LES FEMMES DU CANADA [1]

Premiers lieux de féminisation lexicale au Canada français

Texte de présentation d'une recherche postdoctorale en cours [2]

Attempts by oppressed groups to find new words to fit their experiences should be seen in the context of their struggles for empowerment. Margaret Conrad (2002 : XV) [3]

La féminisation institutionnelle du langage a pris son essor au Québec, il y a de cela vingt-cinq ans. On compte, depuis lors, un bon nombre d'articles qui portent sur la problématique de la féminisation dans une perspective d'aménagement linguistique. Cette activité de féminisation linguistique s'est inscrite dans un contexte social qui l'a favorisée et qui explique l'effervescence qui l'a caractérisée. Les femmes se sont en effet solidarisées, dans la seconde moitié du XXe siècle, dans une démarche d'affirmation et de revendication qui leur a permis d'obtenir une meilleure reconnaissance de leur apport et leur a ouvert les portes de la promotion sociale. Ces changements sont survenus au terme d'un processus dont on oublie parfois qu'il a commencé à la fin du XIXe siècle. Dans le second tome de son Histoire sociale des idées au Québec (1896-1926) [4], l'historien Yvan Lamonde propose une synthèse de l'action féminine au tournant du XXe siècle qui fournit un éclairage utile pour l'étude de la féminisation linguistique [5]. Nous en avons tiré profit, de même que de l'anthologie sur la pensée féministe au Québec, de Micheline Dumont et Louise Toupin [6], qui réunit des textes et des discours produits par les premières militantes féministes québécoises. Mais il reste encore beaucoup de zones d'ombre. Comme le souligne Julie Roy [7], «[l]e chercheur qui tente de comprendre le rôle des femmes dans l'histoire québécoise est sans cesse confronté à des absences, à des lacunes, à des oublis».

Les motivations qui ont conduit les femmes québécoises à forcer les règles traditionnelles limitant les possibilités de féminiser les titres en français sont évidemment à mettre en rapport avec leurs revendications sociales. On a peut-être aujourd'hui l'impression que la féminisation linguistique est une conséquence tardive de ce mouvement. Notre recherche nous a appris qu'il n'en est rien. Nous verrons au contraire que, dès le début, la langue a servi à traduire le changement. C'est de cet aspect dont nous traitons dans notre recherche qui examine le comportement des premières militantes canadiennes-françaises qui semblent avoir trouvé naturel que la langue puisse rendre compte des transformations qui étaient en cours ou qui étaient souhaitées.

Cette étude est le prolongement d'une recherche lexicologique que nous avons menée sur l'image de la femme dans les glossaires canadiens-français publiés entre 1880 et 1957 [8]. Notre travail a consisté à dégager les représentations et les stéréotypes à travers la nomenclature de ces ouvrages ainsi que le discours et la pratique de leurs auteurs (définitions, commentaires, choix des exemples, etc.). Ces lexiques, visant la description de la langue surtout dans sa dimension populaire, rendent compte de milieux sociaux conservateurs où le rôle de la femme, confiné à la sphère du privé, s'exprimait à travers une langue campagnarde et traditionnelle.

À la suite de cette investigation, nous avons cherché à déterminer à quand remontaient les premiers efforts de féminisation. Nous avons, dans cette perspective, parcouru, entre autres, le Bulletin du parler français au Canada (BPFC : 1902-1913), Le Parler français (1914-1917) et Le Canada français (CF : 1918-1946) où nous avons découvert de nombreux articles sur des enjeux comme l'accès à l'éducation et le suffrage féminin ainsi que des témoignages à caractère apologétique contre la montée du féminisme. De fil en aiguille, nous sommes remontée aux sources du mouvement, tel qu'il s'est manifesté au Canada français vers la fin du XIXe siècle grâce à l'action d'un groupe de femmes dont certaines ont tenu des chroniques régulières dans la presse, par exemple : Françoise, pseudonyme de Robertine Barry (La Patrie, de 1891 à 1900, et Journal de Françoise, de 1902 à 1909), Gaétane de Montreuil (Mme Gill, dans La Presse, de 1913 à 1915), Éva Circé-Côté (Les Débats, de 1899 à 1903), Marie Gérin-Lajoie et Caroline Béique (La Bonne Parole, de 1913 à 1938).

Dans cet ensemble d'écrits, notre attention s'est portée sur une revue féminine publiée de 1893 à 1896, intitulée Le Coin du feu [9]. On a vu émerger, dans cette première revue canadienne-française visant un lectorat de femmes, une prise de conscience féministe qui se manifestera dans la thématique sociale abordée. Mais c'est la dimension proprement linguistique de cette thématique que nous avons voulu approfondir. Ce qui caractérise surtout le discours de la revue, c'est la multitude des nouvelles formes féminines et, fait tout aussi révélateur, le renouvellement en profondeur des associations de mots pratiquées en parlant des femmes. De ce point de vue, Le Coin du feu est innovateur et audacieux. Il atteste, plus de quatre-vingt-cinq ans avant le début de la féminisation institutionnelle au Québec, des principaux procédés qui sont à l'origine des formes féminines qui ont été mises en circulation dans le dernier quart du XXe siècle [10].

Gabrielle SAINT-YVES, Ph.D.

Stagiaire postdoctorale au CIRAL
Université Laval


Notes

1. Source de l'image : CONSEIL NATIONAL DES FEMMES DU CANADA (LE), Les femmes du Canada : leur vie et leurs œuvres, 1900, [Ottawa], 474 p.

2. Cette recherche est subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et s'intitule : Les débuts de la féminisation linguistique au Canada français.

3. La langue, en se transformant et en s'adaptant, montre qu'elle est vivante «reflecting the new consciousness of groups», d'où la nécessité de revoir les mots employés «as groups continue to reinvent their identities». Margaret Conrad et Alvin Finkel, 2002, History of the Canadian Peoples. Beginnings to 1867, Toronto, Addison Wesley Longman, 3e éd., vol. 1, XV + 432 p.

4. Lamonde, Yvan, 2004: Histoire sociale des idées au Québec (1896-1929), [Montréal], Éditions Fides, vol. 2, 328 p.

5. Voir aussi : Saint-Jacques, Denis et Maurice Lemire. La vie littéraire au Québec, tome V, 1895-1918. Sainte-Foy: Les Presses de l'Université Laval, 2005. Pour la perspective critique littéraire, on peut consulter les articles de Chantal Savoie.

6. Micheline Dumont et Louise Toupin, 2003, La pensée féministe au Québec. Anthologie (1900-1985), Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 750 p. Voir, entre autres, les textes de Robertine Barry, d'Éva Circé-Côté, de Joséphine Dandurand, de Julie Drummond, de Marie Gérin-Lajoie, d'Idola Saint-Jean, qui sont regroupés autour du thème : Le féminisme et les droits de la femme (1900-1945).

7. Roy, Julie, 2004, «Des réseaux en convergence. Les espaces de sociabilité littéraire au féminin dans la première moitié du XIXe siècle», dans Globe, Montréal, vol. 7, n° 1, p. 79.

8. Il s'agit d'une recherche postdoctorale qui a été subventionnée par le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (2003-2005) et qui s'intitule : Images de la femme dans les glossaires canadiens-français (1880-1957). Représentations et stéréotypes.

9. Dandurand (Marchand), Joséphine (éd.), 1893-1896, Le Coin du feu. Revue féminine, Montréal.

10. Nous avons eu l'occasion de livrer les premiers résultats de nos recherches dans les communications suivantes : «Prise en charge de la langue par les femmes. Genèse de la féminisation au Québec» (Acfas, Chicoutimi, mai 2005), «Premiers essais de féminisation linguistique. Nos pionnières canadiennes» (4e congrès international des recherches féministes dans la francophonie plurielle, Université d'Ottawa, juillet 2005) et «The New Woman - La femme nouvelle. Féminisation du langage et influences américaines» (AATF, Québec, juillet 2005).