Pour une exploration du français des dictionnaires d'Estienne et de Nicot (1531-1628): notes lexicographiques et bibliographiques

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2001 R. Wooldridge

Première parution in Le français moderne, 46 (1978): 210-25.


1. Introduction

Plus de quatre cents ans après que Robert Estienne a parlé de révéler le trésor caché de la langue française « latentem /./ linguae nostrae gazam exponere » (Dictionarium latinogallicum 1538, préface) on peut envisager de faire de même à l'égard de sa propre oeuvre lexicographique et de celle de Jean Nicot.

Il y a déjà longtemps qu'Oscar Bloch signalait l'importance du vocabulaire employé dans les articles du Thresor de la langue françoyse de Nicot et qui ne figure pas dans les entrées de cet ouvrage [1]. Nous approfondissons ailleurs [2] l'étude de ce vocabulaire, qui remonte dans un certain nombre de cas au Dictionaire françois-latin d'Estienne ou, au-delà, à son dictionnaire latin-français (première édition 1531); il peut aussi se retrouver dans le Grand dictionnaire françois-latin (dernière impression 1628). Contrepartie des éléments non consultables propres au texte du Thresor, il y en a d'autres dans le dictionnaire latin-français, Dictionaire françois-latin ou Grand dictionnaire françois-latin, qui ne passent pas dans le Thresor.

La machine permet de penser à faire un index comparatif des mots de texte des différents dictionnaires qui forment l'ensemble de la lignée Estienne-Nicot, ainsi qu'une concordance des mots lexicaux. Les éditions se succèdent comme suit:

La filiation des éditions (et des réimpressions) est la suivante:
La lemmatisation des formes et la séparation des homographes posent, dans le cas de l'orthographe très variable de la langue du XVIe siècle, des problèmes particulièrement délicats. Chez nos lexicographes, notamment Nicot, s'ajoute le problème de la distinction français/non-français, qui, dans ce texte métalinguistique qu'est le dictionnaire, est très complexe.

Sans intention de suggérer ici des solutions à ces questions, nous pouvons quand même donner une idée des travaux que l'index et la concordance rendraient possibles.

1.1. Le relevé systématique des éléments lexicaux absents du dictionnaire consultable

On est surpris, par exemple, de l'absence en vedette de mots comme neuf (non numéral) et semaine; ils existent cependant respectivement s.v. Besongne: et Absoute/Absoulte: L'histoire des différentes occurrences d'un même mot peut varier. Citons deux exemples parmi les nombreux termes de grammaire que Nicot emploie constamment dans les articles du Thresor sans en faire des vedettes: substantif se trouve s.v. Avoir de 1539 à 1628 (DFL, Thresor, GDFL), tandis que, s.v. Aage, il ne s'emploie que dans le Thresor; verbe s.v. Abbaisser figure à cet endroit seulement dans le Thresor, mais se voit mentionner s.v. La de 1573 à 1628 (DFL 1573, Thresor, GDFL).

1.2. La création d'articles plus complets

La concordance des textes sera déjà en soi une sorte de dictionnaire, un ensemble d'articles. Ceux-ci auront été créés de toutes pièces dans le cas de mots comme neuf (non numéral), sepmaine, substantif et verbe (v. supra); ils seront plus complets lorsqu'il s'agira de mots dont une partie des propriétés est décrite dans la nomenclature du dictionnaire français et une autre partie est illustrée ailleurs: acceptions, emplois grammaticaux ou stylistiques, locutions, etc.

Par exemple, dans l'ordre alphabétique armes a le signalement suivant (nous simplifions):

  1. = « armures », « bastons /./ habillements de guerre » 1539-1628 (DFL, Thresor, GDFL);
  2. = « faits de prouesse » 1539-1628 (DFL, Thresor, GDFL);
  3. = « armoiries » 1549-1628 (DFL 1549-1585, Thresor, GDFL);
  4. = « deffences du sanglier » 1573-1628 (DFL 1573-1585, GDFL);
  5. = « deffenses d'vn cerf » 1609-1628 (Poille);
  6. arme, sing. (sens 1) 1609-1628 (Poille).
Ailleurs on trouve:
  1. armes d'un animal s.v. Beste 1539-1628 (DFL, Thresor, GDFL), s.v. Exarmo 1538-1591 (DLG);
  2. arme, sing. « homme d'arme » s.v. Armure 1549-1614 (DFL 1549-1585, Thresor, Stoer 1593-1605, 1609-1610, Baudoin, Voultier);
  3. arme de traict, arme d'haste s.v. Lancer 1606-1621 (Thresor);
  4. arme d'un veneur s.v. Bouge et Vouge 1606-1621 (Thresor).
Le sens grammatical de l'adjectif tenue n'est que virtuel dans la nomenclature (« TENVE /. / Tenuis »), alors qu'il est actualisé s.v. Aiguille: Il n'est fait, s.v. Auber et Hober, aucune mention de l'usage stylistique de auber/hober, tandis que s.v. Aubain on lit: Le verbe peloter est relevé au sens propre dans l'ordre alphabétique: sous la forme pelauder, il est employé transitivement au figuré s.v. Laver: Un mot peut n'être traité qu'en latin sub verbo et être défini en français sous une autre vedette. Par exemple, peloter au sens propre (cf. supra) :

1.3. Les datations nouvelles

Elles seront la conséquence de 1.1. Par exemple:

1.4. L'étude du fonctionnement du mot en langue et dans le discours lexicographique

Le lexicographe traite le mot autonyme (et se montre souvent normalisant) et emploie l'élément de métalangue. Comparez, par exemple, les deux contextes suivants de isnel:

1.5. La bibliographie des sources nommées

Pour illustrer la partie française du dictionnaire, Estienne 1549 donne des centaines d'exemples tirés des oeuvres de Guillaume Budé. Thierry 1564 cite, entre autres, Le Roman de Berinus, Du Bellay, Pasquier, Ronsard, Vitruve, Guy de Warwick. Nicot-Dupuys 1573 ajoute à la liste Des Essarts (Amadis de Gaule et Les Sept livres de Flavius Josephus), Du Fouilloux, Lemaire, Nicot, etc. Nicot 1606 cite une foule d'auteurs et de textes dont Féron, Franchieres, Gaguin, Gilles, Maugis d'Aigremont, Monstrelet, Tardif et Toison d'Or. Marquis-Guichard 1609 cite Ronsard des centaines de fois, et exploite, entre autres, Amyot, Baïf, Belleau, Du Bartas, Jodelle, Marot, Montaigne et Vigenere. Poille 1609, enfin, s'inspire d'Amyot, Baïf, Du Bellay, Garnier, Marot, Muret, Rabelais, Ronsard, Tyard, etc.

2. Le Thresor

L'édition de loin la plus importante pour le nombre des éléments lexicaux qui se trouvent ailleurs qu'en vedette et, secondairement, pour le nombre de sources nommées, est le Thresor de 1606. Nicot est particulièrement intéressant pour ses remarques doctrinales, quand, commentant les propriétés d'un mot, il élargit la discussion pour énoncer des principes généraux concernant, par exemple, la prononciation, l'orthographe, l'étymologie, la formation des mots ou la syntaxe. Citons: La réunion, à partir de mots clefs (mots métalinguistiques), de ces remarques ferait apparaître la grammaire de Nicot.

3. Le Grand dictionnaire françois-latin

C'est la branche du dictionnaire la moins connue; la filiation de ses éditions est la plus complexe [3]. Dans le lexique retenu et, à plus forte raison, dans le texte des articles, on trouve des termes qui ne sont pas signalés dans d'autres dictionnaires ou qui sont consignés avant la première date indiquée par les dictionnaires historiques (voir 1.3.).

Les deux éditions les plus importantes, celles de Poille et de Marquis-Guichard, se caractérisent par le grand nombre de mentions de noms d'auteurs ou de citations signées qui servent à autoriser ou à illustrer l'emploi des unités de la nomenclature. Marquis-Guichard se délecte à combiner en un paragraphe toutes les épithètes qu'il trouve chez Ronsard pour un même nom. Par exemple :

La concordance de Marquis-Guichard sera, secondairement, une concordance (partielle) de Ronsard.

4. Le dictionnaire latin-français

L'intérêt des équivalents français consignés dans les dictionnaires à entrée non française est reconnu depuis très longtemps. Selon D.T. Starnes [4], John Higgins se serait servi, dans sa révision (1572) du Dictionarie anglais-latin-français de Huloet, du Dictionarium latinogallicum de 1561 plutôt que du Dictionaire francoislatin de 1564. En 1913, Hugues Vaganay corrige, à l'aide des trois premières éditions du DLG, bon nombre des dates fournies par le Dictionnaire général pour la première attestation de différents mots français [5]. En 1936, Mario Roques, annonçant le plan général d'un Recueil général des lexiques français du moyen âge, soulignait l'importance d'un index alphabétique des mots français qui permettrait, entre autres choses, de rendre compte du français des lexiques à entrée non française [6]. B. Quemada, reprenant en 1960 l'idée abandonnée par Roques, publie un index des équivalents français du Vocabulaire flamand-français (c. 1536) de Noël de Berlaimont [7].

Bien des mots du Dictionaire françois-latin remontent à la première édition du Dictionarium latinogallicum, et, parfois, jusqu'au Thesaurus. En revanche, de nombreux éléments français ne passent pas du dictionnaire latin-français dans le français-latin, surtout ceux qui sont ajoutés aux éditions n'appartenant pas à la filiation directe reliant les deux séries (c'est-à-dire 1546, 1552, 1570). Estienne abrégeant en général, pour sa deuxième édition du Thesaurus, les séquences françaises de la première, un mot comme eschiquier (t. de jeu) n'en sortira pas et la première édition du Dictionaire françois-latin n'en rendra pas compte dans la nomenclature:

Lorsque DFL 1539 change en ydoine disparaît (il manque aussi aux entrées).

La remontée du vocabulaire français au dictionnaire latin-français permet très souvent de réunir des synonymes (complets ou partiels) qui, dans le français-latin, sont dispersés. Par exemple, dans Thesaurus 1536 (et DLG 1538) on lit:

dans DFL 1539, cela devient: On arrive ainsi à trouver pour de nombreux mots une véritable définition Par exemple: Le dictionnaire latin-français peut donc jouer un rôle important dans le relevé d'éléments lexicaux, la création d'articles plus complets et la datation de mots dont il a été fait mention plus haut. Une concordance basée sur le latin permettrait de donner une plus grande extension à la deuxième opération; pour reprendre l'exemple de peloter (voir 1.2.), il est possible, par le truchement du latin, de rattacher à ce mot la paraphrase jouer a la paulme:

Conclusion

Ces quelques analyses montrent le profit que l'historien du vocabulaire, aidé au besoin par l'ordinateur, pourrait tirer de l'exploration systématique de l'important ensemble lexicographique représenté par les dictionnaires d'Estienne et de Nicot: une mise en lumière du français du XVIe siècle.

* * * * *

Annexe

Éditions, impressions et publications du Thesaurus et du Dictionariurn latinogallicum, et leur présence en bibliothèque [9]

Le Latinae linguae Thesaurus renferme des équivalents français dans ses deux premières éditions (1531, 1536). Le Dictionarium latinogallicum connaît quatre éditions: 1538, 1546, 1552, 1570. Une impression qui contient des révisions faites au texte du dictionnaire constitue une réédition; une impression qui comporte un texte inchangé est une simple réimpression. Ainsi, quoi qu'en dise la page de titre, l'impression de 1561 est une réimpression de l'édition de 1552; celle de 1570 est une nouvelle édition. Des trois rééditions, seule celle de 1546 fait des additions latines et françaises importantes: le nombre de pages est porté de 757 à 1376, et le nombre de lignes par colonne de 68 à 73. Les deux dernières éditions sont assez peu importantes, surtout la dernière. En 1552, le nombre de pages est porté à 1426 (pages 5 à 1430), le nombre de lignes par colonne reste le même. En 1570, il y a une réduction de quatre pages (pages 5 à 1426), compensée par une augmentation de sept lignes par colonne. Du côté du français, l'édition de 1552 fait un certain nombre d'additions, tandis que les quelques changements effectués en 1570 sont plus souvent des suppressions que des ajouts.

Il reste à parler de l'édition de 1538. Estienne l'imprime par deux fois la même année sans changer ni le titre, ni la préface, ni le nombre des pages, ni l'achevé d'imprimer (« PARISIIS. Excudebat Robertus Stephanus in sua officina. AN. M. D. XXXVIII. IIII. NON. Septembr. »). Entre les deux impressions, on remarque quelques petites différences de composition: mise en pages, mise en lignes, changements d'orthographe. Plus importantes sont les quelques très rares additions faites au texte dans ce que l'on doit considérer comme la deuxième impression (elles se retrouvent presque toutes dans l'édition de 1546). Nous avons pu constater l'existence de deux impressions en comparant trois exemplaires de DLG 1538 (nous ignorons l'identité des autres exemplaires): l'exemplaire de Cambridge est sorti de la première impression, celui de l'Arsenal et celui de Toronto proviennent de la deuxième. La comparaison des pages 1 à 37 révèle les additions suivantes:

Vu le petit nombre des révisions, nous préférons, évidemment avec quelque peu d'arbitraire, considérer la deuxième impression comme une réimpression plutôt que comme une nouvelle édition.

Les informations qui suivent corrigent et complètent B. Quemada, Dictionnaires du français moderne, t. II : Bibliographie générale des répertoires lexicographiques (à paraître), C. Beaulieux, « Liste des dictionnaires, lexiques et vocabulaires français antérieurs au Thresor de Nicot », in Mélanges Ferdinand Brunot (1904), et le Fichier Renouard (B.N. Réserve). Les publications et exemplaires signalés par ces bibliographes qui ne figurent pas sur nos listes seraient soit des fictions de catalogueur soit, dans le cas d'exemplaires réels, des victimes de guerre. Ont été détruites, au moins en partie, au cours des deux guerres mondiales, les bibliothèques municipales d'Arras (1915), Caen (1944), Cambrai (1944), Chartres (1944), Pont-à-Mousson (1944), Saint-Malo (1944) et Tours (1940), entre autres. Les exemplaires que nous avons vus sur place ou en photoreproduction sont notés « V »; ceux dont l'existence a été assurée par un bibliothécaire ou un catalogue sont indiqués par « A »; ceux pour l'existence desquels nous n'avons que le témoignage d'un bibliographe sont signalés au moyen d'un « B ».


Notes

1. Bloch, « Étude sur le Dictionnaire de J. Nicot (1606) », in Mélanges Ferdinand Brunot (1904), 1-13.

2. Wooldridge, Les Débuts de la lexicographie française, U. of Toronto Press (1977). Voir le c. r. qu'en donne H. Naïs, dans le présent numéro du Français moderne.

3. Cf. Wooldridge, « Sur la trace du Grand dictionnaire françois-latin », in Cahiers de lexicologie, 17 (1970-11), 87-99.

4. Starnes, Renaissance Dictionaries, English-Latin and Latin-English, U. of Texas Press (1954), 158.

5. Vaganay, « Pour l'histoire du français moderne », in Romanische Forschungen, 32 (1913), 1-184.

6. Roques, Recueil général, t. 1 (1936), xiii.

7. Quemada, « L'inventaire des dictionnaires bilingues; à propos du Dictionnaire néerlandais-français de N. de Berlaimont », in Cahiers de lexicologie, 2 (1960), 67-78.

8. Voir d'autres exemples dans Wooldridge, « Robert Estienne, cruciverbiste: les équations sémantiques du Dictionnaire francoislatin », in Cahiers de lexicologie, 27 (1975-II), 107-116.

9. Ces mêmes détails sont donnés pour le Grand dictionnaire françois-latin dans Wooldridge, « Sur la trace du GDFL » (voir note 3), et pour le Dictionaire françois-latin et le Thresor dans id., Les Débuts de la lexicographie française (voir note 2). Les Archives de la linguistique française (CNRS-AUPELF) ont l'intention de reproduire ou ont déjà reproduit, sous forme de microfiches, les éditions latin-français du Thesaurus, et les différentes éditions du DLG, DFL, Thresor et GDFL.