Première parution in Computational Lexicology and Lexicography: Special Issue Dedicated to Bernard Quemada, Pisa: Giardini, 1990, t. II, 301-15.
Nous partons de deux déclarations: l'une du regretté R.-L. Wagner, qui a écrit, dans un compte rendu du Dictionnaire du français contemporain: « On a qualifié un peu trop vite cet ouvrage de "révolutionnaire". Lorsqu'on regarde les choses de près, son originalité consiste très souvent dans le retour à des pratiques de bon sens expérimentées par les lexicographes anciens. /./ Depuis 1539 ceux-ci ont empiriquement discerné et défini, comme ils pouvaient le faire de leur temps, la plupart des problèmes que pose le traitement des unités lexicales. Il n'est pour ainsi dire pas de solution qu'ils n'aient pressentie, sinon entrevue. » [1]; l'autre de B. Quemada, qui, citant le mot de Ch. Nodier que « dans toutes les sciences de l'homme, il n'y a de neuf que ce qui est vieux », conclut à propos des dictionnaires qu' « Il ne serait pas sans intérêt de mesurer les plus récentes réalisations à la lumière d'une telle déclaration. » [2] Nous voudrions examiner brièvement ici la façon dont les dictionnaires généraux du premier siècle de la lexicographie française (XVIe-début XVIIe s.) ont employé certains procédés lexicographiques caractéristiques des dictionnaires généraux de la seconde moitié du XXe siècle.
Le Grand dictionaire françois-latin (1609) de Pierre Marquis contient une sorte de concordance des oeuvres de Pierre Ronsard; cette « concordance » prend la forme de listes d'épithètes données pour environ 1200 substantifs de la nomenclature du dictionnaire. [4]
Quelque 200 autres listes d'épithètes sont ajoutées sans mention de source.
Exemple: LAINE [5]
Marquis | « Fine, grosse, rude, commune. // Laine, dorée pour la toison d'or, qui desment sa teincture naturelle es chauderons du hobelin, [sic] s'yurant du rouge venin pour se desguiser plus belle, fines, Rons. » |
Ronsard | « la laine dorée » (X,266,21) « une laine qui dement/ Sa teincture naturelle/ Es chaudrons du Gobelin,/ S'yvrant d'un rouge venin/ Pour se deguiser plus belle » (X,137,32) « fines laines » (I,28,75) [6] |
TLF | « laine fine; grosse laine; /./ laine lavée, cardée, peignée; /./ pure laine » |
Marquis | « Douleur excessiue, triste, finée, Rons. profonde soucieuse, griefue, n~opareille, extreme, amoureuse forte, qui ne s'elente, [sic] qui comble l'ame de desespoir, qui entame les rochers contraincte forme l'accent de sa juste complaincte qui doucement me lime, espineuse, languissante, vraye, Rons. » |
Ronsard | « excessive douleur » (XII,271,334) « triste douleur » (XII,105,230) « douleurs finées » (VI,264,60) « douleur profonde » (VII,253,11) « douleur soucieuse » (X,313,99) « griefve douleur » (XII,196,51), « grieve douleur » (X,38,455), « griéve douleur » (XV,402,14) « douleur nompareille » (VII,171,2) « extreme douleur » (V,78,11)(XV,300,110), « douleur extreme » (XVII,329,3), « douleur extréme/extresme/ extrême » (IV,54,11) (VII,171,14)(XII,202,47) (XVI,148,1081) (XIII,202,47)(XVII,339,10), « extremes douleurs » (VIII,178,338) « amoureuse doulleur » (XII,33,106) « douleur plus forte » (II,68,16)(XVII,124,11), « fortes douleurs » (XV,297,30) « Ne me pourroient la douleur alenter » (IV,69,12) « la douleur qui plus comble mon ame/ De desespoir » (IV,87,13) « un rocher/ Qui sans tendons, sans muscles et sans chair/ Vit insensible, et qui n'a l'ame attainte/ Ny de douleur, ny d'amour, ny de crainte » (XVI,248,106) « la douleur contrainte/ Formoit l'accent de sa juste complainte » (IV,162,12) « douleur qui doulcement me lime » (IV,171,1) « épineuses douleurs » (VI,45,10) « douleur languissante » (XIII,174,93) « douleur vraye » (X,117,17) [7] |
TLF | « Douleur atroce, cruelle, cuisante, déchirante, extrême, folle, fulgurante, horrible, infinie, inouïe, intolérable, lancinante, poignante, violente » |
L3 | DÉPENDRE Etre sous la dépendance,
Dépendance, Dépendant DÉPENDRE Détacher ce qui est pendu, Dépendage, Dépendeur [9] |
Exemple:
Thesaurus 1531 | VOLO, Volito, Volatus, Volatilis, Volatura VOLO, Volens, Voluntas, Voluntarius, Voluntariè, Volentia |
Exemples:
DFL 1539 | SOMME, Sommette, Sommer SOMME (Le -), Sommeil, Sommeiller
MINE mesure
SIEGE (Le de l'homme)
TROMPE et museau d'elephant |
DFC | SOMME Résultat d'une addition SOMME Bête de somme SOMMEIL, Sommeiller, Somnifère, Somme, Demi-sommeil, Ensommeillé
MINE Aspect, Mines
SIÈGE meuble
TROMPE Instrument |
Exemples:
Nicot | DESCHIRER « Deschirer les cheueux, vn papier, toile, drap, peau, & telles autres choses /./ Car on ne dit pas Deschirer pierre, bois, fer, & telles matieres, ains briser & rompre » |
Dubois 1964 | casser/briser/rompre une chaîne casser/briser un vase casser des pierres rompre les amarres briser les scellés |
Nicot | GRIFFE « Est l'onglon long & poinctu de la beste qui a les doigts separez. Et en pluriel griffes, les onglons tels que dit est de tout le pied, qu'en Faulconnerie on appelle particulierement serres. Ainsi dit on les griffes du Lyon, Liepard, Once, Ours, Chat, & d'vn Griffon. Car de tous autres oyseaux de proye, on dira plus particulierement serres » [12] |
DFC | GRIFFE « Ongle crochu d'un animal: Les oiseaux de proie ont des griffes puissantes et acérées (syn.: SERRE). Le chat sort ses griffes, donne un coup de griffe. » |
Exemples:
Nicot 1606 | DRESSOIR « Est vn buffet sans armoires ne tiroir, ains à tablettes simples /./ Et est different du Buffet, en ce que le dressoir n'est iamais à armoires ne tiroir » |
FAULDETEUIL « Est vne espece de chaire à dossier & à accouldoirs /./ » [14] |
Exemples:
DFL 1539 s.v. Bailler | « Bailler la pelotte l'~ug a l'autre, Pelotter, Datatim ludere » |
DFL 1539 s.v. Herbe | « Vne herbe qui ha diuerses couleurs, comme uerd, iaune,
rouge, appelee genesie & helesie, Symphonia » « Vne herbe resemblant au pied d'ung lieure qu'on appelle L'herbe de la trinite, ou Pied de lieure, Lagopus » « Vne herbe haulte de deux couldees a fueilles de laurier, mais plus molles & de saueur fort picquante, que aucuns appellent faulsement Raue, & les aultres Passe rage, Lepidium » « Vne herbe qui ha la fleur semblable au lis rouge, la semence noire en figure d'une demie lentille, & n'ha point de nom en Franco is, Phalangites » |
DFL 1549 s.v. Oiseau | « Vne sorte d'oiseau qui mange les mousches à miel,
Mezange, Merops » « Vng oiseau uiuant de figues, Becquefigue, Melancoryphus » « Vng oiseau tout uerd aussi grand qu'une tourterelle, qu'on ne ueoit qu'en esté, un Lorion, ou Loriot, Chlorion » « Vng oiseau resemblant au cygne, Vng Butor, Onocrotalus » |
Robert s.v. Griffe | « Griffe des oiseaux de proie, de l'aigle, du faucon... V. Serre » |
Robert s.v. Boule | « Boule de fil, de laine. V. Pelote, peloton » |
Robert s.v. Herbe | « Herbe verte (V. Verdure) » « Herbe entretenue pour la décoration des jardins, des parcs... V. Gazon, pelouse » « Herbe qui repousse après la fenaison. V. Regain » |
Robert s.v. Oiseau | « Monstre mi-oiseau. V. Harpie » |
Exemples:
Nicot s.v. Oiseau | OISEAU « Est vn terme general à toutes bestes qui ont pennes /./ lesquelles selon leurs especes sortissent noms particuliers, comme perdrix, faisants, poulles, canards, oyes, grues & autres /./ Oiseaux de proye, sont ceux qui viuent de rapt & de grif qu'ils exercent sur les autres especes d'oiseaux, comme font l'Aigle, le faulcon gentil, pelerin, Tartarot, Gerfault, Sacre, Lanier, & l'Austour, l'Esperuier, l'Esmerill~o, le Mil~a, & autres viu~at de rapine /./ Oiseaux de passage, ou passagers, sont ceux qui en certaine saison de l'année abbandonnans vne contrée passent en l'autre, comme fait le faulcon pelerin, le Tartarot, le Gerfaut, le Sacre, le Tunicien » |
Nicot s.v. Armes | « Armes offensiues /./ comme espées, dagues, poignards, masses, haches, becs de faucon, lances, halebardes, iauelines, arbalestes, hacquebutes, & semblables bastons de guerre. /./ armes defensiues, qu'on dit habillements de guerre, comme corselets, heaumes, hauberts, mailles, plastrons, & autres pieces de couuerture de l'homme d'armes. » [15] |
Robert s.v. Oiseau | « Classification des oiseaux (ordres et familles):
ALCIFORMES (Alcidés ou Alques). ANSÉRIFORMES ou LAMELLIROSTRES
(Anatidés) /./ » « PRINCIPAUX OISEAUX Accenteur, Agami, Aigle, Albatros /./ » |
Robert s.v. Arme | « Armes de main, d'estoc et de taille, V. Baïonnette, cimeterre, couteau, coutelas, dague, épée, glaive, poignard /./ Armes défensives. V. Armure, blindé (blindage), bouclier, casque, cotte d'armes, cuirasse » |
Exemples:
Nicot s.v. Accent | « signifie les virgules & marques apposées aux mots indicans les endroits d'iceux où il faut hausser, ou rabbaisser, ou contourner la voix: dont il y a trois manieres, accent aigu, dont voici la figure, ´ accent grief ou graue, ` & accent circonflex ou contourné, ^ ou ~ » [16] |
Nicot s.v. Beau | « le François és mots prins du Latin où la letre, L, est adherant en suyte à la voyelle E, change la dite lettre L, en V, & fait d'icelle voyelle, vn diphthongue, comme de bellus, beau, de scabellum, escabeau de flagellum, fleau » |
Nicot s.v. J'ay | « Les François rendent le temps preterit parfait du verbe Latin par ce mot i'ay, comme Feci, i'ay fait, Laui, i'ay laué » |
Nicot s.v. Village | « est vn mot moitié Latin moitié François: car le chef est de ce mot Latin Villa, & la queue est Françoise: car telles terminaisons sont Françoises comme en peage, appanage, rauage, vsage, passage, combien que l'Espagnol l'ait aussi disant Omenaje, Seluage, & l'Italien Villaggio » |
Le Grand dictionaire françois-latin édité par Jacob Stoer en 1599, 1603 et 1606 prolonge le Dictionaire françois- latin, dans lequel les remarques concernant la prononciation étaient sporadiques et non normalisées, et d'une édition à l'autre ajoute des notations de plus en plus systématisées sur la prononciation des mots dont la forme écrite pose problème.
Exemple: Féraud 1787 s.v. Accorder
Stoer 1606 s.v. Personnier
Dictionaire françois-latin. 1e éd., Paris: R. Estienne, 1539; 2e éd., Paris: R. Estienne, 1549; 3e éd., Paris: Dupuys/Macé, 1564; 4e éd., Paris: Dupuys, et [Lyon]: de Hus, 1573. [cf. Estienne 1539 et 1549].
Dictionarium latinogallicum. 1e éd, Paris: R. Estienne, 1538; 2e éd., Paris: R. Estienne, 1546; 3e éd., Paris: C. Estienne, 1552; 4e éd., Paris: Dupuys, et [Genève ou Lyon]: Honorat, 1570. [cf. Estienne 1538]. Base interactive de l'édition de 1552
Dictionnaire de l'Académie française, 1e éd., Paris: Coignard, 1694, 2 vols. Base interactive.
Dictionnaire du français contemporain, éd. J. DUBOIS et al., Paris: Larousse, 1966.
Dictionnaire du français vivant, Paris: Bordas, 1972.
DUBOIS, J., Distribution, ensemble et marque dans le lexique, Cahiers de
lexicologie, 5 (1964), 3-15.
DUBOIS, J. et Cl., Introduction à la lexicographie, Paris: Larousse,
1971.
ESTIENNE, R., 1531 voir Thesaurus linguae latinae.
Id., 1538, voir Dictionarium latinogallicum.
Id., 1539, 1549 voir Dictionaire françois-latin.
FÉRAUD, J.F., Dictionaire critique de la langue
française, Marseille: Mossy, 1787-88, 3 vols.
Grand dictionnaire françois-latin. Éd. STOER, [Genève]: Stoer,
1593, 1599, 1603, 1606; éd. BAUDOIN, Lyon: Morillon, 1607; éd. MARQUIS, Lyon: Pillehotte, 1609; éd. POILLE,
Paris: Cottereau, 1609; éd. VOULTIER, Lyon: Morillon, 1612; éd.
De BROSSES, Cologny: Pernet et Lyon: "pour Iacob Stoer", 1614. [Cf. Stoer,
Marquis, Voultier]. Base interactive.
Grand Larousse de la langue française, Paris: Larousse, 1971-78,
7 vols.
LA PORTE, M. de, Epithetes, Paris: Buon, 1571; Lyon: Rigaud, 1593.
MARQUIS, P., 1609 voir Grand dictionnaire françois-latin.
NICOT, J., Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que
moderne, Paris: Douceur, 1606. Base interactive.
POTTIER, B., La définition sémantique dans les dictionnaires,
Tralili, III (1965), 1, 33-39.
QUEMADA, B., Les Dictionnaires du français moderne, 1539-1863,
Paris: Didier, 1967.
ROBERT, P., Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française, Paris: Société du Nouveau Littré, 1951-64, 6 vols.
RONSARD, P., Oeuvres complètes, éd. P. Laumonier.,
Paris: Hachette, Droz, Didier, 1914-67, 18 vols.
STOER, J., 1599, 1603, 1606 voir Grand dictionnaire françois-
latin.
Thesaurus linguae latinae. 1e éd., R. Estienne, Paris, 1531; 2e
éd., Paris: R. Estienne, 1536. [cf. Estienne 1531].
Trésor de la langue française: Dictionnaire de la langue du
XIXe et du XXe siècle, Paris: CNRS, 1971-94, 16 vols.
VOULTIER, J., 1612 voir Grand dictionnaire françois-latin.
WAGNER, R.-L., Compte rendu du Petit Robert et du Dictionnaire du
français contemporain, Bulletin de la Société de
linguistique de Paris, LXIII (1968), 2, 95-104.
WOOLDRIDGE, T.R., Robert Estienne, cruciverbiste: les équations
sémantiques du Dictionaire francoislatin, Cahiers de
lexicologie, 27 (1975), 107-16; édition en ligne.
Id., Les Débuts de la lexicographie française: Estienne,
Nicot et le « Thresor de la langue françoyse »
(1606), Toronto: University of Toronto Press, 1977; 2e édition, Toronto: EDICTA, 1997.
Id., Le Grand dictionnaire françois-latin: histoire, types et méthodes, Toronto: Éds Paratexte, 1992; édition en ligne, Toronto: EDICTA, 2001.
Notes
3. Cf. TLF, t. I, préface (de P. Imbs), xxv.
4. Les dictionnaires d'épithètes furent à la mode
à cette époque. Les listes de Marquis ne doivent rien aux
Epithetes de Maurice de La Porte (1571, 1593).
5. Dans les exemples, la barre diagonale et les guillemets s'emploient comme
suit:
6. Nous citons Ronsard, Oeuvres complètes, éd. Laumonier
(index Creore). Ronsard a aussi, entre autres: « noire laine
», « grossiere laine », « laine
teinte », « laine rude », «
blanche laine »,
« laines entieres ». Ronsard O/ laine grosse/
rude/commune.
7. Id., ibid. Ronsard a aussi « douleur amere »,
« douleur
humaine », « grande douleur », «
tragiques douleurs », etc.
8. Le successeur moderne de la première édition du
Dictionnaire de l'Académie, qui range les adresses par racines,
est plutôt le Dictionnaire du français vivant (Bordas,
1972) que le DFC.
9. Nous citons d'après Dubois, 1971: 22.
10. Ainsi, alors que SOMME Summa et SOMME Somnus ont
des articles distincts, ASSOMMER (une personne) et ASSOMMER (une somme)
partagent un même article.
12. Voir aussi FELLÉ, FELLURE, PORTAIL, PORTE dans le Thresor.
14. Voir aussi BRIQUE (brique/tuyle/quarreau), TROMPETTE
(trompette/ clairon/ sacquebute) dans le Thresor.
15. Voir aussi BLÉ, FAULCON, HABILLEMENT, PASTURAGE dans le
Thresor.
16. Voir aussi ABLATIF dans le Thresor.
18. Quemada prétend qu' « il faut attendre 1612 pour que le
VOULTIER français-latin-grec signale "les accents sur les mots ainsi
qu'il faut les prononcer " » (1967: 106); les accents en question
n'affectent dans Voultier 1612 que les mots latins.
// sépare deux alinéas / sépare deux vers /./ indique une coupure entourent un signifié « » entourent une citation