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OBSERVATIONS SVR LE CID. [Marque] A
PARIS. |
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Pag. 14. ligne 11. Sopocle, lisez Sophocle
Pag. 44. ligne 6. Mone, lisez Monsieur
<p.1>OBSERVATIONS SUR LE CID.
Il est de certaines Pieces, comme de certains animaux qui sont en la Nature,
qui de loin semblent des Etoiles, & qui de prés ne sont que des
vermisseaux. Tout ce qui brille n'est pas tousjours precieux, on voit des
beautez d'illusion, comme des beautez effectives, & souvent
l'aparence du bien, se fait prendre pour le bien mesme. Aussi ne
m'estonnay-je pas beaucoup, que le peuple qui porte le jugement dans les
yeux, se laisse tromper par celuy de tous les sens, le plus facile à
decevoir: Mais que cette vapeur grossiere, qui se forme dans
le Parterre, ait pu s'eslever jusqu'aux <p.2>Galleries, & qu'un fantosme
ait abusé le sçavoir comme l'ignorance, & la Cour aussi bien
que le Bourgeois, j'avoüe que ce prodige m'estonne, & que ce n'est
qu'en ce bizarre evenement, que je trouve LE CID
merveilleux. Mais comme autrefois un Macedonien, apella de Philipe
preocupé, à Philipe mieux informé, je conjure les
honnestes gens, de suspendre un peu leur jugement, & de ne condamner pas
sans les ouyr, les SOPHONISBES, les CAESARS, les
CLEOPATRES, les HERCULES, les MARIANES, les CLEOMEDONS, & tant d'autres
illustres HEROS, qui les ont charmez sur le Theatre. Pour moy, quelque
esclatante que me parust la gloire du Cid, je la regardois comme ces belles
couleurs qui <p.3>s'effacent en l'air,
presqu'aussi-tost que le Soleil en a fait la riche & trompeuse impression
sur la Nue; je n'avois garde de concevoir aucune envie, pour ce qui me
faisoit pitié: ny de faire voir à personne, les taches que
j'appercevois en cet Ouvrage. Au contraire, comme sans
vanité je suis bon & genereux, je donnois des sentimens à
tout le monde, que je n'avois pas moy-mesme: je faisois croire aux autres,
ce que je ne croyois point du tout; & je me contentois de connoistre
l'erreur sans la reffutter, & la verité sans m'en rendre
l'Evangeliste. Mais quand j'ai veu que cet Ancien qui nous a dit, que la
prosperité trouve moins de personnes qui la scachent souffrir que les
infortunes, & que la moderation est plus rare que la patience,
<p.4>sembloit avoir fait le Portraict de l'Autheur du Cid, quand
j'ai veu [dis-je] qu'il se Deifioit d'authorité privee; qu'il parloit
de luy, comme nous avons accoustumé de parler des autres; qu'il
faisoit mesme imprimer les sentimens avantageux qu'il a de soy; & qu'il
semble croire qu'il fait trop d'honneur aux plus grands Esprits
de son Siecle, de leur presenter la main gauche: j'ay creu que je ne pouvois
sans injustice & sans lascheté, abandonner la cause commune, Et
qu'il estoit à propos de luy faire lire, cette inscription tant
utile, qu'on voyoit autrefois gravée sur la porte de l'un
des Temples de la Grece:
Ceux qui veulent abatre quelqu'un de ces superbes
Edifices, que la vanité des hommes esleve si haut, ne s'amusent point
à briser des Colomnes, <p.7>ou rompre des Balustrades, mais ils
vont droit en sapper les fondemens, afin que
toute la Masse du Bastiment, croule, & tombe en une mesme heure. Comme j'ay
le mesme dessein, je veux les imiter en cette occasion: & pour en venir
à bout, je veux dire, que le sentiment d'Aristote, & celuy de tous
les Scavans qui l'ont suivy, establit pour maxime
indubitable, que l'invention est la principale partie, & du Poete, & du
Poeme: Cette verité est si asseuree, que le Nom mesme de l'un & de
l'autre, tire son Etimologie d'un Verbe Grec, qui ne veut rien dire que
fiction. De sorte que le Sujet du Cid, estant d'un Autheur
Espagnol, si l'invention en estoit bonne, la gloire en apartiendroit
à Guillen de Castro, & non pas à son traducteur
<p.8>François. Mais tant s'en faut que j'en demeure d'acord, que
je soutiens qu'elle ne vaut rien du tout. La Tragedie, composee selon les
regles de l'Art, ne doit avoir qu'une action principale, à laquelle
tendent, & viennent aboutir toutes les autres, ainsi que les lignes se vont
rendre, de la circonference d'un Cercle à son Centre: Et l'Argument
en devant estre tiré de l'Histoire ou des fables
connues (selon les preceptes qu'on nous a laissez) on n'a pas dessein de
surprendre le Spectateur, puis qu'il sçait desja ce qu'on doit
representer. Mais il n'en va pas ainsi de la Tragi-comedie, Car bien qu'elle
n'ait presque pas esté connue de l'Antiquité,
neantmoins puis qu'elle est comme un composé de la Tragedie & de la
Comedie, & qu'à cause <p.9>de sa fin, Elle semble mesme pancher
plus vers la derniere, il faut que le premier Acte, dans cette espece de
Poeme, embroüille une intrigue, qui tienne
tousjours l'esprit en suspends, & qui ne se desmesle qu'à la fin de
tout l'Ouvrage. Ce Noeu Gordien, n'a pas besoin d'avoir un Alexandre dans
le Cid pour le desnoüer: le Pere de Chimene y meurt presque des le
commencement, dans toute la Piece, Elle ny Rodrigue
ne poussent, & ne peuvent pousser, qu'un seul mouvement: on n'y voit aucune
diversité; aucune intrigue, aucun Noeu; Et le moins clairvoyant des
Spectateurs, devine, ou plustost voit, la fin de cette Avanture, aussi-tost
qu'elle est commencée. Et par ainsi je pense
avoir monstré bien clairement, que le Sujet n'en vaut rien du tout,
puis <p.10>que j'ay fait connoistre qu'il manque de ce qui le pouvoit
rendre bon, & qu'il a tout ce qui le pouvoit rendre mauvais. Je n'auray pas
plus de peine, à prouver qu'il choque les principales
Regles Dramatiques, & j'espere le faire avoüer à tous ceux qui
voudront se souvenir apres moy, qu'entre toutes les regles dont je parle,
celle qui sans doute est la plus importante, & comme la fondamentale de
tout l'Ouvrage, est celle de la vray-semblance. Sans
elle, on ne peut estre surpris, par cette agreable tromperie, qui fait que
nous semblons nous interesser, aux bons ou mauvais succez de ces Heros
imaginaires. Le Poete, qui se propose pour sa fin, d'esmouvoir les passions
de l'Auditeur, par celles des Personnages, quelques vives,
fortes, & bien poussees <p.11>qu'elles puissent estre, n'en peut jamais
venir à bout (s'il est judicieux) lors que ce qu'il veut imprimer en
l'ame, n'est pas vray-semblable. Aussi ces Grands Maistres anciens, qui
m'ont apris ce que je monstre icy à ceux qui l'ignorent,
nous ont tousjours enseigné, que le Poëte, & l'Historien, ne
doivent pas suivre la mesme route: & qu'il vaut mieux que le premier,
traicte un Sujet vraysemblable, qui ne soit pas vray, qu'un vray, qui ne
soit pas vray-semblable. Je ne pense pas qu'on puisse choquer
une Maxime, que ces grands hommes ont establie, & qui satisfait si bien le
jugement. C'est pourquoy, j'adjouste apres l'avoir fondee, en l'esprit de
ceux qui la lisent, qu'il est vray que Chimene espousa le Cid, mais qu'il
n'est point vray-semblable, <p.12>qu'une fille d'honneur,
espouse le meurtrier de son Pere. Cet evenement estoit bon pour l'Historien,
mais il ne valoit rien pour le Poete: & je ne croy pas qu'il suffise, de
donner des repugnances à Chimene; de faire combatre le devoir contre
l'amour; de luy mettre en la bouche mille anthitheses
sur ce sujet; ny de faire intervenir l'authorité d'un Roy; car enfin,
tout cela n'empesche pas qu'elle ne se rende parricide, en se resolvant
d'épouser le meurtrier de son Pere. Et bien que cela ne s'acheve pas
sur l'heure, la volonté (qui seule fait le mariage)
y paroist tellement portée, qu'enfin Chimene est une parricide; Ce
Sujet ne peut estre vray-semblable; Et par consequent, il choque une des
principales regles du Poeme. Mais pour apuyer ce <p.13>raisonnement, de
l'authorité des Anciens, je me souviens encor
que le mot de fable, dont Aristote s'est servy, pour nommer le Sujet de la
Tragedie, quoy qu'il ne signifie dans Homere, qu'un simple discours, par
tout ailleurs, est pris pour le recit de quelque chose fausse, & qui
pourtant conserve une espece de verité: telles sont les
fables des Poetes, dont au temps d'Aristote [et mesme devant luy] les
Tragiques se servoient souvent, pour le Sujet de leurs Poemes, n'ayant nul
esgard à ce qu'elles n'estoient pas vrayes, mais les considerant
seulement comme vray-semblables. C'est pourquoy, ce Philosophe
remarque, que les premiers Tragiques, ayant accoustumé de prendre des
Sujets par tout, sur la fin, ils s'estoient retranchez à certains
<p.14>qui estoient, ou pouvoient estre rendus vraysemblables: & qui
presque pour cette raison, ont esté tous traittez, &
mesme par divers Autheurs. Comme Medee, Alchmeon, AEdipe, Oreste, Meleagre,
Thieste, & Thelephe. Si bien qu'on voit, qu'ils pouvoient changer ces
fables comme ils vouloient, & les accommoder à la vray-semblance.
Ainsi Sophocle, AEchile, & Euripide, ont
traicté la fable de Philoctete bien diversement: ainsi celle de
Medee, chez Seneque, Ovide, & Euripide, n'estoit pas la mesme. Mais il
estoit quasi de la Religion, & ne leur estoit pas permis de changer
l'Histoire, quand ils la traittoient, ny d'aller contre la verité.
Tellement, que ne trouvant pas toutes les Histoires vray-semblables [quoyque
vrayes] & ne pouvant <p.15>pas les rendre telles, ny changer leur
nature, ils s'attachoient fort peu à les traicter, à cause de
cette difficulté: & prenoyent pour la pluspart des choses
fabuleuses, afin de les pouvoir disposer vray-semblablement. De là,
ce Philosophe monstre, que le mestier du Poete, est bien plus difficile que
celuy de l'Historien: parce que celuy-cy racompte simplement les choses,
comme en effect elles sont arrivees, au lieu que l'autre,
les represente [non pas comme elles sont] mais bien comme elles ont deub
estre. C'est en quoy l'Autheur du Cid a failly, qui trouvant dans l'Histoire
d'Espagne, que cette fille avoit espousé le meurtrier de son Pere,
devoit considerer, que ce n'estoit pas un sujet d'un
Poeme accomply, parce qu'estant historique, <p.16>et par
conséquent vray, mais non pas vray-semblable, d'autant qu'il choque
la raison & les bonnes moeurs, il ne pouvoit pas le changer, ny le rendre
propre au Poeme dramatique. Mais comme une erreur en appelle une
autre, pour observer celle des vint quatre heures (excellente quand elle est
bien entendue) l'Autheur François, bronche plus lourdement que
l'Espagnol, & fait mal en pensant bien faire. Ce dernier, donne au moins
quelque couleur à sa faute, par ce que son Poeme
estant irregulier, la longueur du temps, qui rend tousjours les douleurs
moins vives, semble en quelque façon, rendre la chose plus
vray-semblable. Mais faire arriver en vint quatre heures, la mort d'un pere,
et les promesses de mariage de sa fille, avec celuy qui <p.17>l'a
tué; & non pas encor sans le conoistre; non pas dans une rencontre
innopinée; mais dans un duel dont il estoit l'appellant; c'est (comme
a dit bien agreablement un de mes Amis) ce qui loing d'estre bon dans les
vint quatre heures, ne seroit pas suportable dans
les vint quatre ans. Et par consequent (je le redis encor une fois) la regle
de la vray-semblance n'est point observée, quoy qu'elle soit
absolument necessaire. Et veritablement, toutes ces belles actions que fit
le Cid en plusieurs annees, sont tellement assemblees par force
en cette Piece, pour la mettre dans les vint quatre heures, que les
Personnages y semblent des Dieux de machine, qui tombent du Ciel en terre:
car enfin, dans le court espace d'un jour naturel, on eslit un
<p.18>Gouverneur au Prince de Castille; il se fait une querelle & un
combat,
entre Dom Diegue & le Comte, autre combat de Rodrigue & du Comte; un autre
de Rodrigue contre les Mores; un autre contre Dom Sanche; & le mariage se
conclut, entre Rodrigue & Chimene: je vous laisse à juger, si ne
voila pas un jour bien employé, & si
l'on n'auroit pas grand tort d'accuser tous ces personnages de parresse? il
est du subjet du Poeme Dramatique, comme de tous les corps phisiques, qui
pour estre parfaicts, demandent une certaine grandeur, qui ne soit ny trop
vaste, ny trop resserree. Ainsi lors que nous observons
un Ouvrage de cette nature, il arrive ordinairement à la memoire, ce
qui arrive aux yeux qui regardent un objet. Celuy qui <p.19>voit un corps
d'une diffuse grandeur, s'attachant a en remarquer les parties, ne peut pas
regarder à la fois, ce grand tout qu'elles
composent: de mesme, si l'action du Poeme est trop grande, celuy qui la
contemple, ne sçauroit la mettre tout ensemble dans sa memoire: comme
au contraire, si un corps est trop petit, les yeux qui n'ont pas loisir de
le considerer, parce que presque en mesme temps,
l'aspect se forme & s'esvanoüit, ny trouvent point de
volupté. Ainsi dans le Poeme, qui est l'objet de la memoire, comme
tous les corps le sont des yeux, cette partie de l'ame, ne se plaist non
plus à remarquer, ce qui n'admet pas son office, que ce
qui l'excede. Et certainement, comme les corps pour estre beaux, ont besoin
de deux choses, à sçavoir de <p.20>l'ordre & de la
grandeur, & que pour cette raison Aristote nie, qu'on puisse appeller les
petits hommes beaux, mais ouy bien agreables; parce que quoy
qu'ils soyent bien proportionnez, ils n'ont pas neantmoins cette taille
avantageuse, necessaire à la beauté: de mesme ce n'est pas
assez, que le Poeme ait toutes ses parties disposees avec soin, s'il n'a
encore une grandeur si juste, que la memoire la puisse comprendre
sans peine. Or quelle doit estre cette grandeur, Aristote dont nous suivons
autant le jugement, que nous nous moquons de ceux qui ne le suivent point,
la determinée dans cette espace de temps, qu'on voit
qu'enferment deux Soleils: en sorte, que l'action qui se represente,
ne doit ny exceder, ny estre moindre, que <p.21>ce temps qu'il nous
prescrit. Voila pourquoy autresfois Aristophane Comique Grec, se moquoit
d'AEchile Poete Tragique, qui dans la Tragedie de Niobe, pour conserver la
gravité de cette Heroine, l'introduisist assise au
Sepulchre de ses enfans, l'espace de trois jours, sans dire une seule
parole. Et voilà pourquoy le docte Heinsius, a trouvé que
Buchanan avoit fait une faute, dans sa Tragedie de Jephté, ou dans
le periode des vingt-quatre heures, il renferme une action,
qui dans l'histoire, demandoit deux mois, ce temps ayant esté
donné à la fille pour pleurer sa virginité (dit
l'Escriture) Mais l'Autheur du Cid, porte bien son erreur plus avant; puis
qu'il enferme plusieurs annees, dans ses vint-quatre heures: & que
le mariage de Chimene, & la <p.22>prise de ces Roys Mores, qui dans
l'Histoire d'Espagne, ne se fait que deux ou trois ans apres la mort de son
pere, se fait icy le mesme jour. Car quoy que ce mariage ne se consomme pas
si-tost, Chimene & Rodrigue consentent, & dés
là ils sont mariez, puis que selon les Jurisconsultes, il n'est
requis que le consentement pour les nopces: & qu'outre cela, Chimene est
à luy, par la victoire qu'il obtient sur Don Sanche, & par l'arrest
qu'en donne le Roy. Mais ce n'est pas la seule loy qu'on voit
enfrainte, en cet endroit de ce Poeme: il en rompt une autre bien plus
importante, puis qu'elle choque les bonnes moeurs, comme les regles de la
Poesie Dramatique. Et pour connoistre cette verité, il faut
sçavoir, que le Poeme de Theatre fut inventé, <p.23>pour
instruire en divertissant; & que c'est sous cet agreable habit, que se
desguise la Philosophie, de peur de paroistre trop austere aux yeux du
monde: & par luy (s'il faut ainsi dire) qu'elle semble dorer les pillules,
afin qu'on les prene sans repugnance, & qu'on se trouve guary, presque
sans avoir connu le remede. Aussi ne manque t'elle jamais, de nous monstrer
sur la Scene, la vertu recompensée, & le vice tousjours puni. Que
si quelquefois l'on y voit les meschans prosperer, & les gens de bien
persecutez, la face des choses, ne manquant point de changer,
à la fin de la Representation, ne manque point aussi de faire voir,
le triomphe des innocens, & le suplice des coupables: & c'est ainsi
qu'insensiblement, on nous imprime en l'ame <p.24>l'horreur du vice, &
l'amour de la vertu. Mais tant s'en faut que la Piece du Cid,
soit faite sur ce modelle, qu'elle est de tres-mauvais exemple: l'on y voit
une fille desnaturee, ne parler que de ses follies, lors qu'elle ne doit
parler que de son malheur; pleindre la perte de son Amant, lors qu'elle ne
doit songer qu'a celle de son pere; aimer encor ce qu'elle
doit abhorrer; souffrir en mesme temps, & en mesme maison, ce meurtrier &
ce pauvre corps; & pour achever son impieté, joindre sa main,
à celle qui degoute encor du sang de son pere. Apres ce crime qui
fait horreur, le spectateur n'a t'il pas raison, de penser
qu'il va partir un coup de foudre, du ciel representé sur la Scene,
pour chatier cette Danaide? Ou s'il sçait cette autre regle,
<p.25>qui deffend d'ensanglanter le Theatre, n'a t'il pas subjet de
croire, qu'aussi tost qu'elle en sera partie, un Messager viendra pour
le moins, luy aprendre ce chastiment? mais cependant, ni l'un ni l'autre
n'arrive; au contraire, un Roy caresse cette impudique; son vice y paroist
rescompencé; la vertu semble bannie de la conclusion de ce Poeme; il
est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y
pousser; & par ces fautes remarquables & dangereuses, directement
opposé, aux principales Regles Dramatiques. C'estoit pour de
semblables ouvrages, que Platon n'admettoit point dans sa Republique, toute
la Poesie: mais principalement, il en bannissoit cette partie, laquelle
imite en agissant, & par Representation: d'autant <p.26>qu'elle offroit
à l'esprit, toutes sortes de moeurs; les vices & les vertus, les
crimes & les actions genereuses; & qu'elle introduisoit aussi bien Atree
comme Nestor. Or ne donnant pas plus de plaisir, en l'expression
des bonnes actions, que des mauvaises, puis que dans la poesie, comme dans
la peinture, on ne regarde que la ressemblance; & que l'image de Thersite
bien faite, plaist autant que celle de Narcisse: il arrivoit de là,
que les esprits des Spectateurs, estoient desbauchez par
cette volupté; qu'ils trouvoient autant de plaisir, a imiter les
mauvaises actions, qu'ils voyoient representées avecques grace, &
ou nostre nature incline, que les bonnes, qui nous semblent difficiles; &
que le Theatre, estoit aussi bien l'eschole des vices que des vertus.
<p.27>Cela (dis-je), l'avoit obligé, d'exiler les Poetes de sa
Republique: & quoy qu'il couronnast Homere de fleurs, il n'avait pas
laissé de le bannir. Mais pour moderer sa rigueur, Aristote qui
connoissoit l'utilité de la Poesie, & principalement de la
Dramatique,
d'autant qu'elle nous imprime beaucoup mieux les bons sentimens, que les
deux autres especes, & que ce que nous voyons, touche bien d'avantage
l'ame, que ce que nous oyons simplement (comme depuis l'a dit Horace)
Aristote (di-je) veut en sa Poetique, que les moeurs
representées dans l'action de Theatre, soyent la pluspart bonnes: &
que s'il y faut introduire des personnes pleines de vices, le nombre en soit
moindre que des vertueuses. Cela fait que les Critiques des derniers
<p.28>temps, ont blasmé quelques anciennes Tragedies,
ou les bonnes moeurs estoient moindres que les mauvaises: Ainsi qu'on peut
voir par exemple, dans l'Oreste d'Euripide, ou tous les personnages
excepté Pilades, ont de meschantes inclinations. Si l'Autheur que
nous examinons, n'eust pas ignoré ces preceptes,
comme les autres dont nous l'avons desja repris, il se fust bien
empesché, de faire triompher le vice sur son Theatre, & ses
Personnages auroient eu de meilleures intentions, que celles qui les font
agir. Fernand y auroit esté plus grand politique, Urraque
d'inclination
moins basse, Don Gomes moins ambitieux & moins insolent, Don Sanche plus
genereux, Elvire de meilleur exemple pour les Suivantes, & cet Autheur
<p.29>n'auroit pas enseigné la vengeance, par la bouche mesme de
la fille, de celuy dont on se vange: Chimene n'auroit
pas dit,
Je croirois assurement qu'en faisant ce roolle,
l'Autheur auroit cru faire parler Matamore & non pas le Comte; Si je ne
voyois que presque tous ses personnages ont le mesme stile: & qu'il n'est
pas jusqu'aux femmes, qui ne s'y picquent de bravure.
Il s'est à mon advis fondé sur l'opinion commune, qui donne
<p.38>de la vanité aux espagnols, mais il l'a fait avec assez peu
de raison ce me semble: puis que par tout il se trouve d'honnestes gens. Et
ce seroit une chose bien plaisante, si par ce que les
Allemands & les Gascons, ont la reputation d'aimer à boire &
à desrober, il alloit un jour avec une esgale injustice, nous faire
voir sur la Scene, un Seigneur de l'une de ces Nations qui fut yvre, &
l'autre coupeur de bource. Les Espagnols sont nos ennemis (il
est vray) mais on n'est pas moins bon François, pour ne les croire
pas tous hipochondriaques. Et nous avons parmi nous un Exemple si illustre,
et qui nous fait si bien voir, que la profonde Sagesse, & la haute vertu
peuvent naistre en Espagne, qu'on n'en sçauroit
douter sans crime. Je parlerois plus clairement <p.39>de cette divine
Personne, si je ne craignois de prophaner son nom sacré, & si je
n'avois peur de commettre un sacrilege, en pensant faire un acte
d'adoration. Mais estant encor si esloigné des dernieres fautes
de jugement, que je connois & que je dois montrer en cet Ouvrage, je
m'arreste trop à ces premieres, que vous verrez suivies de beaucoup
d'autres plus grandes. La seconde Scene du Cid, n'est pas plus judicieuse
que celle qui la precede, car cette Suivante ni fait que
redire, ce que l'Auditeur vient à l'heure mesme d'aprendre. C'est
manquer d'adresse, & faire une faute, que les preceptes de l'Art, nous
enseignent d'éviter tousjours: parce que ce n'est qu'ennuyer le
spectateur; & qu'il est inutile de raconter ce qu'il a veu. Si bien
que le Poete <p.40>doit prendre des temps derriere les rideaux, pour en
instruire les personnages, sans persecuter ainsi ceux qui les escoutent. La
troisiesme Scene est encor plus deffectueuse, en ce qu'elle attire en son
erreur, toutes celles ou parlent l'Infante ou Don Sanche: je
veux dire, qu'outre la bien-seance mal observee, en une amour si peu digne
d'une fille de Roy, & l'une & l'autre tiennent si peu dans le corps de la
piece, & sont si peu necessaires à la representation, qu'on voit
clairement, que D. Urraque ny est que pour faire jouer
la Beau chateau, & le pauvre Don Sanche, pour s'y faire batre par Don
Rodrigue. Et cependant, il nous est enjoint par les Maistres, de ne mettre
rien de superflu dans la Scene. Ce n'est pas que j'ignore, que les Episodes
font <p.41>une partie de la beauté d'un Poeme,
mais il faut pour estre bons, qu'ils soient plus attachez au Subject. Celuy
qu'on prend pour un Poeme Dramatique, est de deux façons, car il est
ou simple, ou mixte: nous apellons simple, celuy qui estant un, &
continué, s'acheve sans un manifeste changement,
au contraire de ce qu'on attendoit, & sans aucune recognoissance. Nous en
avons un exemple dans l'Ajax de Sophocles, ou le Spectateur voit arriver
tout ce qu'il s'estoit proposé. Ajax plein de courage, ne pouvant
endurer d'estre mesprisé, se met en furie, & apres
qu'il revient à soy, rougissant des actions que la rage luy avoit
fait faire, & vaincu de honte, il se tuë. En cela, il n'y a rien
d'admirable ni de nouveau. Le subject meslé, ou non simple,
<p.42>s'achemine à la fin, avec quelque changement opposé,
à ce qu'on attendoit, ou quelque reconnoissance, ou tous les deux
ensemble. Cettuy-cy estant assez intrigué de soy, ne recherche
presque aucun embellissement: au lieu que l'autre estant trop nu, a besoin
d'ornemens estrangers. Ces amplifications qui ne sont pas
tout à fait necessaires, mais qui ne sont pas aussi hors de la chose,
s'apellent Episodes chez Aristote: & l'on donne ce nom à tout ce que
l'on peut inserer dans l'Argument, sans qu'il soit de l'Argument mesme. Ces
Episodes qui sont aujourd'huy fort en usage,
sont trouvez bons, lors qu'ils aident à faire quelque effect dans le
Poeme: comme anciennement le discours d'Agamemnon, de Teucer, de Menelaus,
et d'Ulisse, dans l'Ajax <p.43>de Sophocle, servoit pour empescher, qu'on
ne privast cet Heros de sepulture. Ou bien
lors qu'ils sont necessaires, ou vray-semblablement attachez au Poeme,
qu'Aristote apelle Episodique, quand il peche contre cette derniere regle.
Nostre Autheur (sans doute) ne sçavoit pas cette doctrine, puis qu'il
se fust bien empesché, de mettre tant d'Episodes
dans son Poeme, qui estant mixte, n'en avoit pas besoin: ou si sa
sterilité, ne luy permettoit pas de le traitter sans cette aide, il
y en devoit mettre qui ne fussent pas irreguliers. Il auroit sans doute
banny D. Urraque, Don Sanche, & Don Arias, & n'auroit pas eu tant de
feu à leur faire dire des pointes, ny tant d'ardeur à la
declamation, qu'il ne se fust souvenu, que pas un de ces
<p.44>personnages ne servoit aux incidens de son Poeme, & n'y avoit
aucun attachement necessaire. Je voy bien (pour parler aussi des modernes)
que
dans la belle Mariane, ce discours des songes, que Monsieur Tristan a mis
en la bouche de Pherore, n'estoit pas absolument necessaire: mais estant si
bien lié, avec la vision que vient d'avoir Herodes, il y adjouste une
beauté merveilleuse. Vision (dis-je) qui fait
elle mesme, une partie du Sujet; & dont les presages qu'on en tire, sont
fondez sur une, que ce Prince avoit euë autre-fois au bord du Jourdain.
il n'en est pas ainsi de nos bouches inutiles, ce qu'elles disent n'est pas
seulement superflu, mais les personnages le sont eux-mesmes.
Depuis cette derniere cascade, le jugement de l'Autheur ne bronche
<p.45>point, jusqu'à l'ouverture du second Acte: mais en cet
endroit (s'il m'est permis d'user de ce mot) il fait encor une disparate.
Il vient un certain Don Arias de la part du Roy, qui a vray dire, ny
vient que pour faire des pointes sur les lauriers, & sur la foudre, & pour
donner sujet au Comte de Gormas, de pousser une partie des rotomontades, que
je vous ay desja monstrees. On ne sçait ce qui l'ameine, il
n'explique point qu'elle est sa commission, & pour conclusion
de ce beau discours, il s'en retourne comme il est venu. l'Autheur me
permettra de luy dire, qu'on voit bien qu'il n'est pas homme
d'esclaircissement, ni de procedé. Quand deux Grands ont querelle,
et que l'un est offencé à l'honneur, ce sont des Oyseaux
qu'on ne laisse point aller sur leur <p.46>foy: le Prince leur donne des
Gardes à tous deux, qui luy respondent de leurs personnes, & qui ne
souffriroient pas que le fils de l'un, vint faire un appel à l'autre:
aussi voyons nous bien la dangereuse consequence, dont
cette erreur est suivie & par les maximes de la conscience, le Roy ou
l'Autheur, sont coupables de la mort du Comte, s'ils ne s'excusent, en
disant qu'ils n'y pensoient pas, puis que le commandement que fait apres le
Roy de l'arrester, n'est plus de saison. Dans la troisiesme
Scene de ce mesme Acte, les delicats trouveront encor, que le jugement
peche, lors que Chimene dit que Rodrigue n'est pas Gentilhomme, s'il ne se
vange de son pere; ce discours est plus extravagant que genereux, dans la
bouche d'une fille, & jamais aucune ne le <p.47>diroit,
quand mesme elle en auroit la pensee. Les plus critiques trouveroient
peut-estre aussi, que la bien-seance voudroit, que Chimene pleurast enfermee
chez elle, & non pas aux pieds du Roy, si tost apres cette mort: mais
donnons ce transport à la grandeur de ses ressentimens,
et à l'ardent desir de se venger, que nous scavons pourtant bien
qu'elle n'a point, quoy qu'elle le deust avoir. Insensiblement nous voicy
arrivez au troisiesme Acte, qui est celuy qui a fait battre des mains
à tant de monde; crier miracle, à tous ceux qui
ne scavent pas discerner, le bon or d'avec l'alchimie, & qui seul a fait
la fausse reputation du Cid. Rodrigue y paroit d'abord chez Chimene, avec
une espee qui fume encor du sang tout chaut, qu'il vient de faire
<p.48>respandre à son pere: & par cette extravagance si
peu attenduë, il donne de l'horreur à tous les judicieux qui le
voyent, & qui scavent que ce corps, est encor dans la maison. Cette
espouvantable procedure, choque directement le sens commun: & quand
Rodrigue prit la resolution de tuer le Comte, il devoit prendre
celle de ne revoir jamais sa fille. Car de nous dire qu'il vient pour se
faire tuer par Chimene, c'est nous aprendre qu'il ne vient que pour faire
des pointes: les filles bien nees n'usurpent jamais l'office des bourreaux;
c'est une chose qui n'a point d'exemple; & qui seroit suportable
dans une Elegie à Philis, ou le Poete peut dire, qu'il veut mourir
d'une belle main, mais non pas dans le grave Poeme Dramatique, qui
represente <p.49>serieusement, les choses comme elles doivent estre. Je
remarque dans la troisiesme Scene, que nostre nouvel Homere
s'endort encore; & qu'il est hors d'aparence, qu'une fille de la condition
de Chimene, n'ait pas une de ses amies chez elle, apres un si grand malheur,
que celuy qui vient de luy arriver: & qui les obligeoit toutes de s'y
rendre, pour adoucir sa douleur par quelques consolations.
Il eust esvité cette faute de jugement, s'il n'eust pas manqué
de memoire, pour ces deux vers qu'Elvire dit peu auparavant,
Mais voyons un peu, si ce Soleil qui croit estre aux Cieux est <p.65>sans
taches, ou si malgré son esclat pretendu, nous aurons la veuë
assez forte, pour le regarder fixement & pour les appercevoir. Je commence
par le premier vers de la Piece,
Ils y prennent naissance au milieu des lauriers, {NDLR: pp. 81-93 = vers en espagnol + trad. en français.} <p.94>Apres ce que vous venez de voir, jugez (Lecteur) si un Ouvrage dont le sujet ne vaut rien, qui choque les principales regles du Poeme Dramatique, qui manque de jugement en sa conduite, qui a beaucoup de meschants vers, & dont presques toutes les beautez sont desrobees, peut legitimement pretendre, à la gloire de n'avoir point esté surpassé, que luy attribue son Autheur, avec si peu de raison? Peut estre sera-t'il assez vain, pour penser que l'envie m'aura fait escrire, mais je vous conjure de croire, qu'un vice si bas n'est point en mon ame: & qu'estant ce que je suis, si j'avois de l'ambition, elle auroit un plus haut objet, que la renommee de cét Autheur. Au reste, on m'a dit qu'il pretend en ses responces, examiner les oeuvres des autres, au lieu de tascher <p.95>de justifier les siennes: mais outre que cette procedure n'est pas bonne, nos erreurs ne le pouvant pas rendre innocent, je veux le relever de cette peine pour ce qui me regarde, en advouant ingenument, que je croy qu'il y a beaucoup de fautes dans mes Ouvrages, que je ne voy point, & confessant mesme à ma honte, qu'il y en a beaucoup que je voy, & que ma negligence y laisse. Aussi ne pretend-je pas faire croire que je suis parfait, & je ne me propose autre fin, que de monstrer qu'il ne l'est pas tant qu'il le croit estre. Et certainement, comme je n'aime point cette guerre de plume, j'aurois caché ses fautes, comme je cache son nom & le mien, si pour la reputation de tous ceux qui font des vers, je n'avois cru que j'estois <p.96>obligé, de faire voir à l'Autheur du CID, qu'il se doit contenter de l'honneur, d'estre Citoyen d'une si belle Republique, sans s'imaginer mal à propos, qu'il en peut devenir le Tiran.
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