Procédés lexicographiques, tant anciens que modernes

Russon Wooldridge

University of Toronto

© 2001 R. Wooldridge

Première parution in Computational Lexicology and Lexicography: Special Issue Dedicated to Bernard Quemada, Pisa: Giardini, 1990, t. II, 301-15.

Abstract: Most of the methods used in modern lexicography were at least partly worked out in early dictionaries. Eight procedures characteristic of general French dictionaries of the second half of the twentieth century are traced in this article to models from general dictionaries of the first century of French lexicography (16th - early 17th century). They are: binary groups, degrouping of homonyms and grouping of derivatives, distributional analysis, semic analysis, analogy, metametalinguistic entries, phonetic transcription, and numbering of meanings.


Nous partons de deux déclarations: l'une du regretté R.-L. Wagner, qui a écrit, dans un compte rendu du Dictionnaire du français contemporain: « On a qualifié un peu trop vite cet ouvrage de "révolutionnaire". Lorsqu'on regarde les choses de près, son originalité consiste très souvent dans le retour à des pratiques de bon sens expérimentées par les lexicographes anciens. /./ Depuis 1539 ceux-ci ont empiriquement discerné et défini, comme ils pouvaient le faire de leur temps, la plupart des problèmes que pose le traitement des unités lexicales. Il n'est pour ainsi dire pas de solution qu'ils n'aient pressentie, sinon entrevue. » [1]; l'autre de B. Quemada, qui, citant le mot de Ch. Nodier que « dans toutes les sciences de l'homme, il n'y a de neuf que ce qui est vieux », conclut à propos des dictionnaires qu' « Il ne serait pas sans intérêt de mesurer les plus récentes réalisations à la lumière d'une telle déclaration. » [2] Nous voudrions examiner brièvement ici la façon dont les dictionnaires généraux du premier siècle de la lexicographie française (XVIe-début XVIIe s.) ont employé certains procédés lexicographiques caractéristiques des dictionnaires généraux de la seconde moitié du XXe siècle.

1. Les groupes binaires

Les rédacteurs du Trésor de la langue française se servent de relevés de groupes binaires qui donnent pour un mot-adresse les cooccurrents sémantiques (noms, verbes, adjectifs, adverbes) les plus fréquents, d'après le corpus de travail, dans l'environnement syntagmatique immédiat. [3] Dans la microstructure du dictionnaire, les cooccurrents sont présentés sous la rubrique « SYNT. ».

Le Grand dictionaire françois-latin (1609) de Pierre Marquis contient une sorte de concordance des oeuvres de Pierre Ronsard; cette « concordance » prend la forme de listes d'épithètes données pour environ 1200 substantifs de la nomenclature du dictionnaire. [4]

Quelque 200 autres listes d'épithètes sont ajoutées sans mention de source.

Exemple: LAINE [5]

Exemple: DOULEUR

2. Le dégroupement des homonymes et le regroupement des dérivés

Le Dictionnaire du français contemporain reprend un classement abandonné par la lexicographie générale depuis plusieurs siècles. [8] En fait, si l'exemple du DFC est plus connu, le Larousse trois volumes en couleurs (L3) avait déjà appliqué la méthode en 1965-66: Dans ses dictionnaires latins (Thesaurus linguae latinae 1531, Dictionarium latinogallicum 1538), Robert Estienne, fondateur de la lexicographie moderne, systématisa une pratique partiellement réalisée dans les glossaires médiévaux: les mots-adresses sont regroupés étymologiquement par familles dérivationnelles (dérivés suffixaux) dont une forme de base est mise en vedette, les dérivés en sous-vedette; les familles sont classées entre elles par ordre alphabétique des mots de base.

Exemple:

Estienne garde le même principe dans son Dictionaire francoislatin (1539), quoique l'application en soit moins rigoureuse. [10] Le critère de l'étymologie y est assisté par un critère sémantique.

Exemples:

3. L'analyse distributionnelle

Dans une étude parue en 1964, J. Dubois analyse la distribution des trois verbes briser, casser et rompre. [11] Le Dictionnaire du français contemporain, publié deux ans après, indique (de façon partielle) la distribution au moyen des synonymes donnés après les différents exemples d'un mot-adresse. Il arriva à Jean Nicot, dans son Thresor de la langue françoyse (1606), de décrire la distribution des parasynonymes.

Exemples:

4. L'analyse sémique

B. Pottier [13] analyse les différences spécifiques des définitions dictionnairiques en sèmes: Dans leur traitement des sous-ensembles qui s'y prêtent, les dictionnaires de définitions ont toujours procédé plus ou moins de la sorte, à commencer par le plus ancien dans la tradition française.

Exemples:

5. L'analogie

Le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert joint au dictionnaire de définitions traditionnel (mot -> définition, espèce -> genre) un dictionnaire onomasiologique (définition -> dénomination, genre -> espèces) dérivé de la tradition des dictionnaires analogiques.

5.1. Définition Dénomination

En inversant son Dictionarium latinogallicum (dictionnaire de version) pour en faire le Dictionaire francoislatin (dictionnaire de thème), Estienne rédigeait maintes fois des items dans lesquels une paraphrase française introduisait une dénomination latine. Dans les cas où une dénomination française existait également, celle-ci était souvent donnée à la suite de la paraphrase initiale. La deuxième édition du DFL, plus « française », ajouta un certain nombre de dénominations françaises aux paraphrases de la première.

Exemples:

5.2. Genre Espèces

Une vingtaine d'articles du Thresor de Nicot énumèrent les espèces à partir du terme général.

Exemples:

6. Les articles métamétalinguistiques

Le Grand Larousse de la langue française, en plus d'un dictionnaire de la langue, contient un dictionnaire de grammaire et de linguistique. Ce dernier consacre ses articles à des rubriques telles la conjugaison ou l'emprunt. Le Thresor de Nicot est le premier dictionnaire général à commenter les structures de la langue, quoique de façon fragmentaire. Les termes de grammaire y sont utilisés dans le discours métalinguistique, mais sont presque entièrement absents de la nomenclature. Aussi les commentaires métamétalinguistiques sont à chercher dans des articles de mots qui illustrent une règle; exceptionnellement on les trouve sous un terme de grammaire.

Exemples:

7. Transcription de la prononciation

Nous ajoutons à nos comparaisons entre les premiers dictionnaires français et ceux de la seconde moitié du XXe siècle deux rubriques où il est question de l'innovateur Dictionaire critique de la langue française (1787) de l'abbé Féraud. Parlant de la transcription de la prononciation, B. Quemada dit que c'est « Une réalisation qui /./ n'affectera systématiquement les grands dictionnaires de langue qu'à l'extrême fin du XVIIIe siècle » et que « C'est à l'abbé FÉRAUD /./ que sera reconnu le rôle de promoteur ». [17]

Le Grand dictionaire françois-latin édité par Jacob Stoer en 1599, 1603 et 1606 prolonge le Dictionaire françois- latin, dans lequel les remarques concernant la prononciation étaient sporadiques et non normalisées, et d'une édition à l'autre ajoute des notations de plus en plus systématisées sur la prononciation des mots dont la forme écrite pose problème.

7.1. Systématisation

Sur environ 2300 ajouts (alinéas nouveaux ou augmentés), 592 concernent la prononciation du mot-adresse, dont la plupart ajoutés par Stoer 1606. Sur ces 592 notations, 451 contiennent une forme abrégée de prononcez: p. x 1, pr. 117, pro. 16, pron. 292, pronon. 25. Le chiffre de 592 sousestime le nombre de mots dont Stoer donne la prononciation, car il énonce parfois une règle générale au niveau de la macrostructure: ou bien dans la microstructure il regroupe plusieurs mots (voir PASTÉ ci-dessous). Stoer emploie l'alternance du romain et de l'italique pour distinguer la copule métalinguistique (pron., etc.) de la notation de la prononciation.

7.2. Types de transcription (nous citons Stoer 1606)

V + s -> V avec accent aigu signifiant voyelle allongée: [18] Lettres, syllabes superflues: Syllabation: Cf. Féraud 1787

8. La numérotation des acceptions

Selon B. Quemada (1967), les numéros d'ordre pour le classement des acceptions furent introduits par Féraud (1787). [19]

Exemple: Féraud 1787 s.v. Accorder

Nous avons trouvé un hapax en 1606:

Stoer 1606 s.v. Personnier

Conclusion

Le degré de systématisation des procédés dans les premiers dictionnaires.

  • 1) Les groupes binaires chez Marquis. Quelque 1500 articles sont concernés: en plus des listes d'épithètes, des listes de noms (compléments ou déterminés) sont données pour une centaine de verbes ou d'adjectifs. Le nom de Ronsard (Ron./Rons./Ronsard) a une fréquence de 1513 dans les ajouts de Marquis.
  • 2) Le regroupement des dérivés est systématique chez Estienne; le dégroupement des homonymes va de paire avec le regroupement des dérivés et est assez fréquent.
  • 3) L'analyse distributionnelle est occasionnelle chez Nicot.
  • 4) L'analyse sémique fait partie de la définition. Il y a des milliers de définitions données par Nicot dans le Thresor. Les oppositions sémiques explicites du type dressoir/buffet sont en nombre réduit, en partie parce que seulement une partie du lexique s'y prête.
  • 5) La condensation (définition -> dénomination) interlinguistique (français-latin) est très fréquente dans Estienne 1539. La condensation monolingue est occasionnelle dans Estienne 1539, plus fréquente dans les éditions ultérieures. La démarche hyponymique est occasionnelle chez Nicot.
  • 6) Les commentaires métamétalinguistiques sont très fréquents dans le Thresor – cf. le titre de la page 1: « Les commentaires de la langue françoise ».
  • 7) Stoer donne systématiquement la prononciation des mots dont l'orthographe pose problème.
  • 8) L'article PERSONNIER de Stoer 1606 contient l'unique exemple dans tout le corpus Estienne-Nicot (Thesaurus linguae latinae, Dictionarium latinogallicum, Dictionaire françois-latin, Thresor de la langue françoyse, Grand dictionnaire françois- latin) de la numérotation des acceptions.


    Bibliographie

    CREORE, A.E., A Word Index to the Printed Works of Ronsard, Leeds: Maney, 1972, 2 vols.

    Dictionaire françois-latin. 1e éd., Paris: R. Estienne, 1539; 2e éd., Paris: R. Estienne, 1549; 3e éd., Paris: Dupuys/Macé, 1564; 4e éd., Paris: Dupuys, et [Lyon]: de Hus, 1573. [cf. Estienne 1539 et 1549].

    Dictionarium latinogallicum. 1e éd, Paris: R. Estienne, 1538; 2e éd., Paris: R. Estienne, 1546; 3e éd., Paris: C. Estienne, 1552; 4e éd., Paris: Dupuys, et [Genève ou Lyon]: Honorat, 1570. [cf. Estienne 1538]. Base interactive de l'édition de 1552

    Dictionnaire de l'Académie française, 1e éd., Paris: Coignard, 1694, 2 vols. Base interactive.

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    Id., 1539, 1549 – voir Dictionaire françois-latin.

    FÉRAUD, J.F., Dictionaire critique de la langue française, Marseille: Mossy, 1787-88, 3 vols.

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    LA PORTE, M. de, Epithetes, Paris: Buon, 1571; Lyon: Rigaud, 1593.

    MARQUIS, P., 1609 – voir Grand dictionnaire françois-latin.

    NICOT, J., Thresor de la langue françoyse, tant ancienne que moderne, Paris: Douceur, 1606. Base interactive.

    POTTIER, B., La définition sémantique dans les dictionnaires, Tralili, III (1965), 1, 33-39.

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    STOER, J., 1599, 1603, 1606 – voir Grand dictionnaire françois- latin.

    Thesaurus linguae latinae. 1e éd., R. Estienne, Paris, 1531; 2e éd., Paris: R. Estienne, 1536. [cf. Estienne 1531].

    Trésor de la langue française: Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle, Paris: CNRS, 1971-94, 16 vols.

    VOULTIER, J., 1612 – voir Grand dictionnaire françois-latin.

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    WOOLDRIDGE, T.R., Robert Estienne, cruciverbiste: les équations sémantiques du Dictionaire francoislatin, Cahiers de lexicologie, 27 (1975), 107-16; édition en ligne.

    Id., Les Débuts de la lexicographie française: Estienne, Nicot et le « Thresor de la langue françoyse » (1606), Toronto: University of Toronto Press, 1977; 2e édition, Toronto: EDICTA, 1997.

    Id., Le Grand dictionnaire françois-latin: histoire, types et méthodes, Toronto: Éds Paratexte, 1992; édition en ligne, Toronto: EDICTA, 2001.


    Notes

    1. Wagner, 1968: 99.

    2. Quemada, 1967: 562.

    3. Cf. TLF, t. I, préface (de P. Imbs), xxv.

    4. Les dictionnaires d'épithètes furent à la mode à cette époque. Les listes de Marquis ne doivent rien aux Epithetes de Maurice de La Porte (1571, 1593).

    5. Dans les exemples, la barre diagonale et les guillemets s'emploient comme suit:

    6. Nous citons Ronsard, Oeuvres complètes, éd. Laumonier (index Creore). Ronsard a aussi, entre autres: «  noire laine  », «  grossiere laine  », «  laine teinte  », «  laine rude  », «  blanche laine  », «  laines entieres  ». Ronsard O/ laine grosse/ rude/commune.

    7. Id., ibid. Ronsard a aussi «  douleur amere  », «  douleur humaine  », «  grande douleur  », «  tragiques douleurs  », etc.

    8. Le successeur moderne de la première édition du Dictionnaire de l'Académie, qui range les adresses par racines, est plutôt le Dictionnaire du français vivant (Bordas, 1972) que le DFC.

    9. Nous citons d'après Dubois, 1971: 22.

    10. Ainsi, alors que SOMME “Summa” et SOMME “Somnus” ont des articles distincts, ASSOMMER (une personne) et ASSOMMER (une somme) partagent un même article.

    11. Dubois, 1964: 3-15.

    12. Voir aussi FELLÉ, FELLURE, PORTAIL, PORTE dans le Thresor.

    13. Pottier, 1965: 33-39.

    14. Voir aussi BRIQUE (brique/tuyle/quarreau), TROMPETTE (trompette/ clairon/ sacquebute) dans le Thresor.

    15. Voir aussi BLÉ, FAULCON, HABILLEMENT, PASTURAGE dans le Thresor.

    16. Voir aussi ABLATIF dans le Thresor.

    17. Quemada, 1967: 102, 108.

    18. Quemada prétend qu' «  il faut attendre 1612 pour que le VOULTIER français-latin-grec signale "les accents sur les mots ainsi qu'il faut les prononcer "  » (1967: 106); les accents en question n'affectent dans Voultier 1612 que les mots latins.

    19. Quemada, 1967: 492, n. 6.