Désacralisation et réappropriation:
de l'auteur-éditeur au lecteur-consulteur

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2000 R. Wooldridge

[Communication préparée pour la Journée des dictionnaires "Des dictionnaires papier aux dictionnaires électroniques" Université de Cergy-Pontoise, 22 mars 2000]

Autres mots-clés: culture CD-ROM, culture Internet, furetage, curiosité, découverte, dictionnaire du village global, lecteur-auteur.


  Un homme seul ne sauroit tout voir. Un Dictionnaire est l'Ouvrage de tout le Monde.
(Richelet, Dictionnaire françois, 1680: Avertissement)

Avec le livre moderne, et a fortiori avec le livre électronique, la lecture procède [...] du furetage, c'est-à-dire de la chasse curieuse et de la quête de découvertes[.]
(Le livre électronique, GIS "Sciences de la cognition", CNRS)

La fonction essentielle d'une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l'existence et qui s'avèrent d'une importance capitale pour lui.
(Umberto Eco, De bibliotheca)

Tout d'abord, il convient de dissocier les mots "auteur" et "éditeur". Je commencerai par donner deux exemples de dissociation. Le premier illustre l'opposition bipartite auteur/éditeur, alors que le second met en cause les trois agents, l'auteur, l'éditeur et le lecteur-utilisateur.

Sur un site de l'INaLF, on trouve la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie française en base de données interactive. Deux partis sont nommés: "Dictionnaire de l'Académie Française, huitième édition. Version informatisée. Une collaboration Institut National de la Langue Française / Académie Française". Ce seraient là les éditeurs. Les noms des auteurs sont tus (les noms des membres de l'équipe de Nancy sont donnés dans une autre partie du site de l'INaLF non reliée à cette page): il s'agit en l'occurrence d'une équipe du laboratoire de l'INaLF-Nancy dirigée sur le plan scientifique et technique, au sein du projet collaboratif international d'informatisation des huit éditions complètes du Dictionnaire de l'Académie (projet extérieur à l'INaLF), par les directeurs scientifiques du projet d'informatisation et par le directeur technique du projet ARTFL de l'Université de Chicago. L'ancien directeur de l'INaLF, Robert Martin, a voulu participer au projet international en consentant gracieusement à faire faire la saisie de la huitième édition à Nancy. L'Académie française actuelle n'y est pour rien. Il n'est pas sans intérêt de savoir qu'en 1996, l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie disait: "Les autres éditions ne m'intéressent pas; le seul dictionnaire qui compte, c'est le mien." (propos recueilli lors d'un entretien avec la directrice scientifique du projet d'informatisation).

Mon deuxième exemple provient du serveur du CIRIL de Nancy, où on trouvait jusque récemment le tome 14 du Trésor de la langue française en base de données interactive. On y lit maintenant [mars 2000]: "En raison du transfert des applications de l'INaLF sur des serveurs lui appartenant en propre, nous avions prévu que l'accès à la maquette du TLFI se ferait aux [nouvelles] adresses [...]. La maquette implantée à ces adresses bénéficiait de nombreuses améliorations et comportait cinq tomes du TLF." – c'est la voix de l'auteur; ensuite: "Cependant, afin de préserver les droits des différentes parties prenantes dans la perspective d'une valorisation commerciale du TLFI, la Direction SHS nous a donné instruction de limiter la maquette du TLFI à un seul tome." – c'est l'éditeur; enfin: "La nouvelle maquette comportant cinq tomes, nous sommes au regret d'avoir à suspendre le service offert aux utilisateurs. La réouverture se fera sur les serveurs de l'INaLF aux adresses indiquées ci-dessus dès la remise en conformité avec cette instruction." – c'est le lecteur-consulteur qui en pâtit. [Novembre 2000: la même adresse (http://www.ciril.fr/~mastina/TLF) produit maintenant le message "Vous n'êtes pas autorisé à accéder au document http://www.ciril.fr/~mastina/TLF".]

La prise de pouvoir par l'éditeur, au détriment de l'auteur et du lecteur, est caractéristique de ce j'appellerai "la culture CD-ROM". Les dictionnaires et encyclopédies Encarta de Microsoft ont leurs équivalents français à Paris. Lorsqu'on remonte vers le passé pourtant, on retrouve un véritable dialogue engagé directement entre l'auteur et le lecteur. Dans l'"avis au lecteur", le lexicographe des premiers temps de la dictionnairique française reconnaissait explicitement la compétence de ses lecteurs. En 1549, Robert Estienne disait:

Un siècle et demi plus tard, l'Académie française disait, dans la préface de la première édition de son Dictionnaire: À la fin du XXe siècle, dans la préface de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, le ton est entièrement différent – il n'y a plus de dialogue possible:
* * * * *

Je voudrais maintenant tourner mon regard vers une autre culture, que j'appellerai "la culture Internet", tout en retenant l'idée de partage que nous avons observée chez Estienne et la première Académie.

C'est d'abord un CD-ROM que je prends comme témoin de cette deuxième culture. Pour le prix d'un café pris au comptoir du bistro du coin, l'hebdomadaire populaire Micro Hebdo s'est vendu en juin dernier accompagné d'un CD-ROM gratuit intitulé "Découvrez Internet sans être connecté: les 100 meilleurs sites Internet". Les cent sites ont été sélectionnés pour la représentativité qu'ils offraient de différentes catégories générales telles que Arts et cultures, Cinéma, Cuisine et gastronomie, Santé et médecine, Sciences et technologies, Société et mode de vie, Sports, ou encore Annuaires, moteurs de recherche et dictionnaires. Ce choix a amené quelques voisinages cocasses; c'est ainsi que la vénérable Académie française y côtoie, entre autres, la tarte tatin, Pif-Gadget, Fluide glacial ou Fabien Barthez. Il faut dire qu'il ne s'agit pas du nouveau site du Quai de Conti, mais d'un site canadien, et que les courriers – ou plutôt courriels – des lecteurs ne s'adressent pas à un secrétaire perpétuel.

Voici quelques extraits de courriels que j'ai reçus.

La lettre qui m'a touché peut-être le plus a été écrite par une petite Française de 10 ans: Le deuxième dictionnaire en ligne que je voudrais mentionner est le Dictionnaire universel francophone, offert gracieusement aux utilisateurs d'Internet par l'AUPELF-UREF et Hachette. Dorénavant, le dictionnaire de choix des étudiants canadiens francisants, ce n'est ni le Petit Robert, ni le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, pourtant le meilleur dictionnaire du français canadien courant – c'est le DUF.

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Dans un livre qui vient de paraûtre, Jean Pruvost, s'inspirant des travaux de Marshall McLuhan, prétend que "un dictionnaire du « village global » reste à imaginer" (J. Pruvost, Dictionnaire et nouvelles technologies, Paris: PUF, 2000, p. 11). En fait, le dictionnaire du village global existe bel et bien déjà: il s'agit d'un dictionnaire virtuel immense, actualisé par le lecteur-utilisateur qui réunit des matériaux ponctuels à partir du corpus global du World Wide Web, corpus qui reflète d'ailleurs la langue en mouvement.

Un premier exemple. Une enquête menée au sujet du mot québécois enfirouaper révèle, d'une part une douzaine de sites métalinguistiques – comme le Dictionnaire des identités culturelles de la francophonie, Les mots de la semaine, Le Petit Druide, Le glossaire du salon Québécois ou le Petit guide de langue "québécoise" – et, d'autre part, une vingtaine de documents linguistiques dans lesquels le mot est en usage.

Il en ressort que l'enfirouapage – le mot est bien attesté – c'est essentiellement d'une part la séduction, d'autre part la tromperie. Je citerai, pour le premier sens, un poème (il y en a trois) où on lit:

Et un texte (il y en a deux de ce type) dans lequel une chatte enfirouape sa maîtresse; c'est la chatte qui parle: Le deuxième sens est illustré dans plusieurs documents, dont un qui s'intitule Maîtres chanteurs chez nous:

Comme deuxième exemple d'Internet dictionnaire, je reviendrai à l'opposition culture CD-ROM (pouvoir) vs. culture Internet (curiosité). Le Monde du 19 mars 2000 intitule son éditorial par oxymoron provocateur "Internet et l'État". On y lit:

Autre texte orwellien et tout aussi oxymoronique, celui-ci sur le site de l'Office de la langue française du Gouvernement du Québec. La Terminologie d'Internet de l'OLF contient la notice suivante: Ouvrons le dictionnaire du village global et regardons l'usage réel de furetage. Je citerai trois occurrences du mot.
  • 1. La section "Furetage" ("Les furetages de Webinette") du magazine canadien Branchez-vous.
  • 2. Une constation de la part d'un professeur suisse, Olivier Maulini, dans un texte intitulé Le citoyen, le savoir et l'école en cyberdémocratie:
  • 3. Une affirmation du Groupement d'Intérêt Scientifique "Sciences de la cognition" du CNRS français contenue dans un texte portant le titre Pratiques sociales du livre électronique: La leçon que je voudrais tirer de cette brève démonstration, c'est que le lecteur a maintenant les moyens pratiques de se constituer un article dictionnairique bien plus fourni en définitions et en exemples que ce qu'on peut trouver dans un dictionnaire écrit par un auteur et publié par un éditeur. C'est maintenant au lecteur-auteur qu'incombe le devoir de développer une compétence analytique et critique lui permettant de donner un sens à la polyphonie du village global.