5. Le flou dictionnairique
Un des principes de base du dictionnaire est la récurrence de la microstructure. Si, par
exemple, on donne prononciation, catégorie grammaticale et définition(s) pour le
mot A, on est normalement tenu de les fournir pour les mots B, C,
D, E, etc. Dans les dictionnaires anciens, ce principe était appliqué
à des degrés de systématicité variables. Les dictionnaires modernes,
compromis de méthode scientifique et de produit commercial à consommation
humaine, contiennent eux aussi mainte dérogation à la règle de la
récurrence. Par exemple, dans le Petit Robert 1993 (Robert 1993), l'article caryocinèse au lieu de
donner une définition renvoie à mitose, où il y a un renvoi à
caryocinèse mais pas de définition de ce mot!
Une autre règle appliquée de façon variable dans le même dictionnaire
est celle de la distinction, dans la séquence du traitement sémantique du mot, entre
définition (matérialisation du sémème) et conditions d'emploi
syntagmatique. Comme le dit la préface méthodologique de la 2e édition
du Petit Robert:
Une bonne définition doit correspondre [...] à tout le défini, [...] et
seulement au défini [...]. La rigueur de la définition a été un de
nos objectifs principaux. [...] Les parenthèses qui se rencontrent à
l'intérieur des définitions ont une valeur précise. Tout d'abord, elles
isolent les éléments qui correspondent non pas au mot lui-même, mais
aux mots avec lesquels il est normalement employé. Par exemple, [...] Flatter
est défini: « Louer excessivement ou faussement (qqn), pour plaire,
séduire » [...]. Ici « qqn » (quelqu'un) [...]
désigne le complément du verbe qui doit être un mot désignant
une personne [...]. [17]
Dans PR 1977 et PR 1993, le mot juxtaposer reçoit deux
définitions assez difficiles à différencier mais éclairées par
les exemples:
Poser, mettre (une ou plusieurs choses) à côté, près d'une autre
ou de plusieurs autres et sans liaison. Juxtaposer une chose à une autre, une
chose et une autre. -- Poser (plusieurs choses) l'une à côté de l'autre,
les unes à côté des autres. Juxtaposer les termes d'une
série. Juxtaposer deux mots pour former un composé.
Si la deuxième définition ne pose pas de problème de
compréhension et d'application (« juxtaposer les termes d'une série
= les poser les uns à côté des autres »), il n'en est pas de
même de la première dans laquelle la partie de l'énoncé hors
parenthèses contient des éléments qui concernent les conditions d'emploi
syntagmatique et non le défini proprement dit (« juxtaposer une chose
à une autre = *la poser à côte d'une autre à une autre et sans
liaison »).
L'exemple éclairant la définition défectueuse, l'usager humain, avec son
esprit d'analyse et de synthèse et ses compétences linguistique,
métalinguistique et pragmatique, arrive à s'en sortir. La machine ne pardonne pas
ce genre d'à-peu-près (on pourrait multiplier les types et cas
d'ambiguïté dictionnairique à l'infini [18]),
aussi n'est-il pas surprenant de constater que les dictionnaires électroniques
dérivés de dictionnaires imprimés tels que le Robert Électronique et l'OED2 se contentent de délimiter des champs
très généraux ou typographiquement marqués [19].
Il y a un autre aspect du flou dictionnairique, plus dommageable celui-ci, où il faut
espérer que l'informatique aura comme effet d'éradiquer
l'à-peu-près chronique de la tradition lexicographique. Le problème se
manifeste de façon particulièrement flagrante dans le traitement sémantique
des lexèmes appartenant à un même champ conceptuel; il peut être
démontré pour bien des champs et dans presque tout dictionnaire. Nous
examinerons ici dans ses grandes lignes le champ onomasiologique du concept 'sac à
transporter des livres, cahiers, papiers' dans les dictionnaires Robert, lesquels vantent les
mérites de la méthode analogique « fondée sur une vue du
lexique comme ensemble structuré » et qui se donne pour tâche de
montrer les « relations entre les mots de la langue » [20]. Partons du mot cartable dans PR 1993:
CARTABLE. Sacoche dans laquelle les écoliers mettent et transportent leurs livres,
leurs cahiers, etc. => serviette; RÉGION.
calepin, carton. Cartable à poignée, à bretelles (=>
gibecière). Porter son cartable à la main, sur son dos.
Un cartable serait ainsi une sorte de sacoche à poignée ou à bretelles
utilisée uniquement par les écoliers (à l'exclusion donc des
étudiants, professeurs, chercheurs, etc.); le mot cartable aurait un grand rapport de
sens [21] avec serviette et les régionalismes
calepin et carton; dans le syntagme cartable à bretelles, il est en
relation avec gibecière. Cependant, une sacoche ne se porterait qu'au moyen d'une
courroie:
SACOCHE. Sac de cuir (ou parfois de toile forte) qu'une courroie permet de porter.
On remarquera que la sacoche (et le cartable) ne serait jamais en similicuir. Passons à
serviette:
SERVIETTE. Sac à compartiments, rectangulaire, généralement pliant,
à poignée, servant à porter des papiers, des livres (=> aussi
attaché-case, cartable, porte-documents).
On nous décrit la forme de la serviette; quelle serait celle du cartable? Nous apprenons que
calepin, au sens de « cartable » est un belgicisme:
CALEPIN. RÉGION. (Belgique) Cartable.
En revanche, la localisation régionale de carton, non défini, reste un
mystère:
CARTON. -- VX ou RÉGION. Carton
d'écolier. => cartable.
Robert 1985 est plus compréhensif au sujet
de la matière:
CARTABLE. Sacoche de cuir, de carton... dans laquelle les écoliers mettent et
transportent leurs livres, leurs cahiers, etc. => Carton, sac,
sacoche, serviette. Cartable à poignée, à
bretelles. Porter son cartable à la main, sur les épaules.
Les renvois ne sont pas les mêmes, bien que et PR 1993 et Robert 1985
donnent gibecière (« Cartable d'écolier à bretelles,
porté sur l'épaule ou dans le dos. ») et sac
(« Serviette, cartable (dans le lang. des écoliers). ») dans la
nomenclature. Dans Robert 1985, l'article serviette (cette fois-ci la serviette est avec
ou sans poignée -- cf. ci-dessus) tient compte des professeurs:
SERVIETTE. Sac à compartiments, rectangulaire, généralement pliant,
avec ou sans poignée, servant à porter des papiers, des livres... =>
Porte-documents, portefeuille. Serviette de cuir. Serviette
d'avocat, de professeur, d'écolier. => Cartable.
D'après la ponctuation, le lecteur est renvoyé au mot cartable non seulement
pour serviette d'écolier mais également pour serviette d'avocat et
serviette de professeur.
Les contradictions d'un article à l'autre laissent perplexe le lecteur humain; souhaitons que
les lexicographes tirent profit des contrôles de systématisation offerts par la
rédaction dictionnairique assistée par ordinateur pour donner une vraie description
des structures du lexique.
Conclusion
L'informatique interactive allège le travail du créateur de bases de données,
lequel n'a plus qu'à produire un objet déterminé par des critères
presque exclusivement objectifs. L'utilisateur de bases de données pose de plus en plus les
questions qu'il veut, pouvant ainsi mettre les données informatisées
réellement au service de sa propre réflexion, analytique ou synthétique,
tâtonnante ou focalisée. Les outils d'investigation se multiplient. Dans le domaine
du flou, on peut citer deux programmes du logiciel TACT permettant à l'utilisateur
de définir le degré d'exactitude/approximation de la recherche.
Simil [22] retrouve toutes les formes textuelles correspondant
à la forme et au degré d'équivalence déclarés. Par exemple,
« simil flou 100% » ne retrouvera que la forme flou si elle est
présente dans le texte; « simil louf 1% » extraira probablement
la liste de toutes les formes du texte; la requête « simil flou 50% »
(c'est-à-dire un degré de similarité d'au moins 50%) appliquée
à ce paragraphe jusqu'au mot suivant produit flou (4 occurrences), louf (1),
ou (3), plus (3). Pour le même texte, Anagrams [23] trouve louf comme anagramme complète de foul,
et l (l') et ou comme anagrammes partielles; dans Le Chien jaune
de Georges Simenon, il rend, entre autres, les anagrammes complètes suivantes:
argent gérant, aspirine parisien, crime merci,
éviter vérité, poisons poisson, promet
trompe.
On conçoit aisément l'utilité de tels auxiliaires de recherche pour le
dépistage de variantes formelles (cf. cognoistre ci-dessus) ou d'échos
phoniques et graphiques dans un texte poétique, par exemple [24].
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Notes
17. Robert 1977: xiv (préface d'Alain Rey).
Il n'y a pas de préface méthodologique dans la 3e édition (1993). Cf. aussi
Rey 1965.
18. Il s'agit, entre autres, de la polyvalence des types de caractères (italique/romain dans
les marques d'usage) et des délimiteurs (parenthèses et crochets), de la
polysémie des renvois, de la superposition d'informations multiples dans des
séquences elliptiques (type « Gagner quelque chose (moyen de
subsistance, récompense), l'acquérir par son travail. » =
« gagner + COD de chose désignant un moyen de subsistance ou une
récompense signifie 'acquérir par son travail (un moyen de subsistance ou une
récompense)' »); voir Wooldridge et
al. 1992.
19. Le Robert Électronique distingue Article abrégé, Article
détaillé, Étymologie, Citations, Synonymes et analogues, Homonymes et
dérivés. L'OED2 sur CD-ROM délimite quatre champs: Vedette,
Étymologie, Définitions, Citations. La version en ligne de l'OED2 exploite
un système de jalons interrogeables correspondant à une soixantaine de champs
marqués typographiquement ou par des mots métalinguistiques clés dans
le dictionnaire imprimé (voir Berg 1989); toujours est-il
que le champ de la définition reste inanalysé.
20. Robert 1977: xvi; cf. les thesaurus de la tradition
anglo-saxonne.
21. Le signe « => suivi d'un mot en gras, présente un mot qui a un grand
rapport de sens: 1° avec le mot traité; 2° avec l'exemple qui
précède » (PR 1993: xxiii).
22. Simil est dérivé de l'algorithme de reconnaissance structurelle
Ratcliff/Obershelp (voir Ratcliff 1988).
23. Lidio Presutti, Université de Toronto.
24. Voir McCarty 1991.