Version mise à jour d'un article rédigé en mars 1998 et publié dans le Dictionnaire des lettres françaises: le XVIe siècle, Paris: Fayard, 2001, 355-9.
DICTIONNAIRE Instrument institutionnel et produit commercial autant que lieu
d'apprentissage et de description de la langue, le dictionnaire
français n'a pas, au XVIe siècle, les moyens conceptuels ou
pragmatiques pour être le répertoire monolingue qu'il deviendra
à la fin du siècle suivant. La langue se cherche encore, elle
acquiert un statut officiel dans la vie civile (ordonnance de
Villers-Cotterêts), elle est défendue et illustrée par les
écrivains (Du Bellay, Ronsard) et les savants (Henri Estienne); le
poids du latin est pourtant encore déterminant. Dans les
écoles, le français est essentiellement une voie
d'accès au latin (premiers dictionnaires de Robert Estienne); les
dictionnaires bilingues d'Estienne sont appelés à jouer un
rôle de premier plan dans l'apprentissage du français et du
latin non seulement en France, mais aussi dans plusieurs pays d'Europe (cf.
dédicaces à partir de 1564). La multiplication, dans les
dernières décennies du XVIe siècle et les
premières du XVIIe, des dérivés bilingues et trilingues
des lexiques d'Estienne est due, d'une part à l'enseignement
assuré par les Jésuites en France (français, latin,
grec), et d'autre part à l'adaptation de la production d'Estienne
pour le recensement d'autres langues (latin ou/et français plus
flamand, anglais, espagnol, italien ou allemand).
Il faut donc distinguer deux périodes dictionnairiques et cette
distinction vaut autant pour les lexicographies latine et française
en général (lexicographie médiévale,
lexicographie moderne) que pour le seul XVIe siècle : celle des
prédecesseurs d'Estienne (jusqu'en 1530) et celle d'Estienne et de
ses successeurs (à partir de 1531). Les premiers dictionnaires
latin-français du XVIe siècle sont encore marqués par
l'héritage des compilations médiévales de Papias (XIe
s.), Hugutio (XIIe-XIIIe s.) et Jean Balbi de Gênes (XIIIe s.):
Catholicon abbreviatum (+ intitulés variants, Paris,
Genève, Lyon et Rouen, c.1482-c.1520-28), Vocabularius familiaris
et compendiosus (Rouen, c.1490 et 1500); et deux ouvrages plus
originaux, Catholicon breton franczoys et latin (ms., 1464;
Tréguier, 1499; [Tréguier], s.d.; Paris, 1521) et
Vocabularius Nebrissensis (ou Epithoma vocabularum, Lyon,
Paris et Caen, 1511-1541).
Il faut accorder une mention à part au Dictionarium latin
d'Ambrogio Calepino (Reggio nell'Emilia, 1502), ouvrage
encyclopédique destiné aux érudits et renfermant de
nombreuses citations concernant la langue classique, prises cependant dans
les commentaires médiévaux. Prié de
rééditer le Dictionarium, l'humaniste parisien Robert
Estienne y trouvait tant de défauts de recensement, de description
et de méthode (cf. préface de son Thesaurus, 1531),
qu'il préféra, avec l'aide d'autres humanistes dont notamment
Guillaume Budé, rédiger un dictionnaire entièrement
nouveau (du moins pour ce qui était du choix des entrées et
de la méthode de recensement le modèle de
présentation était déjà donné par des
compilations antérieures dont, par exemple, le Dictionarius
de Firmin Le Ver, 1420-1440), en puisant directement dans les textes des
auteurs du Latin classique. Le Dictionarium seu Latinae linguae
Thesaurus contient un certain nombre de gloses et d'équivalents
français dans ses deux premières éditions (1531 et
1536) et n'est monolingue que dans la troisième édition
(1543). Entre-temps Estienne avait décidé de créer
trois séries de dictionnaires latins: le Thesaurus pour les
érudits (cf. la préface du Dictionaire francoislatin
de 1539), avec une nomenclature étendue et de longues citations
référencées; le Dictionarium latinogallicum pour
les étudiants (débutants dans la première
édition, avancées à partir de la deuxième),
donnant des citations tronquées en syntagmes accompagnées
(à partir de 1546) du nom de l'auteur et, dans un très grand
nombre de cas, d'équivalents français (quatre éditions,
1538, 1546, 1552, 1570); et finalement le Dictionariolum puerorum,
abrégé latin-français pour les débutants
(première éd., 1542). Le Dictionarium latinogallicum
recèle dans ses pages (augmentations importantes en 1546 et 1552) un
nombre considérable de mots français qui ne sont pas
enregistrés dans le dictionnaire français-latin qu'Estienne
publia à partir de 1539.
L'année 1539 produit l'ordonnance de Villers-Cotterêts, le mot
dictionnaire et le premier dictionnaire à enregistrer une
partie significative du lexique français. Inversant, pour lui faire
pendant, la première édition de son Dictionarium
latinogallicum, moins les items monolingues, Estienne publie le
Dictionaire Francoislatin, contenant les motz & manieres de parler
Francois, tournez en Latin pour le "soulagement de la ieunesse
Francoise, qui est sur son commencement & bachelage de literature"
(préface). Il est conçu comme dictionnaire de thème
mais il est reçu surtout comme dictionnaire de français (cf.
dédicace de la 3e édition) le français est celui des équivalents du Dictionarium latinogallicum de
1538 rédigés par Estienne et ses collaborateurs. Se rendant compte de sa
clientèle mixte, Estienne y répond d'abord en abrégeant
le Dictionaire francoislatin pour les jeunes latinistes (Les Mots
Francois selon l'ordre des lettres, ainsi que les fault escrire tournez en
Latin pour les enfants, 1544), ensuite en l'étendant en 1549
principalement par l'addition d'éléments français;
Estienne a à coeur de commencer la codification de la langue
écrite et parlée "dont se dressent certaines reigles tant pour
l'intelligence des mots, que pour la droicte escripture d'iceulx"
(préface). Dans cette deuxième édition du
Dictionaire francoislatin, on voit commencer à paraître
des mots français sans traduction; y sont enregistrés aussi
en français et latin plusieurs milliers de termes de procédure
pris dans des écrits de Budé que les enfants de celui-ci avait
communiqués à Estienne (cf. préface) et du même
Budé un appendice concernant le vocabulaire de la vénerie.
Après l'exil d'Estienne à Genève en 1551, le
dictionnaire français-latin passe entre les mains de son
beau-frère, Jacques Dupuys. Celui-ci publie en 1564, toujours à
Paris, la troisième édition du Dictionaire
francoislatin, établie d'après un exemplaire de la
deuxième annotée par un collaborateur d'Estienne, Jean
Thierry, et d'autres (préface); s'y multiplient les termes des arts,
sciences et métiers (cf. dédicace), ainsi que des mots
tirés des "Rommans & bons autheurs Francois" Berinus, Guy
de Waruich, Du Bellay, Ronsard, etc. qu'Estienne avait souhaité
enregistrer (préface, 1549). Une contrefaçon parue chez
plusieurs libraires parisiens en 1572 incite Dupuys à publier
hâtivement la quatrième édition du Dictionaire
François-Latin, augmenté Outre les precedentes impressions
d'infinies Dictions Françoises, specialement des mots de Marine,
Venerie & Faulconnerie (1573). Les mots de vénerie et de
fauconnerie sont ceux des appendices de 1549, dus à Budé et
vraisemblablement à Aimar de Ranconnet (cf. titre du Thresor
de 1606 v. ci-dessous), maintenant intégrés dans le texte
du dictionnaire; les mots de marine sont le fait de Jean Nicot: "Ie vous
baille à present tous les mots concernant le faict de la nauigation
[...] prins d'un Traité redigé par ledict seigneur Nicot, De
la fabrication de ses nauires en l'aduis & subiect de plusieurs Pilotes &
maistres de nauires" (préface). (Ce traité ne subsiste que
dans les pages du Dictionaire françois-latin de 1573 et du
Thresor de 1606.) Au dire de Dupuys, ce sont d'autres écrits
de Nicot, "Conseiller & maistre des requestes de l'hostel du Roy" et ancien
ambassadeur de France au Portugal, qui fournissent la matière des
ajouts faits à "cedict Dictionaire, qui en est augmenté d'un
tiers plus qu'il n'estoit en madicte premiere impression" (préface).
Les additions concernent autant la langue du passé que le
français contemporain, le lexique usuel et le vocabulaire technique;
sont cités, entre autres, Du Fouilloux (vénerie),
différentes Coutumes (droit coutumier), l'Amadis de Gaule
(chevalerie), Lemaire de Belges (histoire politique).
Après la mort de Dupuys, le Dictionaire françois-latin
(4 éditions in-folio) suit deux chemins différents:
l'érudit Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que
moderne de Nicot (1606, in-folio) et le scolaire Grand dictionaire
françois-latin (plusieurs éditions et réimpressions
in-quarto et in-octavo, de 1593 à 1628). Nicot développe les
aspects monolingue, plurilingue et encyclopédique qui
caractérisaient ses contributions au Dictionaire
françois-latin de 1573. Les articles qu'il ajoute au dictionnaire et les
informations qu'il ajoute aux articles existants donnent la catégorie
grammaticale et la place de l'accent tonique, la définition des sens
et des exemples d'emploi, des étymologies surtout latines, souvent
grecques, parfois italiennes, espagnoles ou germaniques; une place
importante est accordée à la langue ancienne, aux formes
apparentées de l'italien, de l'espagnol et du languedocien et aux
formes dialectales (qui viennent s'ajouter aux picardismes
répertoriés en 1549 ou 1564); les remarques sur les mots
cèdent souvent la place aux commentaires sur les choses (objets,
personnes, lieux, institutions, événements historiques ou
mythologiques). Nicot cite près de 300 sources anciennes,
médiévales et modernes dans ses discussions
étymologiques, encyclopédiques et historiques ou pour
l'exemplification du lexique; il enregistre des termes relevant de nombreux
domaines, dont l'histoire naturelle, la géographie, l'architecture,
le blason, l'art militaire, la chevalerie, la chasse, le droit et la marine
(pour ce dernier domaine Nicot aurait exploité son propre
Traité de navigation v. ci-dessus). Les courts items-alinéas
bilingues d'Estienne, dont la presque totalité reste dans le texte
du Thresor, y voisinent les longs paragraphes monolingues
articulés de Nicot, premiers modèles de l'article de
dictionnaire moderne. Le Thresor est publié à Paris,
après la mort de Nicot, par David Douceur. La contribution au
Dictionaire françois-latin et au Thresor d'Aimar de
Ranconnet, mort en 1559 et mentionné pour la première fois sur
la page de titre et dans la dédicace du Thresor, se limiterait
aux appendices français de 1549 sur les mots de vénerie et de
fauconnerie et à une exploitation de ses écrits faite pour les
éditions de Dupuys en 1564 (cf. les "gens scauants" du titre) et 1573
(cf. les "hommes doctes" du titre) et par Nicot dans sa préparation
du Thresor de 1606 (cf. Wooldridge 1977).
L'autre prolongement du Dictionaire françois-latin de 1573
débute à Genève, où Jacob Stoer publie plusieurs
éditions du Grand dictionaire françois-latin entre 1593
et 1606, en apportant au texte divers ajouts dont, en particulier, plusieurs
centaines de notations sur la prononciation des mots. Le Grand
dictionaire passe ensuite en France, où il est augmentée
ou réimprimée à plusieurs reprises à Lyon, Paris
et Rouen (1605-1628). L'édition faite par Pierre Marquis à
Lyon en 1609 contient plusieurs centaines de citations tirées des
auteurs de la deuxième moitié du XVIe siècle (Amyot,
Du Bartas, La Popelinière, Ronsard, Vigenère Ronsard est
nommé plus de 1500 fois), environ 200 mots régionaux ou
dialectaux (surtout auvergnats), des termes techniques relevant de plusieurs
domaines (architecture, marine, monnaie, alchimie, religion, vénerie,
oiseaux et poissons, etc.), ainsi que néologismes, archaïsmes,
synonymes, étymologies et remarques sur la prononciation et
l'orthographe. L'édition due à Guillaume Poille (Paris, 1609,
réimpr. à Paris et à Rouen jusqu'en 1628)
s'intéresse plus particulièrement à la langue
littéraire (vocabulaire, variantes poétiques, prononciation
en prose et en vers) et cite abondamment Amyot, Du Bellay, Belleau,
Boaistuau, Herberay Des Essars, Du Fouilloux, Muret, une entrée
triomphale d'Henri II à Rouen et Ronsard (ce dernier plus de 2000
fois), soit pour la langue littéraire, soit pour le vocabulaire
général ou technique (notamment architecture, vénerie
et marine). Alors qu'une place de choix sera accordée aux travaux
d'Estienne et de Nicot par les remarqueurs et les lexicographes du XVIIe
siècle (c'est l'orthographe étymologisante d'Estienne qui
prévaudra dans le Dictionnaire de l'Académie
françoise), les importants relevés de Marquis et de
Poille, cantonnés dans des petits volumes à usage scolaire,
mal imprimés et vite usés (on ne connaît aujourd'hui que
cinq exemplaires de Marquis: à Bordeaux, Bourg-en-Bresse,
Nîmes, Urbana et Wolfenbüttel), n'auront guère de suite
dans la lexicographie française ni dans l'étude du
français du seizième siècle.
Pour se renseigner sur le lexique français de la Renaissance, on
consulte plutôt le Dictionarie of the French and English
Tongues de l'anglais Randle Cotgrave (Londres, 1611), organisé
clairement en courts items-alinéas bilingues véhiculant une
nomenclature française bien plus étendue que celles
d'Estienne, Nicot, Marquis ou Poille (Smalley estime à 48.000 le
nombre d'unités de la nomenclature de Cotgrave, contre 20.000 pour
Nicot 1606; la base électronique du Thresor donne un total de
18.123 adresses pour ce dernier). Partant d'une base dictionnairique
dérivée d'Estienne, Palsgrave (Lesclarcissement de la
langue francoyse, Londres, 1530), Holyband (ou Sainliens, Dictionarie
french and english, Londres, 1593), mais surtout de Nicot, Cotgrave
ajoute une foule de mots, d'expressions et d'explications non
référencés pris dans un grand nombre de textes
techniques et littéraires du XVIe siècle. (Ne sont pas
traitées dans la présente notice les descriptions historiques
ultérieures du lexique du XVIe siècle, telles que les
dictionnaires de Godefroy ou de Huguet.)
Trois grands noms connus, Estienne, Nicot et Cotgrave, et deux à peu
près inconnus, Marquis et Poille, que l'on peut interroger
dorénavant sur un écran d'ordinateur, puisque le Dictionarium de 1552 d'Estienne et le
Thresor de Nicot sont installés sur plusieurs serveurs
Internet (à l'Université de Chicago, à l'Université de Toronto et à l'ATILF de Nancy), que le Dictionarie de Cotgrave figure dans le corpus de la Early Modern English Dictionaries
Database, accessible par Internet, et que le texte électronique des
ajouts du Grand dictionaire françois-latin est également interrogeable
en ligne sur un serveur de Toronto.
Bibliographie: Brandon (E.E.), Robert Estienne et le dictionnaire français au XVIe siècle, Baltimore, J.H. Furst, 1904 Bray (Laurent), "La lexicographie française des origines à Littré", in Wörterbücher: ein internationales Handbuch zur Lexicographie (éd. F.J. Hausmann et al.), Berlin & New York, De Gruyter, t. II, 1990, pp. 1788-1818 (importante bibliographie) Lindemann (Margarete), Die französischen Wörterbücher von den Anfängen bis 1600, Tübingen, Niemeyer, 1994 Quemada (Bernard), Les Dictionnaires du français moderne (1539-1863), Paris, Didier, 1968 Shaw (Jean), Contributions to a Study of the Printed Dictionary in France Before 1539, Toronto, EDICTA, 1997 Smalley (Vera), The Sources of A Dictionarie of the French and English Tongues by Randle Cotgrave (London, 1611), Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1948 Wooldridge (T.R.), Les Débuts de la lexicographie française, Toronto & Buffalo, University of Toronto Press, 1977; 2e éd., Toronto, EDICTA, 1997 Id., Le Grand dictionaire françois-latin (1593-1628): histoire, types et méthodes, Toronto, Éditions Paratexte, 1992; édition électronique, Toronto, EDICTA, 2001.