La déféminisation du français

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 1999 R. Wooldridge



On est habitué à entendre et à lire dans les médias des exemples du refus de la féminisation des noms de métier chez une certaine partie de la société française et chez bon nombre d'instances officielles ou institutionnelles. Sept ans après la nomination de la première Première ministre de la République française (cf. Khaznadar 1993), il y a toujours des membres de l'Académie française pour s'indigner de madame la ministre (cf. Rey-Debove 1998) et le Petit Robert continue à ne reconnaître que Madame le ministre et Madame le Premier ministre [1].

Mais il y a plus grave. Les dictionnaires électroniques font tout simplement disparaître un grand nombre de formes féminines. Si on cherche pharmacienne ou barlongue dans le Petit Robert sur CD-ROM (tout ce qui est dit au sujet du Petit Robert vaut également, aux cas particuliers près, pour d'autres dictionnaires électroniques, tel le Trésor de la langue française informatisé), on ne les trouvera pas; on ne trouvera teinturière et grenue que dans d'autres articles que teinturier/teinturière et grenu/grenue (les exemples de ce dernier article ne renferment que le pluriel grenues pour le féminin). Toutes ces formes y sont pourtant, dans la nomenclature du dictionnaire, mais seules les formes du masculin (pharmacien, barlong, teinturier, grenu) sont interrogeables au niveau des adresses. C'est le mode de consultation, différent de celui du dictionnaire imprimé, qui fait disparaître les féminins.

Le consultant du dictionnaire imprimé n'a qu'une voie d'accès – les entrées rangées par ordre alphabétique –, alors que la principale porte d'entrée offerte par le dictionnaire électronique pour l'interrogation des formes lexicales (formes non lemmatisées) est la recherche plein texte.

Le texte du Petit Robert, dans toutes les deux versions, contient les entrées suivantes:

Le dictionnaire imprimé a conditionné le consultant à se servir de sa double compétence dictionnairique et linguistique pour reconstituer le féminin à partir du masculin en remplaçant la terminaison du masculin par celle du féminin donnée à sa suite. L'accès plein texte offert par le dictionnaire électronique rend cette compétence caduque. Quand on sait que des dictionnaires d'autres langues romanes (cf. Boulanger 1998) refusent cette fausse "économie" (gain de place pour l'éditeur contre opération complexe exigée de la part du consultant), on peut se demander d'où vient cette tradition française.

Le responsable de la troncation des formes féminines dans les dictionnaires est en fait l'Académie française. Alors que Nicot 1606 et Richelet 1680 avaient donné les formes féminines en entier dans leurs adresses, la première édition du Dictionnaire de l'Académie française (1694) a mis en place le système de formes elliptiques qui a prévalu depuis [2]. Exemples (on notera des incohérences dans la délimitation de la terminaison du féminin):

Dans le DAF informatisé, on a pris soin de donner en entier les féminins tronqués ("GRENUE, [GREN]UE", "SAUGRENU, [SAUGRE]NUE", etc. – le moteur de recherche ne tient pas compte des crochets), pour qu'ils ne disparaissent pas (cf. Wooldridge 1998).


Notes

1. C'est strictement vrai pour la troisième édition du Petit Robert publiée en 1993. La réimpression et mise à jour de mars 1995 ajoute une parenthèse à propos de Madame le ministre (Madame le Premier ministre reste sans commentaire): "(REM. Parfois, pour celles qui le souhaitent: Madame la ministre)". Autrement dit, la forme Madame la ministre reste totalement marginalisée et hors norme. La cinquième édition du Robert-Collins (1998) fait comme le Petit Robert de 1993.

2. Furetière, qui avait participé aux séances de rédaction du DAF avant d'être exclu de l'Académie, pratique aussi l'ellipse dans son Dictionaire universel de 1690 (GRENU, UE), mais les contre-exemples (BARLONG, Barlongue) sont plus nombreux que dans le DAF. De toute manière, c'est le Dictionnaire de l'Académie, et non pas l'ouvrage de Furetière, qui a déterminé la suite de la lexicographie française en matière de dictionnaires de langue.


Bibliographie

BOULANGER, Jean-Claude (1998): « La renaissance d'une langue et d'un dictionnaire: le cas du catalan », Cahiers de lexicologie, 72: 169-187.

Dictionnaire de l'Académie française, première (1694), cinquième (1798) et sixième (1835) éditions interrogeables sur Internet à humanities.uchicago.edu/ARTFL/projects/academie/.

KHAZNADAR, Edwige (1993): « Pour une première: la dénomination de la femme dans l'actualité », Cahiers de lexicologie, 63: 143-169.

Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993; réimpression et mise à jour, 1995.

Le Petit Robert sur CD-ROM, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1996.

REY-DEBOVE, Josette (1998): « Madame "la" ministre », le Monde, 14 janvier; publ. sur Internet à www.internenettes.fr/femmes/laministre.htm.

Le Robert & Collins, dictionnaire français-anglais, anglais-français, 5e édition, Paris, Dictionnaires Le Robert & Glasgow, HarperCollins, 1998.

Trésor de la Langue Française informatisé, t. XIV, interrogeable sur Internet à www.ciril.fr/~mastina/TLF.

WOOLDRIDGE, Russon (1998): « Aspects de la base informatisée du Dictionnaire de l'Académie françoise de 1694 », publ. sur Internet à www.chass.utoronto.ca/~wulfric/articles/gehlf598/ et www.unilim.fr/~caron/gehlf/trw598/.