Villemain, Cours de littérature | Leçon 1, pp. 21-31 |
Quelque temps encore: que la carrière
s'agrandisse; que les passions politiques succèdent aux scandales
privés; que l'approche des États-Généraux
appelle en Provence Mirabeau, qui semblait dégradé par ses
fautes et par le malheur; là, vous apercevez tout à coup la
puissante nouveauté qui va changer la France; vous entendez une voix
telle que vous n'en avez pas encore entendu, s'écrier dans cette
assemblée, d'où la noblesse repousse le noble qu'elle appelle
transfuge: « Ainsi périt le dernier des Gracches; mais avant
d'expirer il lança de la poussière vers le ciel, en attestant
les Dieux vengeurs; et de cette poussière naquit Marius, Marius, moins
grand pour avoir exterminé les Cimbres et les Teutons que pour avoir
abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse. » Quelques jours encore;
l'homme qui avait prononcé ces mots terribles arrête une
émeute, contient le peuple de Marseille, tout en l'excitant par son
éloquence familière; il le veut paisible, mais paisible par lui,
et par sa parole; vous reconnaissez l'orateur; vous voyez renaître le
génie des Gracches.
Bientôt cette France, qui était devenue
un immense auditoire entraîné par une foule d'écrivains,
va se concentrer dans une seule assemblée, où ne dominera plus
que la parole. C'est là que paraît l'orateur moderne, l'orateur
des intérêts politiques, les plus grands après ceux de la
religion, et les plus faits pour inspirer une vive et soudaine
éloquence. Ne me demandez pas ce que fut Mirabeau selon les maximes de
la morale, mais ce qu'il fit, et quelle puissance il exerça sur les
autres hommes.
Personne de vous, peut-être, ne l'a connu; mais
si nous consultons les mémoires du temps, si dans ses paroles à
demi-figées sur le papier nous cherchons à reconnaître
l'inspiration primitive, nous voyons un homme audacieux par le
caractère autant que par le génie, attaquant avec
véhémence lorsqu'il aurait eu peine à se défendre,
faisant passer le mépris qu'on lui avait d'abord montré pour le
premier des préjugés qu'il veut détruire, y
réussissant à force de hardiesse et de talent, et ressaisissant
par l'éloquence l'ascendant sur les passions populaires, qu'il cesse de
flatter. Ces dons naturels, cette voix tonnante, cette action, tout cela
était enseveli dans les livres des rhéteurs; mais tout cela est
ressuscité par Mirabeau. Cet homme était né orateur; sa
tête énorme, grossie par son énorme chevelure; sa voix
âpre et dure, long-temps traînante, avant d'éclater; son
débit, d'abord lourd, embarrassé, tout, jusqu'à ses
défauts, impose et subjugue.
Il commence par de lentes et graves paroles qui
excitent une attente mêlée d'anxiété.
Lui-même il attend sa colère; mais qu'un mot échappe du
sein de la tumultueuse assemblée, ou qu'il s'impatiente de sa propre
lenteur, tout hors de lui, l'orateur s'élève. Ses paroles
jaillissent énergiques et nouvelles; son improvisation devient pure et
correcte, en restant véhémente, hardie, singulière; il
méprise, il menace, il insulte. Une sorte d'impunité est acquise
à ses paroles, comme à ses actions. Il refuse des duels avec
insolence, et fait taire les factions du haut de la tribune.
Cette puissance oratoire le suit partout avec une
majesté théâtrale. Après la séance fameuse
où tous les nobles de l'assemblée avaient abandonné leurs
titres, le comte Mirabeau n'avait plus été désigné
dans les feuilles publiques, que sous son ancien et obscur nom de famille,
Riquetti. La plaisanterie parut mauvaise à l'orgueilleux tribun;
et, s'approchant des logographes en descendant de la tribune: « Avec
votre Riquetti, dit-il, vous avez désorienté l'Europe
pendant trois jours. »
Les discours médités de Mirabeau
surpassaient encore, pour la vigueur et la logique, sa parole
improvisée. A la vérité, il a des hommes de talent
à son service; il a des ouvriers qui travaillent à son
éloquence; il est parfois plagiaire à la tribune, comme il
l'était dans les gros volumes qu'il compilait pour
vivre, pendant les mauvais jours de sa jeunesse; mais il est plagiaire
inspiré, et par un mouvement, par un mot, il rend éloquent comme
lui ce qu'il emprunte aux autres.
Cet examen du génie de Mirabeau sera presque
exclusivement une étude historique. Il y aurait de la petitesse
à mesurer, d'après les règles du goût, cette parole
qui fut une action si dominante. Mais puisqu'elle fut si puissante, elle
était sans doute animée d'une grande verve de
passion et de génie. Après Mirabeau, nous ne chercherons pas
plus avant, dans nos troubles civils. Que demander à des temps
où la parole, après avoir été la plus puissante
des actions, était devenue le plus irrésistible des
désordres, et n'était plus maîtresse
d'elle-même?
C'est une belle chose, que la gloire; et
l'antiquité nous a transmis assez d'admiration pour ces hommes qui,
après avoir défendu avec courage leur pays, ou même leur
parti, avaient la tête tranchée, et ne paraissaient plus que
comme des victimes à cette tribune, qu'ils avaient illustrée de
leur génie.. . Mais, dans nos troubles civils, les sacrifices sont
trop fréquens, les victimes trop nombreuses; il y a trop de sang, pour
qu'on s'arrête à étudier le talent sur des
échafauds et des ruines.
Un autre sujet que je vous avais annoncé,
l'année dernière, occupera notre attention. Il aura pour vous
quelque nouveauté. Cette éloquence politique qui troublait la
France, nous la verrons en Angleterre plus calme, et autrement puissante. Nous
entendrons dans le parlement britannique, le contre-coup des orages de notre
tribune. Sans adopter le point de vue des insulaires, nous trouverons dans cet
éloignement quelque chose de plus désintéressé et
de plus calme, qui favorise la réflexion. Nous concevrons mieux quand
nous verrons les craintes de Pitt, quand nous l'entendrons dans le parlement
se débattre contre son puissant adversaire, et trembler à la
fois au nom de Fox et de la France; nous concevrons mieux quel était ce
prodigieux mouvement des esprits qui, né à Paris, se
perpétuait dans toute l'Europe avec tant de violence et de
rapidité.
Je ne sais si les Anglais eux-mêmes sont assez
sensibles à leur gloire de tribune.
M. Hume ne croit pas à cette gloire.
« De toutes les nations polies et savantes,
dit-il, la Grande-Bretagne, seule, possède un gouvernement populaire,
et admet au partage de la législation des assemblées assez
nombreuses, pour que l'on y suppose le pouvoir de l'éloquence. Mais
quels orateurs pouvons-nous citer? où peut-on rencontrer les monumens
de leur génie? On trouve, il est vrai, dans nos histoires, les noms de
quelques personnes qui dirigeaient les résolutions de notre parlement;
mais, ni eux-mêmes, ni les autres, n'ont pris la peine de conserver
leurs discours; et l'autorité qu'ils exerçaient, semble avoir
tenu plutôt à leur expérience, à leur sagesse,
à leur crédit, qu'au talent de l'éloquence. »
En effet, dans la révolution anglaise, il n'y
eut qu'un homme éloquent; et c'est celui qui aurait pu se passer de
l'être, grâce à son épée, Cromwell. Hormis
Cromwell, éloquent parce qu'il avait de grandes idées et de
grandes passions, la révolution anglaise n'inspirait que des
rhéteurs théologiques, en qui la vérité du
fanatisme même était faussée par un verbiage convenu.
Plus tard, et du temps de M. Hume, le parlement
britannique eut des orateurs. Lord Chesterfield nous représente ainsi
le premier Pitt, qui fut depuis lord Chatam: « Il égala d'abord
les plus anciens et les plus habiles. Son éloquence était
variée; et il excellait par la discussion comme par le mouvement; ses
invectives surtout étaient terribles, et prononcées avec une
telle énergie de diction, avec une dignité si
sévère d'action et de parole, qu'il intimidait ceux qui
voulaient et pouvaient le mieux le combattre. Les armes leur tombaient des
mains; et ils frissonnaient sous l'ascendant de son génie. »
Pour qu'un juge délicat et moqueur, tel que
Chesterfield , prodigue tant de louanges, il fallait l'autorité d'un
bien rare talent. Nous tâcherons d'en recueillir les débris
épars.
Plus tard, vous verrez M. Pitt, ministre à
vingt-deux ans, accomplir déjà cette oeuvre difficile du
gouvernement par la parole; lutter long-temps contre la haine d'une portion de
l'aristocratie, et contre toute la puissance des passions populaires.
Ne sera-t-il pas intéressant de rechercher, de
reproduire devant vous quelques-uns des combats oratoires qui
signalèrent cette vie agitée et glorieuse?
Lorsque Sheridan balance la puissance du gouvernement
britannique par un discours, vous croyez revoir le génie des
républiques anciennes; mais une raison plus haute et forte, une
politique plus savante domine tous ces mouvemens de la parole moderne.
M. Hume dit quelque part: « Les grands
intérêts nous manquent; nous n'avons pas de Verres. » Mais
l'Inde, avec ses cent millions d'habitans subjugués, si doux, si faciles à se laisser piller, n'offrait-elle pas un
champ assez vaste à l'ambition anglaise? Et lorsqu'un colonel Clive
dépouillait et opprimait les petits rois de l'Inde, lorsqu'un lord
Hastings dominait avec tant de rapacité, les matériaux
d'indignation manquaient-ils donc à l'éloquence? Nous la
retrouverons, je l'espère. Pour l'honneur de l'éloquence, il
faut qu'elle ait été mise en mouvement cette fois. Grandeur des
sujets, immensité des intérêts politiques débattus,
sentimens d'humanité et de générosité faciles
à invoquer, lutte violente d'ambition, tout s'offrait dans cette cause,
et Burke y portait la parole; cependant nous le verrons, la sublime
idée de l'éloquence antique n'y fut point égalée.
Cicéron disait à quelques hommes de son temps: « Non
vobis deest ingenium, sed oratorium deest ingenium. » « Ce n'est
pas le génie qui vous manque, mais le génie oratoire. »
M. Hume qui écrivait avant l'époque la
plus glorieuse et la plus féconde du parlement britannique, semble
appliquer à ses concitoyens cette sentence de Cicéron. « Il
y a, disait-il, je l'avoue, dans le tempérament et le génie
anglais, quelque chose de peu favorable au progrès de
l'éloquence et qui rend tous les efforts de ce genre plus dangereux et
plus difficiles, parmi nous, que chez toute autre nation. Les Anglais sont
remarquables par le bon sens, ce qui les met en défiance contre les
tromperies de la rhétorique et de l'élégance. Ils sont
aussi particulièrement modestes; et ils trouveraient de l'arrogance
à présenter aux assemblées publiques, autre chose que la
raison, et à vouloir les conduire par la passion ou la fantaisie.
Peut-être me permettra-t-on d'ajouter que nos concitoyens ne sont pas
généralement fort remarquables par la délicatesse du
goût et la sensibilité pour les arts. Leurs facultés
musicales, pour me servir de l'expression d'un noble auteur, sont
médiocres et froides. De-là, leurs poètes tragiques, pour
agir sur eux, ont recours au sang et au meurtre; et leurs orateurs,
privés de tout moyen semblable, ont renoncé à
l'espérance de les émouvoir, et se sont confinés dans le
raisonnement et la discussion. »
En vérité si ce reproche est
fondé, la modestie des Anglais ne serait pas une excuse suffisante.
Peut-être trouverait-on un autre motif dans quelques circonstances des
moeurs et des usages de cette grande nation; peut-être les formes
même de la discussion établie, cette autorité des
précédens, cette jurisprudence parlementaire, qui restreint les
débats, ont-elles souvent gêné l'éloquence, sans
pourtant arrêter celle de Fox. Certes, lorsque le génie d'un
Chatam, d'un Pitt, d'un Fox, d'un Sheridan {Shéridan} est
emporté par quelque grand intérêt de politique ou
d'honneur national, lorsqu'ils regardent le continent, lorsqu'ils sortent de
leur île, en la prenant pour point d'appui, lorsqu'enfin il s'agit pour
eux de la liberté de l'Amérique, ou de l'envahissement de
l'Europe; toutes ces petites entraves disparaissent; et leur âme monte aussi haut que peut aller la puissance de la
parole; mais ces grands effets sont rares.
Peut-être, Messieurs, parmi les peuples
appelés à la sage liberté des temps modernes, en est-il
chez qui le mélange de l'imagination et du raisonnement, de la force et
de la vérité doit se produire avec plus d'éclat que chez
les Anglais. La nation qui, long-temps privée de droits politiques,
s'est illustrée par de si éloquens écrivains, ne doit pas
manquer d'orateurs. On peut le croire, en songeant au passé et à
l'avenir de la France; et déjà les exemples ne nous manqueraient
pas, si nous pouvions les nommer.