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L’écologie du français canadien d’après Sylva Clapin (1894 et 1913)

© 2004 Gabrielle SAINT-YVES, Ph.D.

Stagiaire postdoctorale au CIRAL,

Trésor de la langue française au Québec

Université Laval

Article déjà paru :

2003, «L'écologie du français canadien d'après Sylva Clapin (1894 et 1913)», dans Annette Boudreau, Lise Dubois, Jacques Maurais et Grant McConnell (publié par), Colloque international sur l'Écologie des Langues, Paris, L'Harmattan, p. 131-154. (C-103)

                                                             Résumé

D’après la conception de Sylva Clapin, auteur du Dictionnaire canadien-français (1894), le français canadien peut être défini à travers les rapports qu’il entretient non seulement avec le français de référence, mais aussi avec le français acadien et l’anglais; par ailleurs, les éléments constitutifs du français canadien s’expliquent par les sources auxquelles il s’est abreuvé: le français des XVIIe et XVIIIe siècles, les parlers des régions de France, les langues amérindiennes et l’anglais. Clapin a ainsi été le premier à décrire l’écologie du français canadien, tenant compte à la fois des variétés avec lesquelles il a été en contact et de celles dont il s’est nourri. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait également été le premier à considérer le français canadien comme une variété complète en soi. Cette conception devait avoir une incidence directe sur l’évaluation qu’il ferait des canadianismes lexicaux. Sylva Clapin peut, pour ces raisons, être considéré comme un représentant important d’une approche globale dans l’évaluation du français canadien. Mais le paysage linguistique – où semblent coexister harmonieusement éléments de culture et de civilisation et cohabiter toute une gamme de variétés et sous-variétés de langue – s ‘assombrira plus tard. Dans la mouvance de l’entreprise d’épuration linguistique lancée par la Société du parler français au Canada, Clapin prendra le relais de Raoul Rinfret (1896) dans le but de participer à cet effort de standardisation. En 1913, il publiera un lexique correctif intitulé Ne pas dire mais dire. Inventaire de nos fautes les plus usuelles contre le bon langage, destiné à un public de jeunes apprenants, manifestant une volonté d’intervenir sur la langue. Des indices de nature épilinguistique, tels les commentaires évaluatifs sur les usages, seront révélateurs du malaise éprouvé par cet auteur devant l’obligation d’évaluer concrètement le français du Canada.

Introduction

Nous ne savons même pas, à cette heure, de quelle main nous écrirons lorsque nous serons affublés de l’hémisphère droit de l’un et du gauche de l’autre! Et quelle conscience aurons-nous? Quelle mémoire? Les racines nerveuses remplaceront-elles nos racines nationales, familiales, et sociales?

Jacques Godbout, Les têtes à Papineau (1981: 28-29)

Dans la thèse de doctorat que nous avons soutenue à l’Université de Toronto en janvier 2002, nous avons tenté de dégager les critères d’évaluation des canadianismes chez les auteurs de manuels correctifs et de répertoires lexicaux publiés de 1841 à 1881 (v. Saint-Yves 2002). Ce faisant, nous avons pris conscience que les opinions des auteurs étaient fondées essentiellement sur une comparaison entre le français canadien et d’autres variétés de français, voire d’autres langues. L’étude du Dictionnaire canadien-français (1894) de Sylva Clapin nous a permis de dégager chez ce lexicographe un système de relations qui correspond à une véritable écologie du français canadien[1].

D’après la conception de Clapin, le français canadien peut être défini à travers les rapports qu’il entretient non seulement avec le français de référence[2], mais aussi avec le français acadien et la langue anglaise; par ailleurs, les éléments constitutifs du français canadien s’expliquent par les sources auxquelles il s’est abreuvé: le français des XVIIe et XVIIIe siècles, les parlers des régions de France, les langues amérindiennes et l’anglais. Ainsi, ce polyvalent de la plume a été le précurseur d’une description écologique du français canadien, tenant compte à la fois des variétés avec lesquelles il a été en contact et de celles dont il s’est nourri. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait également été le premier à considérer le français canadien comme une variété complète en soi. Cette conception devait avoir une incidence directe sur l’évaluation qu’il s’apprêtait à faire des canadianismes lexicaux. Sylva Clapin peut, pour ces raisons, être considéré comme un promoteur d’une approche globale dans l’évaluation du français canadien.

Munie d’une loupe, à l’instar du célèbre personnage d’Agatha Christie, nous sommes aujourd’hui à la recherche d’indices qui nous conduiraient sur une piste nouvelle pour explorer le microcosme dans lequel s’est construite la conception du français canadien chez le prolifique lexicographe Sylva Clapin (v. un aperçu de sa contribution lexicographique dans la bibliographie). Le système écolinguistique tel que décrit par Louis-Jean Calvet (1999) nous fournit un cadre utile pour cette étude qui doit tenir compte d’allers-retours constants entre le changement et la recherche d’un équilibre. Le premier volet de la communication permettra de présenter la dimension écologique externe de la conception du français canadien de Clapin dans les rapports d’inclusion qu’entretient le français du Canada avec le français de référence, dans ses rapports de complémentarité avec le français acadien et dans ses rapports de juxtaposition à la langue anglaise. Par le biais de la dimension écologique interne, nous ferons par la suite voir les racines du franco-canadien qu’a mises au jour Clapin: celles du français de référence, celles des parlers des régions de France, celles des langues amérindiennes et celles de l’anglais. Puisant dans toutes ces sources, le français canadien a fini par acquérir une certaine autonomie qui se manifeste par le développement d’un fonds lexical original qui conserve la marque de ses origines. Cette analyse permettra de dégager le portrait valorisant du français canadien que brosse l’auteur à travers l’examen de divers procédés utilisés dans le métalangage et la définition, dans les exemples à contenu culturel et les développements encyclopédiques et enfin dans le traitement discret de l’anglicisme.

Mais le paysage linguistique – où semblent coexister harmonieusement éléments de culture et de civilisation et cohabiter toute une gamme de variétés et sous-variétés de langue – s ‘assombrira plus tard. Dans la mouvance de l’entreprise d’épuration linguistique lancée par la Société du parler français au Canada, Clapin, sensible aux perturbations de son milieu, tentera d’apporter sa propre contribution. Nous verrons, dans le second volet de la communication, que l’auteur sera forcé de revoir sa représentation du français canadien après avoir pris conscience des problèmes que posent l’évaluation des usages par rapport au français de référence et la cohabitation avec l’anglais. C’est ainsi qu’en 1913, il publiera un lexique correctif intitulé Ne pas dire mais dire. Inventaire de nos fautes les plus usuelles contre le bon langage, où les accents épilinguistiques seront révélateurs d’un malaise éprouvé devant l’obligation d’évaluer concrètement le français du Canada.

1 Conception harmonieuse du français canadien (Clapin 1894)

En somme, comme on voit, de quoi fournir amplement matière à un nouveau glossaire, venant s’ajouter à la liste déjà longue de tous ceux auxquels on a confié, en France, le dépôt des différents dialectes et patois français. De fait, par le lien de la langue, le Canada n’est-il pas toujours une province éloignée de la France? Et ce glossaire même, qu’est-ce, après tout, sinon l’étude particulière d’une phase, traversée présentement par la langue française en un certain coin d’Amérique? Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français (1894: VIII)

Plus de quatre mille mots sont recensés dans le Dictionnaire canadien-français, accompagnés de nombreuses citations d’auteurs français[3], mais aussi d’écrivains canadiens comme Louis Fréchette (s. v. arisée) et Joseph-Charles Taché (s. v. (petit) castor), d’historiens tels que l’abbé Henri-Raymond Casgrain (s. v. barouche) et Pierre-François-Xavier de Charlevoix[4], du poète Pamphile Lemay (s. v. étirer) et de l’auteur du Glossaire franco-canadien, Oscar Dunn[5]. La présence d’auteurs canadiens est un élément de nouveauté quasiment propre à Clapin et qu’on ne verra sérieusement exploité, par la suite, que dans le Dictionnaire du français Plus, en 1988 (v. Saint-Yves 2001, sous 2.2: Quebec specificity). Quant à l’aspect esthétique de l’œuvre, on se rend compte que le lexicographe a mis un grand soin aussi bien dans la production, la mise en pages, la conception et la structure des articles que dans le choix et le nombre des exemples. De plus, pour reprendre les mots de Georges Straka, dans son avant-propos de la réimpression du Dictionnaire canadien-français en 1974, Sylva Clapin a le mérite d’avoir incorporé à son ouvrage un appendice original constituant «un groupement idéologique, sinon de tous les mots, du moins des substantifs les plus employés».

Il faut noter, de prime abord, un titre se subdivisant en quatre parties[6], et dont toute l’originalité réside dans l’absence de termes négatifs, qui donne les premiers indices d’une réelle orientation d’ouverture. La première partie, soit le Dictionnaire canadien-français, est mise en relief par une typographie noire et contrastive; on remarque cependant que l’auteur utilise le terme dictionnaire pour décrire un ouvrage auquel il a donné plutôt les caractéristiques d’un glossaire. La seconde partie du titre comprend le mot composé Lexique-glossaire et annonce une paraphrase du contenu. Dans la troisième partie, des mots, expressions et locutions ne se trouvant pas dans les dictionnaires courants et dont l’usage appartient surtout aux Canadiens-français, l’auteur explique qu’il a répertorié l’usage lexical particulier aux Canadiens mais absent des dictionnaires usuels. La quatrième partie, intitulée avec de nombreuses citations ayant pour but d’établir les rapports existant avec le vieux français l’ancien et le nouveau patois normand et saintongeais, l’anglais, et les dialectes des premiers aborigènes, précise que des citations serviront à démontrer les racines lexicales du patois canadien (s. v. âge, embêter) ou encore du dialecte canadien (s. v. aller, balier, ot). Soulignons ici que ces deux appellations sont synonymes de façons de parler au Canada et qu’elles sont valorisées sous la plume de Clapin, puisqu’elles évoquent l’existence d’un lien de parenté avec la France.

Une préface substantielle où seront exposés les objectifs du dictionnaire, accompagnés d’un discours élogieux à propos du français canadien, permet à Clapin d’exprimer son souci de conserver les mots en usage parmi les Canadiens français, qu’il classera en six catégories: a) les mots du vieux français, b) les provincialismes, c) les mots français employés dans une acception canadienne, d) les mots créés au Canada, e) les mots anglais et amérindiens et f) les mots anglais et amérindiens adaptés[7]. Ce promoteur de la variété canadienne de français qualifiera son ouvrage d’acte «d’agression» mené contre les puristes de l’époque ayant donné au français du Canada le nom de «jargon canadien» – «sorte de caricature du français et un parler tout-à-fait digne de mépris» (1894: VIII). L’auteur s’oppose ainsi à ceux qui voudraient «faire, du langage des Français d’Amérique, un décalque aussi exact que possible de la langue de la bonne société moderne en France» (p. IX). De plus, il remettra en question les nombreuses guerres qui ont été faites à des mots français sous prétexte qu’ils ne figurent pas dans le Dictionnaire de l’Académie[8].


Le dictionnaire de Clapin sera généralement bien reçu par la presse canadienne (v. par ex. Revue Canadienne[9], octobre 1894), mais certaines réserves seront exprimées par les journalistes Laurent (v. Feuille d’Érable, mai) et Louis Fréchette (v. La Minerve, 30 juillet). Quant au linguiste américain James Geddes (1902), il affirmera que ce dictionnaire est le plus sérieux et ambitieux projet lexicographique ayant été réalisé au Canada français. Il présentera l’auteur comme un être ouvert d’esprit et nullement puriste en matière de néologie canadienne.

1.1  L’écologie externe: les rapports avec les autres variétés

Sylva Clapin se représente, sous la forme d’un réseau cohérent, trois types de rapports qu’entretient le français canadien avec d’autres variétés de langue. Le premier rapport est inclusif en ce sens que le français canadien fait partie du français de référence, conception conforme à celle explicitée par Dunn qui, en 1880, fit une sortie remarquée en prenant résolument la défense du peuple dont la langue lui semblait correspondre, pour la plus grande part, au «français académique», c’est-à-dire celui qui est décrit dans les dictionnaires parisiens (v. Poirier et Saint-Yves 2002). Le second rapport est celui de complémentarité: la variété acadienne est présentée, par l’entremise de toute une série d’appellations géolinguistiques, comme une variété distincte, mais complémentaire, de la variété de langue canadienne. Le troisième est un rapport de juxtaposition: l’auteur présente certains types d’emprunts à l’anglais sans aucune marque prescriptive, lorsque le mot anglais n’est pas aveuglément intégré à la langue, mais plutôt accolé au français canadien et qu’il garde la mémoire de ses origines. Examinons quelques exemples répertoriés sous chacune de ces rubriques.

1.1.1 Rapport d’inclusion au français de référence

De tout cela découle le droit strict que nous avons, nous aussi Canadiens, habitant un pays bien différent de la France, non-seulement de conserver précieusement les vieux mots qui s’adaptent à notre tempérament, mais même d’en créer des nouveaux, c’est-à-dire de greffer sur le vieux tronc de la langue française les jeunes pousses que nous avons en quelque sorte fait surgir de notre sol. Inutile, pour cela, d’attendre le mot d’ordre de la mère patrie. Une seule restriction s’impose: c’est que ces néologismes soient autant que possible dans le génie de la langue française; en d’autres termes qu’ils soient formés de telle sorte qu’ils auraient pu tout aussi bien avoir été mis en usage en France. (1894: XI)

La variété de français du Canada est présentée comme le prolongement de la langue-mère française[10]. Elle est le résultat de nouvelles conditions de vie: d’une faune, d’une flore, d’un climat et d’une culture qui se greffent, de façon inclusive, au français de référence. Cette conception repose sur le principe élaboré par Oscar Dunn (v. sa Préface, XVIII-XIX, et s. v. chantier) du droit strict à sa propre variété de français, qui ressort comme l’élément essentiel de la pensée de Clapin. En témoigne la citation claire et détaillée reproduite ci-dessus, qui occupe une place centrale dans la préface de l’ouvrage. Viennent en outre à l’appui les affirmations révélées à travers la terminologie de l’auteur pour désigner la variété de français canadien: français du Canada, franco-canadien, langage des Français d’Amérique, langue française en un certain coin d’Amérique, langue franco-canadienne, tout comme les termes dialecte canadien, notre patois et patois canadien qui évoquent, comme nous l’avons déjà signalé, l’existence d’un lien de parenté direct avec les patois et dialectes de France, sans aucune valeur épilinguistique négative. Certaines formulations pour désigner l’usage canadien, comme bon français ou encore langue nouvelle ou même fidèle reflet de la nature ambiante, sont, en outre, évocatrices de perceptions positives et sereines du milieu dans lequel évolue la langue. Il ne faut pas oublier l’importance attribuée par Clapin aux apports anciens de la langue de référence. C’est souvent dans un langage poétique qu’il revendiquera la légitimité de cet héritage, et ce, de façon incitative, auprès de son lectorat[11]:

Vieux mots, vieux souvenirs, envolés dans le calme d’une belle nuit d’été, combien j’aime ici à vous donner une forme quelque peu tangible. (1894: XV)

1.1.2 Rapport de complémentarité avec le français acadien

Clapin distinguera, dans la variété de français canadien, des sous-variétés reflétant diverses facettes sociales et institutionnelles de cette langue, telles que: langage des chasseurs (des coureurs de bois, des pêcheurs, des trappeurs, des voyageurs), langage des vieux Canadiens, langue du peuple ainsi que langue du droit criminel, langue parlementaire et langue politique. L’auteur ne négligera pas non plus de présenter l’autre variété de français parlée au Canada, soit le français acadien, qu’il identifiera, en 1902, dans A New Dictionary of Americanisms, par l’abréviation Fr. A. pour signifier French Acadian (s. v. aboideau), en parlant de l’origine et de l’étymologie d’américanismes.

On verra, parsemées dans le Dictionnaire canadien-français, des remarques sur l’usage acadien envisagé dans un rapport de complémentarité avec le français canadien, notamment avec les façons de parler des Canadiens du «bas Saint-Laurent», de «l’Ile-aux-Coudres» ou encore du «bas de Québec». Le traitement lexicographique des acadianismes et la terminologie pour en parler comme expression particulière aux Acadiens, ou encore mot particulier aux Acadiens, démontrent ainsi la sensibilité qu’a Clapin pour les variétés et sous-variétés du français au Canada. Clapin présente la variété acadienne comme s’harmonisant avec le français canadien en montrant que les usages acadiens débordent sur le territoire québécois, par exemple à propos des mots aboiteaux, amouneter, arrimer et chantonner, comme on le voit dans les extraits suivants:

- s. v. aboiteaux: Sorte de remblai, ou digue, que l’on construit sur les bords d’un rivage peu élevé, afin de s’opposer aux mouvements des eaux. Cette expression est particulière aux Acadiens et à la région du bas de Québec. “Le brave Acadien … me fait remarquer les aboiteaux qui suivent les sinuosités de Memramcook.” Abbé Casgrain, Pèlerinage au pays d’Evangéline, p.20.

- s. v. amouneter: […] Cette expression est particulière aux Acadiens et à la région du bas de Québec.

- s. v. arrimer: […] Les Acadiens, et ceux d’entre les riverains du bas Saint. Laurent dont la pêche est l’industrie habituelle, ont des hardiesses extraordinaires de langage à propos de ce même mot arrimer[12]. Ainsi, par exemple, ils diront: – Arrimer l’autel, dans le sens de orner l’autel.

- s. v. chatonner: […] Cette expression est particulière à la région du bas Saint-Laurent, et surtout aux Eboulements, à l’Ile-aux-Coudres. On la rencontre aussi fréquemment parmi les Acadiens.

Cette prise en compte de la variété acadienne sera par la suite évoquée, mais de façon beaucoup plus floue, chez Narcisse-Eutrope Dionne (1909); il faudra attendre le Dictionnaire du français Plus (Poirier 1988) pour voir présentées, de façon complémentaire à la description de la réalité linguistique et culturelle québécoise, des références implicites et explicites à l'Acadie[13] (v. à ce sujet Saint-Yves 1996).

1.1.3 Rapport de juxtaposition à la langue anglaise

- s. v. cash: Mot anglais qui signifie “argent comptant ,” c.-à-d. l’argent réel et effectif qu’on reçoit ou qu’on donne au cours d’une transaction: – Je vous paierai cash. Il n’y a rien comme le cash, dans les affaires. Cet anglicisme, d’une diffusion générale parmi les Canadiens français, se fait pardonner son intrusion par un mérite réel: – il est à la fois commode, bref et significatif.

La position de Clapin s’inscrit dans le prolongement des travaux d’Oscar Dunn, qui avait posé le problème de la reconnaissance nécessaire d'un certain nombre d'anglicismes confirmés dans l'usage. Ainsi on observe chez l’auteur du Dictionnaire canadien-français un assouplissement dans le traitement qu’il fait de l’anglicisme, un comportement plus réaliste en somme. La langue anglaise est présentée dans le dictionnaire comme cohabitant sur le même territoire que le français du Canada; son apport n’est pas nécessairement négatif, mais il se doit, selon l’auteur, d’être clairement identifié. La langue française n’a pas à assimiler les éléments provenant de l’anglais; on doit plutôt les juxtaposer aux usages français, de sorte qu’on puisse aisément reconnaître les apports, comme par exemple les anglicismes formels (lexématiques), sans en perdre de vue l’origine, comme c’est le cas pour les calques et les anglicismes de sens.

Clapin est ouvert à la reconnaissance des anglicismes qui traduisent la réalité canadienne dans son fonctionnement, notamment sur les plans politique (s. v. debater, gerrymander), juridique (s. v. record, subpoena) et administratif (s. v. ledger). En somme, l’acceptation des emprunts à l’anglais, comme celle des emprunts aux langues amérindiennes, découle d’une vision globale du pays où se côtoient plusieurs nations qui sont en interaction y compris au plan culturel (s. v. reel). Voici quelques exemples qui illustrent bien ce point de vue élargi sur la question:

- s. v. bay-window: Mot anglais d’acception courante pour fenêtre-baie, ou fenêtre en saillie. Le bay-window est aussi l’équivalent du terme technique ″cul-de-lampe,″ désignant plus spécialement une fenêtre soutenue par un encorbellement formant cul-de-lampe.

- s. v. debater: Mot anglais passé dans la langue politique, pour désigner celui qui, dans une assemblée délibérante, fait preuve d’une forte argumentation et d’une logique serrée.

- s. v. ledger: Mot anglais servant à désigner le Grand-Livre d’une maison de commerce, d’une banque, etc.

- s. v. record: de l’ang. record. Dossier, registre, archives. Demeurer de record : Rester dans les archives. Mettre de record : Consigner aux archives.

- s. v. reel: Mot anglais désignant une danse fort animée, à laquelle peuvent prendre part plusieurs danseurs à la fois, et qui est très en vogue dans les campagnes.

1.2 L’écologie interne: les racines du franco-canadien

L’image de l’arbre peut servir à illustrer la conception qu’a Sylva Clapin du français-canadien comme variété en soi. L’auteur expose en effet toute la complexité d’un système de racines qui se subdivise en deux catégories: d’une part, les vieilles racines et, d’autre part, les jeunes racines. Les premières ramifications, les racines profondes, sont celles du français de référence ainsi que des parlers des régions de France; les racines traçantes (de surface) sont liées aux langues amérindiennes et à l’anglais. Ainsi alimenté, le français canadien a donné lui-même naissance à des usages originaux qui en illustrent la vitalité.

1.2.1 Le français de référence

Clapin dresse une image cohérente de la variété canadienne, eu égard à ses origines et à ses sources de renouvellement. Le français de référence est le fondement de cette variété puisque le lexicographe a montré que l’essentiel des éléments constitutifs du français canadien relèvent de ce dernier. Toutefois Clapin ne dévoile pas explicitement cette source mais se contente de mettre en évidence le stock lexical caractéristique; le français de référence sert de base de comparaison pour établir ce qui est proprement canadien, dans un appendice regroupant les Substantifs employés le plus communément au Canada et groupés par catégories (soit une vingtaine, touchant à l’habitation, à la parenté, à l’immobilier, au vestimentaire, aux lieux, aux outils, aux jeux, etc.). Du reste, il n’avait pas à refaire cette démonstration puisqu’il est l’héritier de Dunn, qui, lui, l’avait exposée en termes clairs. Comme nous l’avons vu plus haut (sous 1.1), Oscar Dunn estime que le français canadien est identique, pour l’essentiel, au français de référence, qu’il dénomme le français académique.

1.2.2 Les parlers des régions de France

Il s’agit dans ce cas aussi d’un héritage reçu, mais qui ne se renouvelle pas directement puisque cette source d’apport est tarie depuis la Conquête du Canada par les Anglais. Il importait donc à cette époque pour Clapin de bien marquer la filiation directe entre les parlers des régions de France et le français canadien[14]. L’auteur aime à préciser l’origine dialectale ou régionale d’un particularisme canadien; il définit cette catégorie de mots dans la partie liminaire (1894: VII): «[l]es différentes formes particulières à celles des provinces de France, qui ont fourni autrefois les plus forts contingents de colons pour le Canada». Dunn avait déjà amorcé le travail, mais l’auteur du Dictionnaire français-canadien illustrera mieux que son prédécesseur, dans sa préface, l’harmonie qui se dégage de la mise ensemble des apports du français de France et du noyau que constitue le français de référence; les deux sources ont contribué à former la variété canadienne. Selon une conception dominante à l’époque, le Canada est pour Clapin une province de France (v. à ce sujet Poirier et Saint-Yves 2002), ce qui justifie justement certains traits langagiers régionaux de la mère patrie qui se sont conservés dans le langage des Canadiens. Les traits ‘dialectaux’ du français canadien deviennent des atouts plutôt que des tares, bien que l’auteur reconnaisse qu’il y a un ménage à faire dans le fonds populaire. Cette conception est celle que véhicule encore le Glossaire du parler français au Canada en 1930.

Clapin, à la manière d’un tisserand de catalogne, fera ainsi plusieurs rapprochements avec des usages anciens, dialectaux, bien illustrés dans les exemples ci-dessous, s’appuyant sur des dictionnaires du français régional et dialectal, pour mettre en valeur la riche confection artisanale et multicolore des «formes du franco-canadien» (p. XVII-XXV) et de la «langue franco-canadienne» (p. XLII). Par ailleurs, ces mots régionaux qui sont arrivés au Canada connaissent une faveur qui contraste avec leur étiolement en France:

- s. v. accreire (faire): Faire accroire. Au XVIIe siècle, la forme normande accreire subsistait encore, en France, dans la langue parlée.

- s. v. adonner: Convenir, s’adapter, favoriser: – Le vent adonne, c.-à-d. le vent est favorable. Cette expression est encore fort usitée en Saintonge.

- s. v. affiquiots: […] En Normandie, on dit encore affutiaux, pour "petits ustensiles, outils et meubles personnels."

- s. v. créyable: Croyable. dér. de creire. L’ancienne forme dialectale, en France, est creable.

1.2.3 Les langues amérindiennes

Identifier l’origine des mots amérindiens, qui ont complété les lacunes lexicales du français canadien, est pour Clapin une préoccupation majeure qui le caractérise. Il utilise, à cet effet, une riche terminologie répartie en plusieurs catégories. Une première classe, de type plutôt général, englobe toutes les langues amérindiennes; on y trouve des termes et des qualificatifs du genre: ancien mot sauvage, mot d’origine sauvage, mots empruntés aux dialectes des premiers aborigènes, terme indien, traduction d’une expression sauvage. Clapin se sert aussi d’appellations plus spécifiques pour qualifier certaines langues amérindiennes, telles que l’algonquin (du sauvage algonquin, mot d’origine algonquine), le cri (du dialecte cri, du sauvage cri, mot d’origine Cree), l’iroquois (d’origine iroquoise, mot iroquois), le huron (d’origine huronne, du sauvage huron), le micmac (mot micmac) et le montagnais (mot d’origine montagnaise).

On pourra voir, dans les exemples donnés ci-dessous, que le qualificatif sauvage n’a pas chez Clapin de valeur épilinguistique[15], mais plutôt une valeur historique. Par ailleurs, ce mot n’est plus le seul, nous l’avons vu, à désigner les emprunts aux langues amérindiennes. On commence donc à avoir des formulations concurrentes ou plus spécifiques que l’expression mot sauvage; les autres dénominations font la promotion d’une reconnaissance explicite de l’influence linguistique des premières nations sur le lexique canadien. La terminologie très élaborée pour parler des amérindianismes montre clairement l’influence exercée sur Clapin par les linguistes américains Alexander Chamberlain (1888-1889), Aaron M. Elliott (1885, 1887, 1889) et celle d’Albert Lacombe, auteur du Dictionnaire de la langue des Cris (v. p. XLII et la liste des ouvrages consultés p. XLII-XLIV). Nous reproduisons ici certains extraits illustrant la préoccupation philologique du lexicographe pour la description précise des origines amérindiennes d’un ensemble de mots qui constitue, à ses yeux, une partie intégrante du français canadien:

- s. v. chichikois: Instrument de musique en usage chez les sauvages, et servant à battre la mesure. […] Le vrai mot sauvage de cet instrument étrange est chichigouane, de chichigoué signifiant serpent à sonnettes, sans doute par analogie avec le bruit de grelots de la queue de ce reptile.

- s. v. piroque: Mot sauvage francisé, et désignant soit un canot d’écorce, ou un canot fait d’un tronc d’arbre creusé.

- s. v. tamarac: Mot algonquin désignant l’arbre plus connu sous le nom d’épinette rouge. Certains étymologistes rattachent ce mot à l’arme dite tomahawk, laquelle était surtout faite avec le bois du tamarac.

- s. v. tomahawk: Arme de guerre des sauvages, en forme de casse-tête. Lacombe fait dériver ce mot du dialecte Cri otomahuk, assommez-le, ou otâmahwaw, il est assommé.

- s. v. touladi, touradi: Mot montagnais désignant une grosse truite particulière aux lacs du nord de Québec.

Clapin s’évertue donc à illustrer tous les aspects de l’originalité du lexique canadien; les influences amérindiennes dans le domaine de la faune et de la flore méritaient à ce titre d’être mises en évidence. Le souci d’inclusion de ce type d’emprunts est en fait présent depuis la préface jusqu’aux parties annexes[16]. Cette attitude est aux antipodes de celle de Thomas Maguire, auteur du premier Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, en 1841, dont la préoccupation consistait à éliminer des écarts par rapport au français de référence, notamment tous les «mots indiens» (s. v. atoca et pémina).

1.2.4 L’anglais

La seconde section comprendra la série des anglicismes, et nous entendons par là non-seulement les expressions où "une signification anglaise est donnée à un mot français," tels par exemple que application pour demande, emphatiquement pour catégoriquement, mais en outre tous les mots anglais mêmes tant soit peu francisés, boodleur dérivé de "boodler," poutine de "pudding," etc. (1894: XXVI-XXVII)

C’est avec Sylva Clapin que le sens d’anglicisme se modernise et prend une autre valeur que celle de terme à proscrire. L’auteur emploiera anglicisme pour regrouper des mots d’emprunt à l’anglais de trois types: les anglicismes de sens, les anglicismes adaptés et les calques. Le terme prendra ainsi une valeur technique qui n’est pas forcément épilinguistique. Cet effort de typologie est encore une fois révélateur d’une volonté de décrire avec précision les composantes du lexique canadien et de caractériser le phénomène de l’emprunt dans la variété canadienne de français. Mais cette approche permet surtout de montrer que ces emprunts à l’anglais fonctionnent à l’intérieur du lexique canadien. Sur la base formée d’éléments du français et des parlers régionaux, ou empruntés aux langues amérindiennes et à l’anglais, s’est développée un fonds proprement canadien.

1.2.5 Les créations canadiennes

 Nos puristes sont sans pitié pour ces archaïsmes, comme pour ces nouveaux venus, et ne veulent voir là que ramage de populace illettrée. Mais tout cela, pourtant, aide à constituer cette chose si prisée par les écrivains européens, et qui se nomme, en littérature, de la "couleur locale," ou bien encore de la "saveur de terroir." (1894: XI)

Sur le tronc solide de la langue française se greffent, d’après Clapin, les innovations, les «nouveaux mots créés de toutes pièces au Canada», c’est-à-dire les canadianismes proprement dits (p. VII). Dans une partie annexe, bien conçue, le lexicographe consacrera plus d’une vingtaine de pages à regrouper les plus importants substantifs canadiens selon un classement onomasiologique, tout en fournissant un équivalent en français de référence pour chacun des termes. La terminologie employée pour désigner ces créations laisse entrevoir la légitimité de cette composante du lexique canadien: acceptions au Canada, expressions locales, forme ou locution canadienne et nouveau mot. L’auteur se sert en outre de termes techniques, tels que canadianisme et néologisme, qui n’évoquent pas le discours désapprobateur des puristes de son époque. Enfin, il a recours à des formulations exprimant des connotations positives, comme dans le cas de couleur locale, jeunes pousses, termes empreints d’une forte originalité. Voici deux exemples qui illustrent, l’un, l’autonomie que Clapin attribue à la variété canadienne, et l’autre, la légitimité reconnue de ses propres créations:

- s. v. chèferie, chefferie: Néologisme politique servant à désigner l'ensemble des fonctions, privilèges, devoirs, etc., appartenant au chef reconnu, c.-à-d. au porte-drapeau d'une des races, provinces, ou factions politiques du Dominion: – La Chèferie de la province de Québec.

- s. v. clavigraphe: Néologisme dû à M. Louis Fréchette, et qui sert à désigner la machine à écrire, d’origine américaine, dite type-writer.

Par ailleurs, dans un cahier de type bibliographique intitulé France-Canada: bibliographie canadienne, établi à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1900, nous avons trouvé une description du Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin qui aiguise la curiosité. Notre recherche permet de supposer que c’est Clapin lui-même qui aurait préparé ce livre de présentation d’ouvrages canadiens, ou du moins qu’il y aurait collaboré. On reconnaît aisément, dans l’extrait suivant, la conception positive qu’a le lexicographe du français canadien:

Partout se créent des expressions, des mots, des tournures répondant aux besoins de la conversation. Du moment que les mots créés ou employés sont conformes au génie de la langue, sont français d’essence, pourquoi les proscrire, nous refuser un peu d’originalité? Le titre de ce dictionnaire, dictionnaire canadien-français, indique que nous prétendons avoir un idiome canadien-français, dont nous n’avons pas honte et qui a sa saveur. ([Sylva Clapin], France-Canada, Bibliographie canadienne, 1900: 60)

1.3 Incidence sur l’évaluation des canadianismes

Dans sa pratique lexicographique, l’auteur se servira de divers procédés de valorisation qui transparaissent, entre autres, dans la neutralité du métalangage, dans les définitions, dans le choix des exemples, à travers les développements encyclopédiques et dans le traitement discret de l’anglicisme.

1.3.1 Le métalangage et la définition

Un style définitoire neutre est employé dans l’ensemble du dictionnaire pour décrire le lexique canadien, voire même les mots d’emprunt. La recherche de tous les sens possibles, pour chacun des mots canadiens, reflète une volonté de poursuivre une démarche véritablement philologique[17]. Le style rencontré ressemble souvent à celui d’une défense et illustration du français canadien. On observera, en outre, que le lexicographe définit un certain nombre de canadianismes sans faire aucunement référence à ce qui les distingue de l’usage de France:

- s. v. fléchée (ceinture): Ceinture de laine autrefois fort portée, surtout en hiver, et qui est ainsi nommée parce que, dans la trame, de nombreux fils de couleur se dirigent en tous sens en formes de flèches.

- s. v. gadelle: Variété de groseille, venant par grappes, et qui se partage en trois espèces: la rouge, la blanche et la noire. La gadelle rouge se distingue par sa plus grande acidité, et la blanche par sa saveur sucrée. Enfin, avec la gadelle noire, aussi appelée cassis, on fabrique une liqueur fort estimée.

La valorisation de l’usage est perceptible à travers la fierté communiquée par l’auteur dans son discours sur les canadianismes. Par exemple, le particularisme est présenté dans la préface comme étant très joli ou pittoresque et n’évoquant pas de connotation négative: le sémantisme du mot canadien est, dans certains contextes, moralement ‘supérieur’ à l’acception française car il n’est pas «désobligeant» (s. v. faraud), «grossier» (s. v. fichtre) ou encore «malhonnête» (s. v. filles). Il arrive aussi à l’auteur de donner à son style une note de lyrisme, de poésie et de nostalgie pour illustrer les qualités évocatrices, analogiques et littéraires de la langue du Canada. C’est ici qu’on voit poindre le littéraire régionaliste qu’est aussi Clapin. L’époque ancienne est vénérée à travers l’usage qu’on faisait de certains mots[18].

Le contenu canadien de la définition est très varié; on y rencontre des gentilés et des éléments de toponymie, par exemple des noms de ville. S’ajoutent à cela des renseignements d’ordre géolinguistique qui sont des précisions à propos de la région où s’emploient ces termes. Clapin fait ici figure de dialectologue, soucieux d’attirer l’attention sur les usages linguistiques des principales villes, Québec et Montréal, sans négliger les régions:

- s. v. bombe: Se dit, dans la région de Québec, de la bouilloire ordinaire dont les ménagères se servent pour faire chauffer leur eau. A Montréal, on dit un canard.

- s. v. travail: Brancard d’une voiture, c.-à-d. prolonges de bois d’une voiture, et entre lesquelles on attelle le cheval. Le mot travail est particulier à la région de Montréal. A Québec et dans les environs, on dit les menoires.

1.3.2        Les exemples culturels et les développements encyclopédiques

- s. v. épluchette: Réunion à la veillée de voisins, d’amis, surtout de jeunes garçons et jeunes filles, pour éplucher la provision de blé-d’Inde d’une famille. L’heureux “cavalier” qui, le premier, peut présenter un bel épi rouge à sa belle, est le héros de la soirée. Ces réunions sont aussi, la plupart du temps, l’occasion de divertissements divers, de danses, se prolongeant fort avant dans la nuit.

 Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français (1894)

Dans ce lexique-glossaire, Sylva Clapin ouvre véritablement les portes de sa bibliothèque de mots canadiens. La lecture des articles est empreinte des couleurs locales de la culture nord-américaine, de son milieu, d’une faune et d’une flore particulières. Ce littéraire[19], cet amusant conteur et farfelu personnage dans le théâtre du quotidien journalistique apporte la saveur du terroir dans le choix de ses mots, en passant par des définitions descriptives accompagnées de riches exemples et de développements encyclopédiques qui font rêver à la chasse-galerie, danser aux épluchettes et, pour les gourmands, goûter aux tourtières, beignes, croquignoles et autres sucreries. On ne néglige pas, en outre, de présenter la diversité culturelle acadienne et amérindienne dans certains développements. Clapin est un auteur fort intéressant et ses développements multiples donnent à ce dictionnaire une riche dimension historique et culturelle. Nous nous limiterons dans l’exemplification de cet aspect, à l’article beluet dont la définition marie lexicologie et encyclopédie:

- s. v. beluet: Sorte d’airelle à la baie bleu foncé, et qui est très répandue au Canada, surtout dans la région du Saguenay, où il s’en fait à chaque saison une cueillette énorme. On dit aussi Bluet.

1.3.3        Traitement discret de l’anglicisme

- s. v. bill: Mot anglais qui désigne tout projet de loi présenté en Chambre, et, par extension, toute loi quelconque déjà promulguée. Bill public: – Bill émanant directement de la Couronne. Bill privé: – Bill se rapportant à des questions locales ou à des intérêts particuliers. Le mot bill est aussi usité, dans les relations usuelles et commerciales ordinaires, dans le sens de "Facture de marchandises, note ou mémoire de choses fournies, etc.": – J’viens vous payer votre bill.

Clapin n’a pas voulu attirer l’attention sur les anglicismes dans son dictionnaire; ce souci de discrétion est perceptible à travers différentes techniques. Tout d’abord, l’auteur donne une définition plutôt savante de l’anglicisme, bien différente de celle des puristes; il explique clairement les emplois et donne des exemples de l’usage, comme pour les autres mots. Il ne s’empresse pas, non plus, d’identifier l’origine de tous les mots d’emprunt à l’anglais: affidavit, amalgamation, change, charger, chèquer, cocktail, cow-boy, cracker, know-nothinghisme, moonshiner, motto, steak, steamboat, stock, track passent ainsi incognito pour quiconque n’étant pas aux aguets. De plus, le métalangage pour décrire les anglicismes est très neutre, l’approche étant ici encore essentiellement descriptive (s. v. anxieux, bacon).

Le lexicographe illustre même par des exemples l’usage d’anglicismes de la langue parlée: «I s’en est fait donner un black-eye, j’vous assure» (s. v. black-eye). Finalement, Clapin corrige, tout comme Oscar Dunn d’ailleurs, ce qui avait été erronément qualifié d’anglicisme. Il en profite, à cet égard, pour faire des rapprochements avec des emplois du français contemporain ou ancien, avec le latin, avec des dialectalismes. Il va même jusqu’à rappeler l’origine française antérieure de certains emplois que les Canadiens français ont pris à l’anglais:

- s. v. marchandises sèches: de l’ang. dry goods. Désignation courante On trouve cette locution dans les Voyages de Champlain, ce qui semblerait assez indiquer que le mot anglais dry goods n’est que la traduction d’une vieille expression française.

2 Le choc de la réalité: une écologie perturbée (Clapin 1913)

Les progrès réalisés, depuis quelques années, afin de débarrasser notre Parler Français de tous les termes impropres et vicieux, ont été considérables. Sylva Clapin, Inventaire de nos fautes (1913: 5)

En 1892, Sylva Clapin devient libraire-éditeur à Boston. Des séjours aux États-Unis et le poste de traducteur qu’il occupera à Ottawa (1902-1921) lui feront prendre conscience de la menace de l’anglais. Ne pas dire mais dire, Inventaire de nos fautes les plus usuelles contre le bon langage, publication de 1913 (rééditée par Clapin en 1918), est un répertoire de fautes né véritablement de cette double expérience.

2.1 Pourquoi la publication d’un inventaire de fautes?

Le titre annonce un ouvrage de type correctif dont l'orientation est prescriptive, mais qui représente un courant de tolérance. Il se dégage de cet inventaire de fautes des manifestations qui illustrent une nouvelle orientation prise par Clapin, à savoir une certaine tendance à s'aligner sur l'usage de France, caractérisée, de façon occasionnelle, par un manque d'à propos ou de réalisme dans certaines propositions et par le refus, dans certains cas, de reconnaître une forme quelconque d'identité canadienne. Cependant, il est à noter que, parmi les glossairistes de l’époque, chez lesquels les préoccupations correctives cèdent en principe la place à la description des usages, la doctrine n’est pas uniforme non plus. Il arrive qu’on remarque une certaine instabilité chez un auteur. L’étude systématique du texte de Dunn (1880) a ainsi permis de constater que le lexicographe a modifié sa méthode et sa terminologie dans le cours de la rédaction de son Glossaire franco-canadien. Clapin ne fait pas exception; en comparant son Inventaire de nos fautes les plus usuelles contre le bon langage (1913) avec son Dictionnaire canadien-français (1894), on en arrive à la conclusion qu’il a pu être influencé par le travail d’épuration entrepris par Raoul Rinfret dans son Dictionnaire de nos fautes contre la langue française (1896) – son titre de 1913 paraphrase celui de son prédécesseur – et qu’il n’est pas parvenu à une position cohérente en ce qui a trait à la norme du français canadien (v. Poirier et Saint-Yves 2002).

2.2 Les principes qui demeurent

En 1913, Clapin déclare n'avoir introduit dans son recueil de fautes «aucun canadianisme de bon aloi et frappé à la bonne marque», tels que brunante, portage ou poudrerie, non plus que les mots du français ancien qui se sont maintenus au Canada dans les parlers de France, comme par exemple espérer «attendre» et aveindre «tirer». De même, il met à l'abri de ses condamnations des expressions comme être flush «être prodigue», être fair «être juste, loyal», quoiqu’elles proviennent de l'anglais, parce qu'elles «ne sont pas, à proprement parler, vicieuses, et celui qui s'en sert ne fait que glisser dans son langage un mot anglais qu'il sait parfaitement être anglais». Il laisse en outre de côté un bon nombre de fautes de prononciation, prétextant que «[t]out cela se rencontre en France aussi bien qu'ici, et n'aurait fait du reste qu'alourdir inutilement notre lexique» (Préface, 1913 : 6-7). Ces principes d'exclusion reprennent, grosso modo, le message d'ouverture qu'il livrait dans son Dictionnaire canadien-français, une vingtaine d'années plus tôt.

2.3 Manifestations du déséquilibre et de l’hésitation perçues dans les critères

Les hésitations, source de confusion dans le lexique correctif, sont en revanche nombreuses; on arrive à formuler des principes, mais la cohérence des jugements de détail n'est pas toujours assurée. Il est, de ce point de vue, fort instructif de comparer le Dictionnaire de 1894 et l'Inventaire de 1913. L'analyse du second fait voir que Clapin a eu beaucoup de mal à dégager ce qu'il considérait appartenir au bon usage. Dans la pratique, il est souvent difficile d'interpréter le sens que Clapin a voulu donner à certains des articles de son inventaire. On se rend compte, par exemple, que l'évocation des parlers de France, qui était valorisante dans le Dictionnaire canadien-français, est faite à propos de mots qu'il suggère de ne pas dire (par ex. achaler, bauche, berdasser, gosser); il semble que ce soit là une façon d'atténuer la critique, mais la position est loin d’être claire.

Clapin tombe à l'occasion dans le piège des équivalents de registres différents; il propose de ne pas dire c'est un marabout (s. v. marabout), qui relève de la langue familière (sans qu'il ne le mentionne), mais plutôt c'est un homme désobligeant, bourru, c'est un homme d'un caractère hargneux, équivalents qu'on ne trouverait que dans le registre soigné au Québec et qui, du reste, ne rendent pas bien le sens de marabout. Selon le même auteur, il ne faudrait pas dire il y a du monde en masse (s. v. masse), qui est une façon expressive de parler, mais plutôt il y a beaucoup de monde, il y a une foule considérable, qui sont des façons plus neutres d'exprimer la chose: à ces exemples, on peut ajouter encore être sans dessein (s. v. dessein), qui relève de la langue familière, qu'il propose de remplacer par n'avoir d'aptitude à rien, être sans volonté, n'avoir aucun plan arrêté; faire des magies (s. v. magie), qui est de souche populaire, qui devrait céder la place à faire de la prestidigitation; la locution expressive être en démon (s. v. démon), qui est rejetée au profit de être en colère, être irrité ou encore fâché.

À propos d'un bon nombre de canadianismes lexématiques, présentant une forme nouvelle par rapport au français des dictionnaires, Clapin se contente de demander de ne pas en confondre l'emploi avec celui d'un mot standard, de sorte que le lecteur ne sait plus que penser: est-ce que bette («n[e] p[as] c[onfondre] avec betterave»), brou («n.p.c. avec écume, mousse»), brumasser («n.p.c. avec bruiner»), plombeur («n.p.c. avec plombier») peuvent s'employer au Canada, compte tenu que leur sens est précisément celui dont parle Clapin dans sa réserve? Le problème ne se pose pas quand le mot présente deux sens, l'un en usage en France et l'autre canadien puisqu'on voit clairement que l'auteur corrige tel emploi du mot (voir par ex. chaque «n.p.c. avec chacun», prelart «n.p.c. avec toile cirée, linoléum», tombe «n.p.c. avec bière, cercueil»).

Clapin remet ainsi en question des principes d’écologie interne et d’écologie externe qu’il avait clairement exprimés, dans le contexte peut-être plus favorable qu’a représenté la fin du XIXe siècle au Canada. Dans son inventaire de fautes, l’infrastructure de la langue est atteinte jusque dans ce qui constituait naguère ses racines; les principes prônés dans le dictionnaire s’effilochent. Pour ce qui est du fonds ancestral, représenté par les parlers des régions de France, on ne comprend plus pourquoi Clapin indique, dans ses observations sur l’usage qu’il proscrit, le fait qu’on se serve toujours en Normandie, en Lorraine ou en Saintonge de mots comme approchant, arce, bauche, débriscaillé. Il en est de même pour les archaïsmes qui avaient pourtant été bien défendus dans le dictionnaire; on les voit ici dépouillés de leur statut de prestige, puisqu’ils ne sont plus utilisés en France (voir s. v. abrier, amancher, ber, escarre, escouer, étriver). Au cours de cet exercice, l’auteur se tourne vers la France où il cherche des repères normatifs; cependant, il n’arrive pas à construire un système qui se tienne. Il hésite, se confond et trouble le lecteur par ses contradictions. L’arbre du français canadien, en harmonie avec son environnement, a commencé à se déparer, comme si l’automne était déjà là, et comment sera-t-il en hiver? On n’ose encore l’imaginer!

Conclusion

Un système écolinguistique est donc en constant changement sous la pression d’une évolution permanente, fruit des pratiques et des représentations, et cette évolution, qui affecte à la fois la forme et les fonctions des langues, peut brusquement s’accélérer sous l’effet d’une révolution: les systèmes se transmettent et changent en même temps. Il est possible de déceler et de décrire les facteurs de changement, par une analyse interne (l’autorégulation du système linguistique) et externe (les modifications dans la niche écolinguistique), mais toute la difficulté d’une analyse prospective tient à l’imprévisibilité de ce type de révolutions. Louis-Jean Calvet, L’écologie des langues du monde (1999: 228)

L’opinion des Canadiens français à propos de leur langue a constamment oscillé, tel un balancier, entre l’alignement sur la norme de France et le libéralisme linguistique. L’opposition des points de vue entre les tenants de ces deux grandes tendances et les difficultés d’application des critères ont eu pour effet de rendre quelque peu confuses les propositions de correction que l’on a adressées à la population au début du XXe siècle, à l’époque où Clapin s’engageait à son tour dans la campagne de correction[20].


La publication par un même auteur, à quelque vingt ans d’intervalle, d’un dictionnaire culturel, puis d’un inventaire de fautes, portant sur la même langue, sur les mêmes mots, ne peut manquer d’étonner au premier abord. En y réfléchissant un peu plus, on se rend compte que Clapin a incarné dans sa démarche les deux attitudes apparemment contradictoires qui ont, d’une certaine façon, équilibré les débats sur la langue depuis le XIXe siècle au Québec. Les Québécois continuent de vivre cette dualité, mais de moins en moins difficilement. Ils ressentent beaucoup mieux maintenant, sans pouvoir encore le démontrer, que leur langue est saine. Ils ont appris à ne pas trop s’en faire avec les dénonciations intempestives de leurs façons de parler, à ne pas trop se prendre au sérieux, en somme.

Obnubilée que nous étions par cette réflexion, alors que nous assistions sur les Plaines d’Abraham (dans le cadre du festival d’été de Québec) au spectacle du «poète des temps gris», Daniel Boucher, qui avait été au centre d’une controverse à propos d’une chanson écrite soi-disant en joual à l’occasion de la fête de la Saint-Jean-Baptiste[21], nous avons cru comprendre pourquoi les jeunes participants et aussi les moins jeunes avaient eu tant de plaisir à reprendre inlassablement, à l’invite du chanteur éblouissant d’authenticité, comme s’ils parlaient d’eux-mêmes, sa ritournelle à succès: Ma gang de malades[22]

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[1] C'est grâce au travail et à la gentillesse de notre collègue et ami Russ Wooldridge que nous avons pu mettre cet article en ligne. Nous aimerions remercier cordialement Fouzia Benzakour, professeure à l’Université de Rabat, et Steve Canac-Marquis du Trésor de la langue français au Québec, qui ont lu cet article et discuté de son contenu avec nous et qui nous ont fait des suggestions pertinentes.

[2] «Par français de référence, nous entendons la variété française constituée par l’ensemble des emplois répertoriés dans les grands dictionnaires du français (Trésor de la langue française, Le Grand Robert de la langue française, le Grand Larousse de la langue française, le Dictionnaire de l’Académie française) et dans les dictionnaires usuels (le Lexis, Le Petit Robert, Le Dictionnaire Hachette encyclopédique, le Petit Larousse, etc.); font également partie du corpus du français de référence les grammaires qui font autorité, par exemple Le bon usage. Cette variété est considérée ici comme un corpus d’emplois, et non pas comme un modèle normatif.» (Claude Poirier, 2001: 150-151).

[3] Voir, par exemple, les citations sous les vocables – nous utiliserons désormais l’abréviation s. v.abrier (Montaigne), aculer (Rabelais), âge (Baïf, Ronsard, Vauquelin), artifailles (Sand), arupiaux (Rabelais), autant (Corneille), brin (Mme de Sévigné), chrétien (Sand, Molière), dessous (Malherbe), devant que (Boileau, Molière, Racine), gestes (Flaubert), ici (De Morenne), incomprenable (Montaigne), mitan (Sand), (se) tasser (Flaubert).

[4] - s. v. branchu (canard): «Canard sauvage, remarquable par la magnificence de son plumage, et ainsi nommé parce que, à l’encontre de ses congénères, il aime surtout à percher sur les arbres. Le P. Charlevoix a été l’un des premiers à se servir de cette expression, dans une de ses célèbres Lettres sur la Nouvelle-France.» (Clapin 1894)

[5] Voici un exemple où Clapin reproduit de façon intégrale la définition de l’auteur du Glossaire franco-canadien (sous le vocable boulin): «Tronçon d'arbre brut, ou fendu par la moitié dans sa longueur, qui sert à faire les clôtures de nos champs. (OSCAR DUNN).» Voir aussi sous les vocables bourdignons/ bouguignons, encaver, machouiller, mitasse, porte-faix et traîneau.

[6] Titre complet de l’ouvrage: Dictionnaire canadien-français ou Lexique-glossaire des mots, expressions et locutions ne se trouvant pas dans les dictionnaires courants et dont l’usage appartient surtout aux Canadiens-français, avec de nombreuses citations ayant pour but d’établir les rapports existant avec le vieux français, l’ancien et le nouveau patois normand et saintongeais, l’anglais, et les dialectes des premiers aborigènes.

[7] «1◦ Les termes "vieux français," tombés en désuétude en France, et conservés au Canada, soit dans toute leur intégrité, ou avec quelques légères modifications;

2◦ Les différentes formes particulières à celles des provinces de France, qui ont fourni autrefois les plus forts contingents de colons pour le Canada. Nommons ici entr’autres la Normandie et la Saintonge. Ainsi que pour le vieux français, plusieurs de ces formes sont encore intactes, tandis que beaucoup d’autres ont été plus ou moins remaniées;

3◦ Les mots absolument français, si l’on s’en tient à leur forme écrite ou parlée, mais ayant au Canada une acception différente du français moderne. Ces interversions, dont plusieurs sont des plus curieuses, sont surtout la conséquence directe du contact avec la population anglaise;

4◦ Les canadianismes proprement dits, c’est-à-dire les nouveaux mots créés de toutes pièces au Canada;

5◦ Les termes anglais et sauvages, écrits et prononcés tels que dans les langues originelles;

6◦ Les termes anglais et sauvages, plus ou moins francisés.» (Clapin, 1894: VII-VIII)

[8] Clapin relativise aussi le rôle du Dictionnaire de l’Académie, ce que l’on perçoit très bien dans l’extrait suivant: «[…] il n’est pas moins évident, d’un autre côté, que nous serions les perdants à laisser tomber dans l’oubli un grand nombre de mots, qu’on ne trouve pas, il est vrai, dans le Dictionnaire de l’Académie, mais qui n’en sont pas moins, pour cela, essentiellement corrects au point de vue du génie de la langue et de la grammaire.» (Clapin, 1894: IX)

[9] «Il n’existe pas de patois canadien. Il n’en est pas moins certain que notre langage parlé diffère du français contemporain sur une multitude de points. Avant que ces particularités ne viennent qu’à disparaître, grâce aux communications de plus en plus fréquentes entre le Canada et son ancienne mère-patrie, un de nos compatriotes, érudit et linguiste de haute marque a voulu les conserver à l’histoire. Il a tenu aussi à revendiquer pour un grand nombre de termes tombés en désuétude en France, mais qui n’en ont pas moins leur étymologie et leur valeur réelle, la légitimité d’origine.» (Anonyme, Revue canadienne, octobre 1894: 656)

[10] «On oublie trop, d’ailleurs, en ces sortes de dissertations, une chose capitale: c’est que le Canada n’est pas la France, et que, quand bien même celle-ci eût continué à posséder son ancienne colonie, une foule d’expressions locales auraient quand même surgi parmi nous, servant ainsi comme de prolongement à la langue-mère venue d’Europe.» (Clapin, 1894: X-XI)

[11] «Seulement, si j’avais une prière à lui adresser, à ce lecteur, ce serait de ne pas toucher à un seul de nos vieux mots d’autrefois, mots en usage dans le bon vieux temps.» (Clapin, 1894: XIII)

[12] Cet exemple, où l’auteur aurait dû employer l’italique pour arrimer, nous permet de signaler que les passages cités sont reproduits ici intégralement.

[13] Sous le vocable Acadien, ienne, Clapin écrivait déjà: «Qui est né en Acadie; qui est propre à l’Acadie ou à ses habitants. D’abord circonscrit à la population de l’Acadie proprement dite (aujourd’hui la Nouvelle-Ecosse), ce terme s’applique maintenant à toute la race d’origine française, disséminée dans les Provinces Maritimes.» (Clapin 1894)

[14] «Dans la bouche de mon aïeul, les j’allions, les je n’avons point, etc., et autres modalités normandes, donnaient du relief à ses phrases les plus ordinaires.» (Clapin, 1894: XV). Voir aussi sous le vocable drette: «Droit. En patois normand de nos jours, dreit et dreite, dret et drète. Cette forme, essentiellement normande, subsistait encore, en France, au XVIIe siècle, dans la langue parlée et dans la langue écrite, concurremment avec droit

[15] Voir à ce sujet, l’explication sémantique et historique que donne le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ) à propos du vocable sauvage.

[16] Le qualificatif sauvage est employé par Clapin, dans la préface, pour deux catégories de mots recensés: les termes sauvages intacts (qui n’ont subi aucune transformation au niveau de la prononciation et de l’orthographe) et les termes sauvages francisés (c’est-à-dire ceux qui ont subi une adaptation). Dans le classement onomasiologique qu’il présente des mots canadiens, aux pages XXVI-XL, Clapin donne la première place aux Mots empruntés aux dialectes des premiers aborigènes. Il recense 85 amérindianismes dont plusieurs ont été ajoutés dans la partie annexe (p. 343-365), par exemple: achigan, agohanna, almouchiche, atoca, atosset, autmoin, babiche, kini-kinik, machicoté, mackinaw, malachigan, mascouabina, maskeg, maskinongé, matachias, micouenne, mitasse, mocassin, mokok, nagane, pétouane

[17] - s. v. amancher: «v. a., Coordonner, assujettir, ajuster, en parlant des diverses parties qui entrent dans la composition, dans l’arrangement d’une chose quelconque: – V’là des rideaux ben amanchés . Engager, arranger, en parlant d’une affaire: – L’affaire est mal amanchée, c.-à-d. mal engagée, mal arrangée. On dit encore: – Nous v’là ben amanchés, dans le sens de Nous voilà bien avancés, nous voilà dans de jolis draps. Maltraiter, duper, tromper, avoir le dessus dans une discussion, une querelle: – J’te l’ai amanché, j’t’en parle, c.-à-d. je te l’ai étrillé dans le grand genre. I s’sont fait amancher, c.-à-d. ils se sont fait rouler comme des novices. Dans la haute Normandie, amancher est encore usité pour Donner une volée, une dégelée, etc.» (Clapin 1894)

[18] «Magie évocatrice des syllabes! Quand ces vieux mots chantent dans ma mémoire, un voile de trente années soudain se déchire, et je me retrouve enfant, dans toute la turbulence et tout le tumulte de mes premiers ans, et cela tout aussi complètement que si, comme à un nouveau Faust, un charme surhumain m’eût donné tout à coup une seconde adolescence. […] Un petit moment, encore, puis les clous d’or des étoiles, un à un, commencent à briller dans la breunante. [...] Quelque part au loin un ouaouaron, accroupi dans les roseaux, lance ses trilles plaintives, et la chanson solitaire de cet humble batracien semble ponctuer encore davantage le grand silence d’alentour.» (Clapin, 1894: XIII-XIV)

[19] Nous aimerions sincèrement remercier un important collaborateur au Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Gilles Dorion, qui a fait de nombreuses recherches littéraires sur Sylva Clapin et qui nous a gentiment prêté un manuscrit inédit sur cet auteur.

[20] À ce sujet, voir aussi Poirier (1995: 780-781).

[21] «Daniel Boucher se demandait pourquoi il devait venir défendre son style d'écriture devant les représentants des médias. Il trouve la controverse disproportionnée. «Mais c'est une bonne occasion de se poser des questions, a reconnu le chanteur, philosophe. Est-ce qu'on s'énerve pour rien, est-ce qu'on est capable de prendre du recul sur les choses?» Voir l’article en ligne, de Charles Poulin intitulé «Daniel Boucher persiste et signe», du journal La Presse (23 juin: 2001) à l’adresse: http://www.cyberpresse.ca/archives/. Voir en outre à ce sujet l’intervention de Claude Poirier dans Le Devoir (29 juin: 2001a).

[22] Rengaine tirée de la chanson de Daniel Boucher intitulée «La Désise». On peut trouver les paroles de cette chanson dans l’album intitulé Dix milles matins, à l’adresse Internet suivante: http://pages.infinit.net/pheroux/boucher5.htm