Léandre Bergeron. Dictionnaire de la langue
québécoise
VLB. 572.
Jean-Pierre Pichette. Le Guide raisonné des jurons
Quinze. 305.
Le dictionnaire de Bélisle est une réédition 'revue,
augmentée et mise au point' (introduction non paginée) de son
Dictionnaire général de la langue française au Canada,
paru pour la première fois en 1957. Son nouvel intitulé
s'expliquerait par le fait qu'il prétend embrasser 'tous les mots
usuels de la langue française, telle qu'on la parle, telle qu'on
l'écrit et telle qu'on la comprend en Amérique
française - tout particulièrement au Québec, en Acadie,
dans le reste du Canada et en Nouvelle-Angleterre'; à noter qu'il
n'est pas fait mention de la Louisiane. En fait, l'ensemble
géolinguistique ainsi délimité est une aire qui a pour
foyer le Québec et dont le vocabulaire spécifique est
constitué de 'canadianismes' tels qu'ils sont définis par
l'Office de la langue française du Québec et
inventoriés à partir du Glossaire du parler français
au Canada (1930) et des compilations personnelles de l'auteur 'recueilles
dans les milieux du Québec où ... j'ai eu à exercer mon
activité pendant plus d'un demi-siècle.' La seule
nouveauté de cette édition est l'apparition de citations pour
illustrer l'usage canadien (il y a aussi deux suppléments
onomastiques en appendice). La bibliographie liminaire donne la liste des
auteurs canadiens cités; sous les lettres Ba et Ma du dictionnaire
(38 pages serrées), neuf auteurs sont cités douze fois (H.
Bernard, A. Nantel, Ringuet, R. Girard, Guèvremont, A. Rivard, Cl.-H.
Grignon, M. Trudel, A. Laberge). La partie 'français de France', tout
comme la conception de l'ouvrage, continue à être
marquée par l'influence de Littré, à qui Bélisle
a emprunté la majeure partie de la nomenclature. Aussi la presque
totalité des citations françaises, données comme
garants de l'usage contemporain (?), proviennent-elles d'auteurs classiques;
en revanche, le nombre des citations a été
considérablement réduit: dans la partie M-Mal (9˝ pages), 24
auteurs (dont Boileau, Diderot, Voltaire, La Fontaine, Corneille,
Molière, Bossuet, Sévigné, La Bruyère, Rousseau,
Pascal, Racine) sont cités 42 fois, contre 103 citations dans
l'édition de 1971. L'ouvrage est délibérément
normatif et conservateur: 'malgré le nombre croissant de Canadiens
qui suivront le bon usage, on prendra du temps, je le crois bien, à
empêcher les gens du peuple d'aller voir les filles, de prendre une
petite brosse et d'avoir du fonne à l'occasion'; 'tous nos efforts
doivent viser à effectuer une transposition graduelle du populaire
à l'universel, de la langue paysanne à la langue de culture,
du français de conversation, donc familier et populaire, à la
langue littéraire' (introduction).
Si le choix des citations françaises rend parfois suspect le
caractère contemporain de l'usage consigné dans le
dictionnaire, le statut linguistique des entrées est souvent ambigu
et le choix de catégorie d'usage quelquefois discutable. Selon
l'introduction, les trois types de canadianismes - 'canadianismes
littéraires, ou de bon aloi', 'canadianismes familiers ou
folkloriques', 'mots à proscrire du style soutenu' - sont
signalés respectivement par les signes ©, et , alors que les
sens et emplois non précédés d'un signe particulier
relèveraient du français de France contemporain employé
ou compris en Amérique française. En fait, la notion de
'compréhension' ouvre la porte à des mots qui ne s'emploient
pas de ce côté-ci de l'Atlantique: gosse 'jeune enfant', pelote
de neige, bachot, poser un lapin. Au lieu que maîtrise 'grade
universitaire' n'est présenté que comme mot canadien, on donne
pour baccalauréat un usage canadien et un usage français,
lequel est défini en termes qui le distinguent mal de la
réalité canadienne (on dit simplement 'premier grade
universitaire'). En revanche, bachelor, bar laitier ('canadianisme familier
ou folklorique' dans l'édition de 1971), mashé ('canadianisme
à proscrire' en 1971) et maringouin, donnés comme
français, sont typiquement canadiens. Il y a d'autres mots qui
relèvent du français international mais que Bélisle
qualifie de canadiens: ainsi magnétoscope et magnétoscopique
(promus de la catégorie 'canadianismes familiers ou folkloriques'(!)
à celle de 'canadianismes de bon aloi'), majorette, maîtresse
'institutrice' et baiser 'duper, tromper; faire l'amour.' Les trois quarts
de l'article fourrer concernent l'usage français, alors que la partie
canadienne ne donne que les sens de 'duper; mettre, jeter; dépasser';
il faut chercher le sémantisme de ce mot s.v. fourreur 'fornicateur.'
Le mot back-stop est incorrectement classé comme 'mot à
proscrire', car il n'a pas d'équivalent 'soutenu', du moins
Bélisle n'en donne pas. La règle générale de
l'articulation des articles veut que tout ce qui précède les
signes ©, et soit du français de France et que tout ce qui les
suit soit du français canadien. Or quand une expression située
au milieu de la partie 'français de France' est
considérée dans la nouvelle édition comme un
canadianisme, sans qu'elle change de place, le système est
faussé: ainsi maison garnie (maison, ligne 11), être son
maître (maître, ligne 5).
Au chapitre des lacunes, on pourra regretter l'absence de banque au sens
figuré, très développé au Canada (banque du
sang, de mots, de données, de terminologie), ainsi que celle de
logiciel et de matériel au profit de software et de hardware. Les
définitions manquent parfois de rigueur: tourne-disque 'reproducteur
phonographique qui porte en France le nom de pick-up' (tourne-disque est le
mot courant en France); magnétophone 'appareil qui enregistre sur un
ruban magnétique les sons, la voix et même les émissions
de télévision en noir et en couleurs' (la
télévision est l'affaire du magnétoscope).
Si la nomenclature comporte des additions dans l'ensemble elle a
été sensiblement réduite. Pour les lettres Ba, Ma et
Ta, le nombre de vedettes est comme suit: Ba 686 (42 ajoutées, 134
supprimées par rapport à l'édition de 1971), Ma 1114
(+57, -157), Ta 433 (+8, -55). La plupart des vedettes supprimées
sont des mots rares, vieux ou vieillis: babel, babillement, baccarat,
bacchanal, bacchique, bacchius, bacha, bachelette, bachoteur, etc. Les
additions relèvent en général de la langue
contemporaine: bachelor, bachotage, bactériologique, badge,
bain-marie, balconnet, balkaniser, banaliser, etc. Pour Ba, on compte
également l'addition de 68 sens ou emplois, contre 363 suppressions.
Sous la même lettre, environ 150 définitions et exemples ont
été modifiés, le plus souvent pour devenir plus brefs.
Les citations (v. supra) et les illustrations sont également moins
nombreuses. L'ensemble du texte est ainsi beaucoup plus court: 1103 pages
contre 1390 pour l'édition de 1971. La typographie de la nouvelle
édition est améliorée, mais elle reste très
pauvre; ceci, joint à l'articulation linéaire des articles
(absence presque totale de subordination), fait qu'un long article comme
prendre ou venir est presque inconsultable.
Si le dictionnaire de Bélisle se réclame de la lexicographie
académique, l'ouvrage de Bergeron se veut
délibérément contestataire. Avant de l'ouvrir, il faut
enlever une bande publicitaire qui porte l'avertissement 'Interdit aux moins
de dix-huit ans, aux professeurs de français, aux linguistes et aux
annonceurs de Radio-Canada!' - on connaît le sort des interdits. Il
s'agit d'un parti pris à la fois pratique et idéologique.
Pratique, d'une part parce que le livre remplit une lacune et répond
à un besoin - il n'y avait pas de recueil complet des mots
spécifiquement québécois (Bergeron puise son lexique
dans tous les recueils existants ainsi que dans ses carnets personnels);
d'autre part parce qu'il laisse pour une étape ultérieure
l'inclusion du vocabulaire commun au français du Québec et au
français de France, vocabulaire que l'auteur invite son lecteur
à chercher dans des dictionnaires comme Le Petit Robert.
Idéologique, puisque Bergeron s'adresse directement à ses
concitoyens québécois sans se référer aux normes
culturo-lexicographiques héritées de la France. En
conséquence, les définitions sont rédigées en
français québécois et il y a une absence quasi totale
d'indications normatives; mots techniques, vieillis, nouveaux, rares,
courants, polis et vulgaires se côtoient sans discrimination. Comme
dit l'auteur dans sa préface, 'c'est le friforolle'!
Tout en acceptant la position adoptée par Bergeron, on peut formuler
un certain nombre de critiques à l'égard de son ouvrage. Le
titre, 'Dictionnaire de la langue québécoise', est inexact,
puisqu'il s'agit des particularismes lexicaux du parler
québécois. D'autre part, certains de ces mots s'emploient
aussi bien en France qu'au Québec: bacon, badge, bain 'baignoire',
stérilet, pot de chambre, jeans, jet 'avion à
réaction.' La nomenclature est forcément lacunaire; l'auteur
invite ses lecteurs à l'aider à la compléter - une
collègue, originaire de Trois-Rivières, propose balafe 'gifle'
et cochon 'bille qu'on vise au jeu de billes.' La transcription des
entrées, tantôt graphique ou étymologique, tantôt
phonétique, semble parfois arbitraire: alors que poéson
'poison', abadenner 'abandonner', ou pofte-ouite 'puffed wheat' ont droit
à la nomenclature, naouère (donné comme prononciation
de nowhere) ou floche (prononciation de flush) en sont exclus. Les nombreux
items de l'article faire sont donnés dans le désordre complet.
Une énigme: le mot geneviève (n.f.), défini
'galcopside'. Dans le contexte où le place son auteur, le
dictionnaire permettra aux Québécois de se reconnaître
et il leur expliquera, ainsi qu'aux non-Québécois, le sens des
mots qu'ils ne connaissent pas. Le dictionnaire général du
français du Québec, qu'il soit descriptif ou normatif,
paraîtra un jour.
Il est significatif que les études-recueils les plus importants
consacrés aux 'gros mots' utilisés en français portent,
pour le domaine français, sur les injures (Robert Edouard,
Dictionnaire des injures, Tchou 1967), et, pour le domaine
québécois, sur les jurons (Pichette). Le livre d'Edouard
était destiné 'aux gens sains et bien élevés,
soucieux d'enrichir leur culture - et leur vocabulaire - de locutions
propres à les aider à se tirer de situations parfois fort
déplaisantes' (p 15); l'intention de Pichette est de 'rendre le
lecteur davantage conscient [de l'ampleur du phénomène du
juron au Canada français et plus particulièrement au
Québec] et ensuite de donner un aperçu du gigantisme de cette
manie nationale par la description et l'étude de ses diverses
catégories de témoignages' (p 143). Ethnologue au Centre
d'études sur la langue, les arts et traditions populaires de
l'Université Laval, Pichette exploite une documentation très
riche pour étudier, dans la première partie de son ouvrage,
différents aspects lexicaux - terminologie, formation,
dérivation, classification - des jurons (il laisse au linguiste le
soin de pousser plus loin ses analyses) et plus spécialement la
littérature orale: l'anecdote, la légende, les histoires,
jeux, devinettes, concours de sacres, chansons et formules. Jurer, jureur
et juron sont situés par rapport à leurs synonymes et
parasynonymes, tels que sacrer, sacreur, sacre, jurement, blasphème,
blasphémer, patois, serment, injure, etc. Dans une deuxième
partie, l'histoire du juron est soigneusement tracée, en France, en
Nouvelle-France et au Canada, depuis le Moyen Age jusqu'au présent,
à travers les ordonnances et lois et les peines encourues (allant de
la mort à l'amende, en passant par la langue percée), les
témoignages et mandements. Dans les 133 pages du dictionnaire qui
complètent l'ouvrage sont répertoriés les quelque 1800
jurons réunis par Pichette à partir d'enquêtes
menées à travers le Québec dans les milieux
essentiellement estudiantins, et secondairement en puisant dans des sources
écrites: glossaires, romans, contes, récits, études,
etc. Chaque article présente un juron avec sa graphie, sa
prononciation et son étymologie, ainsi que sa provenance:
région(s) où il a été relevé et/ou
source(s) écrite(s); est donnée éventuellement la
mention de son utilisation en France d'après les dictionnaires
français. Le lecteur peut se faire une idée assez exacte de
la diffusion des jurons en se reportant à un tableau (pp 20-4) qui
indique pour 340 termes les régions (neuf québécoises
et une acadienne) où chacun a été relevé. Cet
ouvrage érudit rendra de grands services aux historiens de la langue
et de la société du Canada français.
Quelques remarques de détail. Les références
bibliographiques contenues dans les articles du dictionnaire pourraient
être allégées par la suppression de la mention des
intitulés (ex: '1974, Charest, LLDSEBQ' > '1974, Charest'). En tant
que juron, viarge est la forme non marquée et vierge la forme
marquée; c'est la première qui serait plus logiquement
donnée en vedette. Bull-shit est présenté comme
étant une traduction de merde de boeuf; c'est sûrement le
contraire. Parmi les jurons répertoriés par Bergeron, il y a
plusieurs qui manquent à Pichette: citons abîmations
(terminologie), fuck et saints fumiers. La collègue de
Trois-Rivières connaît hostie mal toastée.