Villemain, Cours de littérature | Leçon 2, pp. 53-64 |
Quant à notre grand siècle de Louis XIV,
à ce siècle sur lequel la littérature française
raisonne depuis cent cinquante ans, comme le siècle d'Auguste, il
naquit à moitié sous l'influence de la critique, à
moitié sous celle de l'inspiration. Je n'examine pas en soi ce fait; je
n'en tire pas surtout, comme on l'a voulu quelquefois, une objection absolue.
Je ne dis pas que la littérature du XVIIe siècle ne fut pas une
littérature nationale, parce que des Grecs et des Romains avaient
existé auparavant, et que les esprits du siècle de Louis XIV
n'avaient pu ignorer leurs chefs-d'oeuvre, ni méconnaître leur
génie; mais je conçois que dans cette littérature
née sous deux influences comme la littérature latine,
éveillée tout à la fois par elle-même et par des
souvenirs étrangers, il y ait quelque chose d'artificiel.
Je le sens toutefois dans les critiques, bien plus que
dans les hommes de génie. Lorsque le père Lebossu, par exemple,
dont Boileau parle avec admiration, comme d'un des plus excellens
écrivains du siècle, lorsque le père Lebossu,
frappé de la lecture de l'Iliade, de l'Odyssée, de
l'Énéide, y remarquant des récits placés d'une
certaine façon, un certain merveilleux, des songes, des tempêtes,
détermine une espèce de recette pour la composition
générale des poëmes épiques (on rit), constate
l'existence d'un certain nombre d'élémens poétiques et
créateurs qui doivent entrer dans les épopées futures, je
vois là, sans doute, une critique faible et
stérile; mais, lorsque un {=sic} rare et nerveux esprit comme celui de
Boileau, sous la loi de correction que lui donne l'antiquité,
caractérise avec tant de force et de finesse, le faux goût de son
temps, la fausse imitation espagnole alors à la mode, le ridicule des
grands romans, la fadeur du bel esprit, voilà une critique
féconde et créatrice, une critique, qui, comme Descartes, et
comme l'école de Port-Royal, servit à donner aux grands talens
du siècle de Louis XIV, ce tour mâle et simple, que l'on pouvait
ne pas attendre sous le pouvoir absolu, et sous une domination si haute et si
fastueuse.
On peut le dire, sans manquer de justice envers un roi
qui a tant fait pour la splendeur et le progrès de la France:
Port-Royal avec ses études austères, et ses résistances
philosophiques, Boileau avec son goût ferme et moqueur, Descartes plus
que tout le monde avec son génie, si dégagé de tout ce
qui l'entourait, voilà les hommes qui, plus que Louis XIV, ont
créé le siècle littéraire de Louis XIV, et l'ont
jeté dans les routes de l'imitation antique, sans lui ôter la
vigueur originale.
Dans cette grande époque, la critique eut
l'avantage incontestable d'être exercée par des hommes de
génie.
Dans l'éloquence alors, c'était Pascal
qui était le premier critique. C'étaient ses réflexions
si vives et si neuves sur l'art de persuader, sa comparaison si
ingénieuse sur l'esprit de géométrie et l'esprit de
finesse, qui fixaient les vrais principes du goût dans l'art
d'écrire, et d'avance faisaient justice de quelques paradoxes de
d'Alembert et de Condillac. Géomètre comme d'Alembert, mais
éloquent comme Demosthènes, et trouvant sa place dans tous les
partages de l'esprit humain, Pascal se moque par prévoyance de cette
froide régularité, de cette desséchante méthode
que Condillac enseigna dans son Art d'écrire, et qui
défend à tout le monde d'être orateur ou poète, au
nom de la justesse.
Pour compléter cette perfection de la critique,
dans le XVIIe siècle, à côté de Pascal, de ce
génie si pénétrant et si vif, si grave et si moqueur,
paraît Fénélon, avec la vive sensibilité de son âme, avec ce pur enthousiasme de l'antiquité, avec
cette disposition tendre et rêveuse qui peut produire une
hérésie en théologie, mais qui est merveilleusement
salutaire pour l'imagination poétique.
Je ne vous parle pas de Bossuet; sa gravité
apostolique lui interdisait presque de raisonner sur les lettres. Il dit
quelque part qu'il trouve un grand creux dans la poésie; il
s'indigne avec véhémence contre Molière; il ne pardonne
pas même au sévère Boileau: il lui reproche d'avoir, par
ses exagérations sur la faiblesse de l'esprit humain, choqué de
hautes vérités. Je crois qu'il n'est pas non plus content de La
Fontaine. Quant à Racine, il le trouve profane et dangereux, et ne le
loue que de son repentir; et cependant, Messieurs, Bossuet, qui s'offenserait
de cet éloge, est aussi un grand, un admirable maître de
goût. C'est bien lui qui, le plus original des hommes par l'expression,
sent avec un égal enthousiasme la Grèce et la Judée, est
à la fois attique et oriental. Quel charme éloquent dans ses
discours familiers, nous dit un témoin, lorsque se promenant dans les
allées de Germini, après avoir occupé ses graves
interlocuteurs de la fatale hérésie de M. de Cambray, ou de la
grande conversion de M. de Turenne, il les entretenait avec un inexprimable
enthousiasme de la douceur de Virgile et de la
sublimité d'Homère! Beaucoup de traits épars dans ses
écrits, même les plus sévères, dans son histoire
universelle, dans sa lettre au souverain pontife, dans sa lettre contre les
spectacles, décèlent combien ce grand homme avait sur les
lettres un goût vif et vrai, antique, naturel.
Il faut l'avouer, Messieurs, en sortant de cette
grande école, on descend; là revient ce problème que nous
avons indiqué au commencement de la séance. Depuis le
siècle de Louis XIV, l'esprit humain s'est élevé sur
beaucoup de points. Je ne parle pas seulement des sciences naturelles; je ne
parle pas seulement de ce progrès inévitable qui fait que les
découvertes s'enchaînent aux découvertes, qu'il n'y a pas
de décadence dans la géométrie, et que dans l'intervalle
entre Newton et Lagrange, on avance toujours, quoique d'un pas moins
rapide.
Mais indépendamment de cette marche des
sciences, personne ne contestera que sur d'autres points de l'ordre moral, les
esprits n'aient gagné depuis cette grande
époque. Certes, depuis le temps, où madame de
Sévigné, si bonne quand elle s'intéressait, si
spirituelle, si éloquente, raconte avec une insouciante raillerie les
troubles, les malheurs de la Bretagne, et dit: « Nos paysans ne se
lassent pas de se faire pendre, » jusqu'à l'époque
où un sentiment plus vrai de l'humanité, où non pas une
pitié, mais un intérêt grave et sérieux pour le
peuple, est entré dans toutes les âmes, un
progrès moral s'est fait sentir. Certes, de la proscription des
Dissidens, justifiée par d'illustres écrivains du XVIIe
siècle, aux idées de tolérance religieuse si
universellement adoptées, si légalement consacrées
aujourd'hui, une grande et salutaire réforme s'est opéree.
Nous pourrions indiquer, sur d'autres points, des
progrès qui ne sont pas douteux. Pourquoi donc, dans
les lettres, qui tiennent de si près à toute la vie morale, ne
retrouve-t-on pas le même résultat?
Voltaire en donne une raison:
« Le goût, dit-il, peut se gâter chez
une nation; ce malheur arrive d'ordinaire après les siècles de
perfection. Les artistes, craignant d'être imitateurs, cherchent des
routes écartées; ils s'éloignent de la belle nature, que
leurs prédécesseurs ont saisie. Il y a du mérite dans
leurs efforts; ce mérite couvre leurs défauts. Le public
amoureux des nouveautés, court après eux; il s'en
dégoûte; et il en paraît d'autres qui font des efforts pour
plaire; ils s'éloignent de la nature, encore plus que les premiers. Le
goût se perd: on est entouré de nouveautés, qui sont
rapidement effacées les unes par les autres; le public ne sait plus
où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon
goût, qui ne peut plus revenir: c'est un dépot que quelques bons
esprits conservent encore loin de la foule. »
Ce n'est pas tout. Voltaire a écrit cent fois,
mille fois; qu'il était chez les Welches, « que le
goût était perdu; que l'on tombait dans la barbarie; que le
XVIIIe siècle était l'égoût de tous les
siècles; que le XVIIIe était dans la fange, s'il n'avait pas
été relevé par le quinzième chapitre de
Bélisaire; » et nous, qui croyons que le quinzième chapitre
de Bélisaire ne relève pas un siècle, où en
sommes-nous? (On rit.)
Sans adopter ces mépris colériques de
Voltaire pour son temps, il est vrai de dire que, lorsqu'une forme de
société est affaiblie, vieillie, les lettres doivent baisser
avec elle.
Des chances plus favorables renaissent pour le talent,
si quelque principe nouveau et fécond s'introduit dans les moeurs de
cette nation. Il n'y a pas alors de décadence fatale et constante.
Parmi les nations modernes, choisissons celle qui
n'est pas le mieux née pour les arts, mais qui porte en elle un
principe de mouvement et de liberté, l'Angleterre; la poésie y
semblait morte, lorsque tout récemment un homme de génie s'est
élevé. Byron fait chaîne avec les grands hommes, dont il
est séparé par cent ans d'intervalle. Il y avait eu
décadence intermédiaire; mais il n'y a pas décadence
continue. Est-il besoin de citer la France, et le grand exemple qu'elle
offre?
Disons-le sans hésiter, le progrès
social, la liberté civile et politique qui semble distraire les esprits
de l'étude des lettres, qui semble y substituer un intérêt
plus grave et plus dominant, élève et ranime les lettres, au
lieu de les affaiblir. Voyez l'Espagne. Après l'enthousiasme religieux,
l'enthousiasme de guerre, de découverte, de poésie qu'elle eut
au XVIIIe siècle, rien n'ayant renouvelé ni affranchi les
esprits, sa littérature s'arrêta; ces génies naturellement
libres et originaux, restèrent sous le joug; un vain travail sur les
mots, une science subtile pour obscurcir et alambiquer les pensées,
produisit l'école de Gangora. Quelques poètes gracieux
s'élevèrent encore pour rendre cette nature de sentiment qui
échappe le plus aux influences extérieures, et qui sort tout
entière d'une âme émue. Mais, à
cette exception près, qui appartient à l'homme, et non pas
à la nation, il semble que cette Espagne autrefois si poétique
ait dormi pour les arts.
Ne croyons donc pas, Messieurs, comme Voltaire semble
le dire, que ce soit seulement l'action de la littérature sur
elle-même qui hâte ou suspend la décadence du goût;
elle est soumise à mille autres causes locales, accidentelles,
politiques.
Mais une question qui se présente alors, c'est
la question de la vérité dans le goût: si les influences
sociales doivent le rajeunir et le modifier, le caprice peut-il aussi le
changer? n'a-t-il pas quelque chose d'invariable comme la
vérité, et quelque chose de passager, de mobile comme les usages
et les coutumes des peuples? Si tout est incertain dans le goût, nulle
raison pour ne pas croire que la barbarie ne vaille mieux que la perfection
poétique et oratoire, nul motif pour ne pas méconnaître
les plus grands génies d'une nation, et ne pas leur
préférer tous les caprices de la pensée.
Le XVIIIe siècle fut peu novateur à cet
égard. Très-libre dans la critique philosophique, religieuse,
historique, il fut en général timide dans la
critique littéraire. Il était subjugué, dominé par
le grand siècle qui l'avait précédé; il
l'était surtout par Voltaire qui, le plus hardi des hommes en toute
chose, était circonspect en fait de goût et de langage. Il y eut
cette singularité dans le XVIIIe siècle que, contradicteur
violent du siècle qui l'avait précédé dans les
questions religieuses et morales, il en resta souvent le fidèle
continuateur dans les formes poétiques et littéraires; mais ces
formes n'étant plus animées par les mêmes sentimens qui
les avaient vivifiées dans le XVIIe siècle, n'eurent plus le
même éclat. Une tragédie de Voltaire ne valut pas une
tragédie de Racine, parce que Voltaire avait imité Racine.
La critique dans le XVIIIe siècle fit peu cette
différence: elle s'attacha presque exclusivement à
l'élégance et à l'art du style. Parmi les critiques de
cette époque, où tout écrivain était critique, un
homme nous paraît avoir eu surtout un beau sentiment des lettres; mais
il a bien peu écrit; c'était un jeune officier qui n'avait point
fait d'études savantes, qui avait lu les grands écrivains du
XVIIe siècle, admirait beaucoup Voltaire et en était
aimé; c'était Vauvenargues. Ce jeune homme, mort trop tôt,
et qui n'a pas montré tout son talent, a eu sur le goût quelques
nobles idées: « Il faut avoir de l'âme pour
avoir du goût, a-t-il dit. Les grandes pensées viennent du
coeur. » Que de choses dans ces simples paroles! Il faut avoir de l'âme pour avoir du goût: ainsi le goût n'est pas
une théorie, ni un dogmatisme fait d'avance, ni une tradition de Rome,
de Florence ou de la Grèce. Non, le goût se retrouvera partout
où l'âme sera vivement émue. Qu'une
société s'élève, s'améliore; qu'un
sentiment de dignité morale se répande, le goût doit
s'épurer, se ranimer. Voyez, en effet, toutes les fois que c'est l'âme qui a parlé, qui a répondu, qui a
été éloquente, y a-t-il pour vous une question de
goût? Quand ce prédicateur racontait à une mère le
sacrifice d'Isaac commandé à Abraham par Dieu, et que cette
femme troublée lui répondait: « Dieu n'aurait jamais
ordonné ce sacrifice à une mère: » vous
inquiétez-vous de savoir si cette parole est belle, selon les
règles du goût? Est-il aucun art, aucun talent qui puisse
imaginer au-delà? C'est l'âme qui a trouvé
cela; et l'âme a trouvé la chose que le
goût de tous les temps admirera et sentira de même.
Cette autre maxime: les grandes pensées
viennent du coeur, n'est pas moins féconde, ou plutôt rentre
dans la première, et se confond avec elle. Toutes les fois que le coeur
aura été ému, il s'élèvera de
lui-même au plus haut degré de vérité. C'est une
règle plus sûre que ce conseil général de se
rapprocher de la nature, de ressembler à la nature; en effet, qu'est-ce
que la nature? C'est l'émotion vraie du coeur de l'homme. Il ne faut
pas dire, que les anciens ont été plus grands orateurs ou
poètes que les modernes, parce qu'ils étaient plus près
de la nature? Est-ce que la nature est un lieu placé quelque part, et
dont vous pouvez être près ou loin? La nature,
c'est l'âme de l'homme. Toutes les fois qu'elle
s'améliore par des sentimens de vertu, de liberté, de justice,
les lettres doivent s'améliorer aussi. Ainsi, Messieurs, la
littérature, et c'est par là que cette étude, qui
j'espère ne passera pas de mode en France, doit intéresser tous
les nobles coeurs, est engagée dans toutes les nobles causes; elle a
besoin, non-seulement de paix et de prospérité, comme on l'a dit
souvent, mais de dignité morale, et de vertus publiques, pour
s'élever elle-même.