Le FEW corrigé par Nicot et Cotgrave

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2001 R. Wooldridge

[Première parution in Revue de linguistique romane, 50 (1986): 383-422.]


Le FEW cite le Dictionarie of the French and English Tongues de Cotgrave (Cotgr 1611) beaucoup plus souvent qu'il ne cite le Thresor de la langue françoyse de Nicot (Nicot 1606). C'est, en grande partie, que la nomenclature du premier est plus étendue et plus accueillante que celle du second et que l'ouvrage de Cotgrave est bien plus facile à consulter que celui de Nicot. Muni d'un outil qui rend le texte de Nicot complètement accessible [1], nous avons voulu voir dans quelle mesure les items de Cotgrave signalés par le FEW se trouvaient déjà chez Nicot et, par-delà, dans le corpus Estienne-Nicot en général. [2] Nous avons donc relevé toutes les mentions "Cotgr 1611" dans le tome 10 du FEW. [3] Les corrections qui suivent sont basées sur ce relevé et, incidemment, sur des explorations occasionnelles dans les articles de ce même volume.

Les résultats sont bien plus que ce que nous nous attendions à trouver. Si, effectivement, Est-N complète à maintes reprises les données du FEW, les informations concernant C doivent, dans de nombreux cas, être corrigées. Il peut s'agir du signifiant ou du signifié; il peut s'agir d'une faute de transcription ou de lecture, ou même d'une invention (l'item n'est pas dans C).

Pour ce qui est de la graphie des formes, la méthode du FEW varie. Tantôt il donne des variantes, tantôt il n'en donne pas: d'une part, on trouve reclaim/reclain/reclam ou recitateur/récitateur; d'autre part, resumption est signalé mais non resomption, répéter mais non repeter. Le FEW ne met souvent que la forme moderne d'un mot dont l'acception en question n'a pas changé depuis l'ancien français ('Fr. reconnaître "avouer, confesser, déclarer" (seit Roland)' 156b); pourquoi alors distinguer, pour un même sens, recitateur (1611-1675) de récitateur (dep. 1690)? Autrement plus importantes sont les fautes de transcription: a) réplétivement attesté seulement chez C et Oudin 1660, alors que ceux-ci donnent repletivement (de même radouere/radouëre, ratte volage/ratte-volage, requeste d'oie/requeste d'un oye/requestes d'oye, etc.); raisin de renard pour raisin de regnard, rivière pour riviére, être mis au rouet pour estre mis au rouët, rose de Notre-Dame pour rose de nostre Dame, etc. (C est la seule source citée); b) plus graves sont ressuscitatif pour resuscitatif, rhamnindique pour rhamindique, rivereus pour rivereux, rubricatif pour rubrificatif, enrancé pour enranci, rareté pour rarité, restaur pour restor.

Un cas particulièrement compliqué est le mot rôle (512b), dont les complexités graphiques et sémantiques sont traitées ci-dessous s.v. roule. En ce qui concerne les formes graphiques du mot, la distribution par sens (ceux dégagés s.v. roule) est, dans le FEW, la suivante:

Si rôle est la forme moderne, elle ne remonte certainement pas au XIIIe siècle; encore dans Monet 1636, on lit role et non pas rôle (l'accent circonflexe a été le dernier signe diacritique à faire son apparition en français). Dans Est-N, l'addition de toutes les occurrences que nous avons trouvées donne les chiffres globaux suivants: Le FEW ne relève rolle (forme la plus fréquente dans Est-N) qu'au XVe siècle. Les formes peuvent varier beaucoup d'une édition à l'autre: DLG 1546 change six sur dix héritées de DLG 1538; DFL 1539 six sur dix; B 1607 vingt-deux sur quarante-neuf. Pour les éditions qui changent ou ajoutent beaucoup, la distribution des formes est la suivante (sens A-F): Une autre distribution est fournie par l'opposition mention/usage, c'est-à-dire les occurrences sub verbo et les occurrences non sub verbo. Les chiffres globaux donnés ci-dessus montrent que la nomenclature du dictionnaire privilégie la forme roule, considérée donc comme forme canonique par la plupart des éditions. La distribution des formes sub verbo est la suivante: La tête d'article est, dans toutes les éditions, la forme roule. L'alinéa liminaire de l'article roule signale la concurrence, dans l'usage, de roule et roole: Roule serait donc la forme étymologique, alors que roole annonce la forme moderne rôle.

Sur le plan syntaxique, on relève des fautes de genre (voir ramoison, rhabarbe, rospe) et de régime (voir entrerougir, repatrier, revenir).

En ce qui concerne les signifiés, les choses peuvent se passer un peu comme pour la graphie; c'est-à-dire que ou bien le FEW propose une définition générale – ce qui est acceptable dans les cas où il cite plusieurs sources, mais pas lorsqu'il n'en mentionne qu'une, qui elle donne une définition particulière – ou bien il avance une définition particulière, alors qu'au moins une de ses sources donne une définition générale. Comme exemples du premier type, citons: 'roupte "partie cassée de qch." (Rab; Cotgr 1611)' (cf. C: "La route d'une branche"); 'rouleau "piece de bois cylindrique sur laquelle on fait rouler des fardeaux" (dep. XVe)' (cf. C: "Rouleaux. Long and round Leavers whereon Ships are gotten into a Docke, and launched into the water againe" – voir aussi Est-N). Comme exemples du second type: 'rouleau "instrument de culture pour briser les mottes de terre, etc." (dep. Cresp 1606)' (cf. C: "generally, any rolling pinne"); 'ratissure "traits de plume sur ce qu'on a écrit" (Cotgr 1611)' (cf. C: "A rasping, or scraping; also, the scrapings of").

Plus sérieuses sont les mauvaises interprétations: par exemple, le FEW définit entrerougir "entremêler de rouge" (1582; Cotgr 1611), alors que dans C on lit "Entrerougir. To blush a little, to looke somewhat red" (sens différent et verbe intransitif); ou encore FEW 'rougement "avec ruse" (greban; Cotgr 1611)', C "Rougement. Redly"; voir aussi esraillement, rable, rainette, ratoire, rattier, reiglet, resudant, etc. La perspective diachronique du FEW peut l'amèner, se référant à Est-N et à C, à faire des distinctions de sens qui ne correspondent pas à un changement sémantique chez ces derniers: par exemple, pour desreiglé, le FEW dit '"indiscipliné, effréné" (Est 1538-Stoer 1628)' et '"démesuré (passion, etc.)" (1608-Cotgr 1611)'; Est-N a "Desreiglé, Immoderatus, Immodestus", "Immodestus, Immodeste, Desreiglé, Desmesuré, Intemperé" et "Immoderatus, Immoderé, Desreiglé, Sans mesure, Desmesuré"; C ne dit pas autre chose: "Unrulie, disordered, outrageous, unbridled; unmannerlie; immoderate, immodest; irregular, unreasonable, unmeasurable, out of frame"; (voir aussi rapoil, retentive). Cette approche fragmentaire peut l'amener aussi à composer pour des mots synonymes des acceptions différentes: par exemple, le FEW définit rigolement et rigolerie "plaisanterie" (Est 1552 et C), mais rigolage "plaisanterie, raillerie" (C); pour C, les trois mots ont le même sens; (voir aussi recitateur/reciteur, reiglet/riglet). Lorsque C donne une signification différente de celle que lui attribue le FEW et que celui-ci en donne C et Monet 1636 comme sources, c'est en fait Monet l'unique source – voir rédhibition, reiglet, revenir.

Cotgrave se situant à la frontière du moyen français et du français moderne, il n'est pas surprenant que le FEW qualifie les items de C, tantôt de "mfr.", tantôt de "nfr.". Cela peut cependant donner lieu à des inconséquences: 'mfr. ratissouer "râteau" (Cotgr 1611), nfr. "rabot" (1659)'; 'mfr. ratte volage (Cotgr 1611; Oud 1660)'; 'nfr. revenir v.a. (Cotgr 1611; Mon 1636)'; 'nfr. rat des Alpes (Mon 1636), mfr. rat de montagne (1791)'; 'nfr. rétraction "serrement" (1552, Rab)'; voir aussi rétiforme.

La consultabilité défectueuse d'Estienne-Nicot est explicitement reconnue par le FEW dans une note au sujet de l'ambiguïté des items bilingues, ou encore dans une autre note concernant le vocabulaire de Nicot non représenté dans l'ordre alphabétique. Constatant que le mot recitateur se trouve dans DFL 1549, le FEW ajoute que le sens n'est pas clair; en effet, DFL 1549 propose simplement "Recitateur, Recitator". Comme c'est souvent le cas pour les items bilingues, le DLG est plus explicite: "Recitator, Qui list a haulte et clere voix, Recitateur" (dep. 1546). Le FEW, citant le DLG, ne fournit qu'occasionnellement une référence de tête d'article: "representation de biere (Est 1538 s.v. Honorarius tumulus)", "rigolerie (Est 1552 s.v. Sal)"), mais "rigolement (Est 1552)", "enrayer (dep. Est 1552)". A propos de romance, le FEW fait remarquer que le Dictionnaire général et Godefroy le trouvent chez Nicot, mais que l'occurrence ne peut être vérifiée en l'absence d'une référence précise, le mot n'étant pas dans la nomenclature du Thresor. L'on est cependant étonné par le grand nombre d'items que le FEW ne trouve pas dans Est-T, mais qui y sont sub verbo: voir esraillement, rancon, ras, ravasser, régence, remocquer, retrahir, etc.

Il est trop facile de trouver à redire au FEW. Si on le fait, c'est qu'il est, d'une part, un ouvrage de référence indispensable pour toute étude lexicale historique et, d'autre part, un monstre, un monument aux proportions et aux ambitions impossibles.

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Notes

1. T.R. Wooldridge, Concordance du Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot (1606): matériaux lexicaux, lexicographiques et méthodologiques, Toronto, Éditions Paratexte, Trinity College, 1985, 1 vol. imprimé, 1 vol. sur microfiches (collection "Trésor des dictionnaires français" de l'INaLF-CNRS). Les travaux de confection de la concordance ont été subventionnés en partie par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et l'Institut national de la langue française.

2. Dans la suite de l'article, les éditions des dictionnaires Estienne-Nicot sont référenciées comme suit:

En plus d'Est-N et de Cotgrave (C), nous avons consulté, pour les mentions "Mon 1636" et "Oud 1660" contenues dans les items retenus du FEW, l'Invantaire des deus langues françoise et latine, Lyon, Obert (Monet 1636) et le Tesoro de las dos lenguas, española y francesa/Tresor des deux langues, françoise et espagnolle, Bruxelles, Mommarte (Oudin 1660).

3. Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 10, 1962: étymons latins en R.

4. Les crochets signifient que le FEW cite une édition moderne d'un texte de l'époque indiquée.