assez grand nombre de ces exemples ont vieilli: on les a
remplacés par des phrases d'un tour plus moderne. Souvent aussi, le
nombre des exemples a été jugé excessif; on l'a
diminué pour ne garder que ceux qu'on estimait essentiels.
Enfin des remaniements d'articles ont
été opérés chaque fois qu'on a cru indispensable
de donner aux différentes acceptions un ordre plus clair ou plus
méthodique.
L'Académie, qui ne cesse de rappeler
qu'elle ne prétend ni régenter le vocabulaire, ni
légiférer en matière de syntaxe, ne se reconnaît
pas davantage le droit de réformer l'orthographe. Non certes qu'elle
professe un attachement irraisonné et aveugle pour le système
graphique institué
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par les premiers auteurs du Dictionnaire. Lorsqu'en 1637 la Compagnie
décida de composer un « trésor » de la
langue française, entre les deux manières en usage alors
d'écrire les mots, elle choisit la plus savante, la plus
compliquée, celle qui pouvait intéresser seulement les
lettrés du temps. Par la suite, elle s'aperçut de son erreur,
car lorsqu'il s'agit de préparer la quatrième édition,
celle qui parut en 1762, l'abbé d'Olivet fut chargé de
simplifier cette orthographe pédantesque et de débarrasser les
mots des lettres superflues dont on les avait encombrés par souci
d'indiquer leur étymologie latine. Sur les 18 000 mots que
contenait le Dictionnaire, 8 000 environ furent touchés par la
réforme de l'abbé d'Olivet. Mais l'Académie, dans les
éditions suivantes, se refusa à pousser plus loin la
réforme. Depuis lors, la tradition orthographique s'est
établie, et, en dépit de ses imperfections, s'est
imposée à l'usage. C'est d'après elle qu'ont
été imprimés des milliers de livres, qui ont
répandu dans l'univers entier l'admiration pour les chefs-d'oeuvre
de notre littérature. La bouleverser serait, pour un bien mince
profit, troubler des habitudes séculaires, jeter le désarroi
dans les esprits. L'Académie se serait fait un scrupule de substituer
à un usage, qui a donné des preuves si éclatantes de
sa vitalité, un usage nouveau, qui mécontenterait la plus
grande partie du public et ne satisferait certainement pas ceux qui en
proclament le pressant besoin.
Au souci de rajeunir son Dictionnaire
l'Académie a joint celui, non moins vif, de lui conserver sa
physionomie. C'est ainsi qu'au lieu de numéroter les
différentes acceptions des mots, elle a conservé les formules
en usage au XVIIe siècle, il signifie aussi, il signifie
encore, il se dit par extension, il se dit par analogie,
il se dit figurément, etc., qui gardent au livre le
caractère d'un entretien avec son lecteur. Adopter la méthode
sèche des lexicologues actuels eût été rompre
fâcheusement avec une tradition suivie par toutes les autres
éditions.
Ce qui surtout n'a pas varié, c'est
l'esprit du Dictionnaire. L'Académie est restée fidèle
à son principe qui est de faire, non pas un dictionnaire
étymologique et historique de la langue, mais un dictionnaire de
l'usage. Elle constate et enregistre le bon usage, celui des personnes
instruites et des écrivains qui ont souci d'écrire purement
le français. En consacrant cet usage, elle le défend contre
toutes les causes de corruption, telles que l'envahissement des mots
étrangers, des termes techniques, de l'argot ou de ces locutions
barbares qu'on voit surgir au jour le jour, au gré des besoins plus
ou moins réels du commerce, de l'industrie, des sports, de la
publicité, etc. Ainsi elle modère l'écoulement de la
langue, et lui permet, tout en se modifiant sans cesse à la
manière des organismes vivants, de rester elle-même et de
garder intacts les traits qui sont sa marque et son âme. L'objet
précis du Dictionnaire est de présenter l'état actuel
de la meilleure langue française et de fixer un moment de son
histoire.
L'Académie adresse ses remerciements
à M. Alfred Rébelliau, de l'Institut, secrétaire de la
Commission du Dictionnaire, qui a mis au service du travail de revision sa
longue expérience et la sûreté du goût le plus
délicat, ainsi qu'à ses dévoués collaborateurs,
M. Léopold Sudre, le savant grammairien, et Mlle Dorez.
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