Naissance et première floraison de l'exemple dans la lexicographie française

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2001 R. Wooldridge

Première parution in Langue française, 106 (1995) "L'exemple dans le dictionnaire de langue: histoire, typologie, problématique" (éd. A. Lehmann): 8-20.


Par « lexicographie française » nous entendons la tradition qui commença en 1539 avec le premier dictionnaire à contenir en entrée une nomenclature étendue du lexique général du français. Il sera donc question ici d'examiner l'exemplification dans le Dictionaire françois-latin (DFL) de Robert Estienne et sa continuation directe, le Thresor de la langue françoyse (TLF) de Jean Nicot et le Grand Dictionaire françois-latin (GDFL) édité à Genève, Lyon, Paris et Rouen jusqu'en 1628. L'articulation de l'exposé s'inspire en partie de Martin (1989).

1. Le mot

Le mot exemple, au sens de 'passage d'un texte, phrase ou membre de phrase que l'on cite pour illustrer l'emploi d'un mot', est attesté par les dictionnaires historiques à partir de 1653 [1]. On le trouve déjà au siècle précédent: En fait, chez Nicot exemple aurait plutôt la signification plus large de 'passage d'un texte, phrase ou membre de phrase que l'on cite pour illustrer l'emploi d'un mot ou d'un sens', de sorte que le mot-vedette ne figure pas forcément dans le passage illustratif:

2. La chose

2.1. Fonctions

2.1.1. Présence/absence du mot-adresse

D'entrée de jeu, Martin (1989: 600) affirme pour l'exemple que « [l]a seule obligation, impérative, est que l'exemple présente une occurrence du mot-entrée. » C'est la règle générale dans le Dictionaire françois-latin: Pourtant, à cause de la provenance du DFL – inversion du Dictionarium latinogallicum (DLG) de 1538 – et de son but, qui était d'aider les jeunes latinistes français [4], la règle connaît quelques exceptions:

2.1.2. Linguistique

Dans le dictionnaire de langue, l'exemple sert essentiellement à mettre le mot-adresse en contexte et à en illustrer différentes propriétés syntagmatiques et paradigmatiques. Dans les premiers bilingues, cette fonction était subordonnée à la distinction thème/version.

2.1.2.1. Fonction intentionnelle / fonction effective

Les exemples de DFL 1539 viennent tous de DLG 1538, où ils fonctionnaient comme équivalents de séquences phraséologiques latines. En principe voie d'accès au latin dans DFL 1539, ils se sont en fait avérés utiles pour l'apprentissage du français [6]. Par la suite, Nicot en a encadré un certain nombre dans un discours articulateur qui explicite le rôle d'exemplification du mot-adresse:

2.1.2.2. Syntagmatique

Le discours lexicographique élaboré par Nicot dans DFL 1573 et TLF 1606, et dont on trouve un écho fragmentaire dans certaines éditions du GDFL, renferme un métalangage embryonnaire de la description syntagmatique et syntaxique. Ainsi, par exemple, absolument, terme indéfini et avec adjonction (6), adjoinct/adjoint (7, 8), en parlant du nom:

avec adjection, au sujet de l'adjectif: pronom relatif: article preposé: celuy qui agit, en parlant du sujet du verbe: verbe neutre qui se construit avec la proposition de, ou sans, verbe actif: adverbe precedé d'une particule negative: adverbe qui a tousjours une preposition annexée préposition avec un nom propre, prenant article avec un nom appellatif, avec l'article du nom qu'elle precede; ellipse et subaudition: préposition accompagnée de l'article de la diction où elle est premise: interjection apposée: en composition (19), termination (20), en parlant des éléments de composition et des affixes: Si les conditions de construction pour les mots sont à peine esquissées chez Nicot, Estienne peut assez souvent, dans le DLG et le DFL, les laisser virtuelles au moyen du mot etc.: Poille a la particularité de relever chez les auteurs littéraires des tournures non standards: Dans plusieurs cas, Nicot commente la distribution syntagmatique du mot, soit sous forme de simple restriction d'emploi (on ne dit pas): soit aussi par opposition paradigmatique (on ne dit/appelle pas... ains..., appelons... et non...):

2.1.2.3. Sémantique

L'exemple peut être choisi pour les cooccurrents sémantiques du mot-adresse – synonymes et parasynonymes (30, 31, 32), antonymes (33, 34):

Un type d'exemple fréquent dans le DFL et le TLF est l'énumération, dans une démarche onomasiologique, d'espèces; fortuite – conséquence de l'inversion du DLG – chez Estienne (35, 36), consciente – partie d'une approche analogique plus large – chez Nicot (37, 38):

2.1.3. Philologique

Thierry, Nicot, Marquis et Poille citent souvent des auteurs comme témoins de l'emploi, voire du non-emploi, d'un mot. L'exemple sert ici autant d'attestation que d'illustration.

2.1.4. Encyclopédique

La nomenclature du TLF renferme quelques termes de linguistique. Pour ces mots, Nicot situe sa discussion au niveau de la métamétalangue, traitant une catégorie du système de la langue et non une unité du lexique. Ainsi, les exemples donnés s.v. ABLATIF et ACCENT sont des exemples de l'ablatif et de l'accent. Dans le cas de mots à référent extralinguistique, il arrive au lexicographe de donner exceptionnellement un exemple ayant trait à la chose. Sous le mot CALCINER, c'est la calcination qui est exemplifiée, très secondairement calciner et calcination: Plus caractéristique de procédés modernes dans le dictionnaire de langue, un exemple d'emploi du mot peut servir aussi à véhiculer des informations de nature historique ou culturelle:

2.1.5. Idéologique

Le Grand Dictionaire françois-latin débuta à Genève, ville de Calvin, avant de connaître plusieurs éditions françaises, notamment à Lyon [11]. Jacob Stoer n'hésite pas à l'occasion de condamner certains items hérités du DFL [12]: L'édition lyonnaise de Pierre Marquis ajoute au texte plusieurs items pro-catholiques ou anti-calvinistes empruntés à Ronsard: Les exemples du dictionnaire sont le résultat d'un certain nombre de choix et de la sorte ne sont jamais innocents. Pris ensemble ils trahissent une idéologie systémique, largement inconsciente. Les articles FEMME, HOMME et MARI du TLF, en bonne partie hérités du DFL et, au delà, du DLG, servent à illustrer ce fait. Les principaux syntagmes de ces articles peuvent se résumer ainsi: Si la femme, personne du sexe féminin, est déterminée en grande partie dans ses relations sexuelles avec l'homme et, en tant qu'épouse, comme soumise à son mari, l'homme n'est caractérisé que par rapport à lui-même et dans ses rapports sociaux, bien que marié il puisse être cocu ou marri.

2.1.6. Littéraire

Bon nombre de citations ajoutées au GDFL par Marquis et Poille ont un caractère fortement littéraire. Typiques du premier sont les mini-concordances d'épithètes tirées de Ronsard; du second, les renvois à Ronsard pour le blason du corps féminin [13]:

2.2. Formes

2.2.1. Marques

La règle générale dans le DFL est de commencer chaque exemple à la ligne, de le faire débuter par une lettre majuscule, de l'imprimer en italique et de le clore par une virgule précédant l'équivalent latin: Dans les articles construits de Nicot, la pratique de délimitation la plus fréquente est de faire précéder l'exemple d'une virgule ou d'un point, de le faire commencer par une majuscule et de le fermer par une virgule ou un point. La plupart des exemples rédigés par Nicot sont introduits par une copule – comme, selon ce on dit, selon ceste/laquelle signification/acception on dit, ainsi dit-on / ainsi on dit: La pratique dans les items du GDFL est variable: le plus souvent virgule et initiale majuscule chez Marquis, virgule seulement chez Poille. Des séquences sans marque initiale ou finale se rencontrent dans tous les dictionnaires.

2.2.2. Exemples construits, exemples cités

En principe, la distinction entre exemple construit (par le lexicographe, qui ne se nomme pas, puisqu'il propose un extrait de langue) et exemple cité (avec indication de la source, l'exemple ayant le statut d'extrait de discours idéolectal) est absolue. Dans la pratique, elle est souvent floue; l'exemple forgé par le lexicographe peut être conditionné par les lectures de celui-ci, l'exemple observé peut être normalisé par le discours articulateur. Il n'y a que des degrés de généralisation et de particularisation. Dans les exemples suivants, on peut noter: syntagme virtuel (chevalier d'accollée, 57), syntagme actualisé (la livrée du marié, 58), phrase virtuelle (le visage d'une femme estre semé de tasches de rousseur, 59), phrase complète (Il porte d'azur semé de fleurs de lys d'or, 59); citation syntagme (arceau de porte, 60), citation phrase (la mer ne bruit toujours son Ire, 61). Les choses se compliquent davantage quand le lexicographe oublie de mentionner la source d'une citation: La citation peut se borner à la mention d'un nom d'auteur:

2.2.3. Économie des séries: juxtaposition et ellipse

Lorsque plusieurs exemples sont donnés à la suite, ils sont soit autonomes, ce qui ne pose pas de problème de délimitation (64, 65), soit imbriqués par ellipse, ce qui exige de la part de l'usager un effort d'analyse (66) [
14]: Dans le dernier exemple, c'est la compétence de l'utilisateur qui lui permet de décider que le bon paradigme est une piece de toile/drap/velours/taffetas/... tire tant d'aulnes.

3. La postérité

Cette typologie de l'exemplification, qu'illustrent, de façon inégale, les dictionnaires d'Estienne et de Nicot, vaut dans l'ensemble pour la suite de la lexicographie française. Disparaîtront quelques types dus à la transition d'une lexicographie latinisante vers l'affirmation du français comme langue d'entrée et langue cible (il s'agit de l'absence dans l'exemple du mot-adresse, de l'opposition fonction inentionnelle vs fonction effective) ou à une mode passagère (les épithètes littéraires [
15]). Deviendront traditionnelles dans les dictionnaires généraux la description de la syntagmatique du mot (la terminologie évoluera), la cooccurrence synonymique ou antonymique, la véhiculation d'informations historiques et culturelles, ainsi que celle plus ou moins inconsciente de valeurs idéologiques, la prédilection pour la citation littéraire (avec quelques exceptions notoires, dont surtout celle du Dictionnaire de l'Académie). Certains types seront caractéristiques de tel ou tel ouvrage: les exemples onomasiologiques chez Robert, les attestions philologiques chez Ménage (l'usage ancien), Féraud (il cite auteurs et dictionnaires) ou Littré (l'usage ancien dans la rubrique Historique); les exemples métamétalinguistiques plus typiques du traité de grammaire que du dictionnaire de langue se retrouveront, par exemple, dans les articles linguistiques du Grand Larousse de la langue française; le traitement du référent par opposition à celui du mot (type calcination vs calcination) se retrouvera dans les dictionnaires encyclopédiques tels Furetière ou Trévoux – il en sera clairement distingué à partir de Larousse; des exemples sciemment idéologiques seront donnés par Richelet, Furetière et Boiste, entre autres [16].


Bibliographie

1. Corpus

R. Estienne, Dictionarium latinogallicum, Paris, 1538. Id., Dictionaire francoislatin, Paris, 1539 (1e éd.) et 1549 (2e éd.)

J. Thierry, Dictionaire francoislatin, Paris, 1564 (3e éd.)

J. Nicot & J. Dupuys, Dictionaire françois-latin, Paris, 1573 (4e éd.)

J. Nicot, Thresor de la langue françoyse, Paris, 1606.

J. Stoer, Grand Dictionaire françois-latin, [Genève], 1599, 1606.

P. Marquis, Grand Dictionaire françois-latin, Lyon, 1609.

G. Poille, Grand Dictionaire françois-latin, Paris, 1609.

2. Études

R. Martin, L'exemple lexicographique dans le dictionnaire monolingue, Dictionnaires: Encyclopédie internationale de lexicographie (éd. F.J. Hausmann et al.), Berlin & New York: De Gruyter, t. 1 (1989), 599-607.

B. Quemada, Les Dictionnaires du français moderne, Paris: Didier, 1967.

T.R. Wooldridge, Les Débuts de la lexicographie française, Toronto & Buffalo: University of Toronto Press, 1977.

Id., Le Grand Dictionaire françois-latin (1593-1628): histoire, types et méthodes, Toronto: Paratexte, 1992.


Notes

1. Par ex., le Grand Larousse de la langue française (1973), qui le trouve chez Pellisson-Fontanier, ou le Robert historique de la langue française (1992), qui se contente d'indiquer la date.

2. La mise en relief est de nous.

3. Voir aussi DFL 1573 s.v. REQUINT, TLF 1606 s.v. DE et FRERE. Sous CALCINER (voir cit. 45), DFL 1564 emploie exemple pour parler de la chose (la calcination) plutôt que du mot ou du sens.

4. Voir Wooldridge (1977: 24).

5. Cf. les exemples sémantiques de Nicot (voir cit. 2: BLASON).

6. Voir Wooldridge (1977: 24-5).

7. On trouve plusieurs fois terminaison; par ex.: « Car ceste terminaison de mots François en Able, a en soy energie de facilité, comme faisable, manable, battable, qui est aisé à faire, à habiter, à batre, tenable. Ie di s'ils viennent immediatement des verbes » TLF 1606 s. v. ESCOULABLE.

8. Voir aussi TLF 1606 s.v. LIGE, NEUFAINE.

9. « Vig. chif. » = Blaise de Vigenere, Traicté des chiffres, ou secretes manieres d'escrire, Paris: Abel L'Angelier, 1586; « H.F. » = La Popeliniere, La Vraie et entiere histoire des troubles..., La Rochelle: impr. Pierre Davantes, 1573.

10. « Boisteau » = Pierre Boaistuau.

11. Voir Wooldridge (1992).

12. Le texte hérité est indiqué ici entre crochets.

13. Cf. Wooldridge (1992: 92, 141-2).

14. Voir aussi cit. 50.

15. Cf. Quemada (1967: 543).

16. Cf. Quemada (1967: 527-32).