Louis-Alexandre Bélisle. Dictionnaire nord-américain de la langue française
Beauchemin 1979. 1196.

Léandre Bergeron. Dictionnaire de la langue québécoise
VLB. 572.

Jean-Pierre Pichette. Le Guide raisonné des jurons
Quinze. 305.

© 1981, 2001 R. Wooldridge
 

Le dictionnaire de Bélisle est une réédition 'revue, augmentée et mise au point' (introduction non paginée) de son Dictionnaire général de la langue française au Canada, paru pour la première fois en 1957. Son nouvel intitulé s'expliquerait par le fait qu'il prétend embrasser 'tous les mots usuels de la langue française, telle qu'on la parle, telle qu'on l'écrit et telle qu'on la comprend en Amérique française - tout particulièrement au Québec, en Acadie, dans le reste du Canada et en Nouvelle-Angleterre'; à noter qu'il n'est pas fait mention de la Louisiane. En fait, l'ensemble géolinguistique ainsi délimité est une aire qui a pour foyer le Québec et dont le vocabulaire spécifique est constitué de 'canadianismes' tels qu'ils sont définis par l'Office de la langue française du Québec et inventoriés à partir du Glossaire du parler français au Canada (1930) et des compilations personnelles de l'auteur 'recueilles dans les milieux du Québec où ... j'ai eu à exercer mon activité pendant plus d'un demi-siècle.' La seule nouveauté de cette édition est l'apparition de citations pour illustrer l'usage canadien (il y a aussi deux suppléments onomastiques en appendice). La bibliographie liminaire donne la liste des auteurs canadiens cités; sous les lettres Ba et Ma du dictionnaire (38 pages serrées), neuf auteurs sont cités douze fois (H. Bernard, A. Nantel, Ringuet, R. Girard, Guèvremont, A. Rivard, Cl.-H. Grignon, M. Trudel, A. Laberge). La partie 'français de France', tout comme la conception de l'ouvrage, continue à être marquée par l'influence de Littré, à qui Bélisle a emprunté la majeure partie de la nomenclature. Aussi la presque totalité des citations françaises, données comme garants de l'usage contemporain (?), proviennent-elles d'auteurs classiques; en revanche, le nombre des citations a été considérablement réduit: dans la partie M-Mal (9˝ pages), 24 auteurs (dont Boileau, Diderot, Voltaire, La Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Sévigné, La Bruyère, Rousseau, Pascal, Racine) sont cités 42 fois, contre 103 citations dans l'édition de 1971. L'ouvrage est délibérément normatif et conservateur: 'malgré le nombre croissant de Canadiens qui suivront le bon usage, on prendra du temps, je le crois bien, à empêcher les gens du peuple d'aller voir les filles, de prendre une petite brosse et d'avoir du fonne à l'occasion'; 'tous nos efforts doivent viser à effectuer une transposition graduelle du populaire à l'universel, de la langue paysanne à la langue de culture, du français de conversation, donc familier et populaire, à la langue littéraire' (introduction).
    Si le choix des citations françaises rend parfois suspect le caractère contemporain de l'usage consigné dans le dictionnaire, le statut linguistique des entrées est souvent ambigu et le choix de catégorie d'usage quelquefois discutable. Selon l'introduction, les trois types de canadianismes - 'canadianismes littéraires, ou de bon aloi', 'canadianismes familiers ou folkloriques', 'mots à proscrire du style soutenu' - sont signalés respectivement par les signes ©, et , alors que les sens et emplois non précédés d'un signe particulier relèveraient du français de France contemporain employé ou compris en Amérique française. En fait, la notion de 'compréhension' ouvre la porte à des mots qui ne s'emploient pas de ce côté-ci de l'Atlantique: gosse 'jeune enfant', pelote de neige, bachot, poser un lapin. Au lieu que maîtrise 'grade universitaire' n'est présenté que comme mot canadien, on donne pour baccalauréat un usage canadien et un usage français, lequel est défini en termes qui le distinguent mal de la réalité canadienne (on dit simplement 'premier grade universitaire'). En revanche, bachelor, bar laitier ('canadianisme familier ou folklorique' dans l'édition de 1971), mashé ('canadianisme à proscrire' en 1971) et maringouin, donnés comme français, sont typiquement canadiens. Il y a d'autres mots qui relèvent du français international mais que Bélisle qualifie de canadiens: ainsi magnétoscope et magnétoscopique (promus de la catégorie 'canadianismes familiers ou folkloriques'(!) à celle de 'canadianismes de bon aloi'), majorette, maîtresse 'institutrice' et baiser 'duper, tromper; faire l'amour.' Les trois quarts de l'article fourrer concernent l'usage français, alors que la partie canadienne ne donne que les sens de 'duper; mettre, jeter; dépasser'; il faut chercher le sémantisme de ce mot s.v. fourreur 'fornicateur.' Le mot back-stop est incorrectement classé comme 'mot à proscrire', car il n'a pas d'équivalent 'soutenu', du moins Bélisle n'en donne pas. La règle générale de l'articulation des articles veut que tout ce qui précède les signes ©, et soit du français de France et que tout ce qui les suit soit du français canadien. Or quand une expression située au milieu de la partie 'français de France' est considérée dans la nouvelle édition comme un canadianisme, sans qu'elle change de place, le système est faussé: ainsi maison garnie (maison, ligne 11), être son maître (maître, ligne 5).
    Au chapitre des lacunes, on pourra regretter l'absence de banque au sens figuré, très développé au Canada (banque du sang, de mots, de données, de terminologie), ainsi que celle de logiciel et de matériel au profit de software et de hardware. Les définitions manquent parfois de rigueur: tourne-disque 'reproducteur phonographique qui porte en France le nom de pick-up' (tourne-disque est le mot courant en France); magnétophone 'appareil qui enregistre sur un ruban magnétique les sons, la voix et même les émissions de télévision en noir et en couleurs' (la télévision est l'affaire du magnétoscope).
    Si la nomenclature comporte des additions dans l'ensemble elle a été sensiblement réduite. Pour les lettres Ba, Ma et Ta, le nombre de vedettes est comme suit: Ba 686 (42 ajoutées, 134 supprimées par rapport à l'édition de 1971), Ma 1114 (+57, -157), Ta 433 (+8, -55). La plupart des vedettes supprimées sont des mots rares, vieux ou vieillis: babel, babillement, baccarat, bacchanal, bacchique, bacchius, bacha, bachelette, bachoteur, etc. Les additions relèvent en général de la langue contemporaine: bachelor, bachotage, bactériologique, badge, bain-marie, balconnet, balkaniser, banaliser, etc. Pour Ba, on compte également l'addition de 68 sens ou emplois, contre 363 suppressions. Sous la même lettre, environ 150 définitions et exemples ont été modifiés, le plus souvent pour devenir plus brefs. Les citations (v. supra) et les illustrations sont également moins nombreuses. L'ensemble du texte est ainsi beaucoup plus court: 1103 pages contre 1390 pour l'édition de 1971. La typographie de la nouvelle édition est améliorée, mais elle reste très pauvre; ceci, joint à l'articulation linéaire des articles (absence presque totale de subordination), fait qu'un long article comme prendre ou venir est presque inconsultable.

Si le dictionnaire de Bélisle se réclame de la lexicographie académique, l'ouvrage de Bergeron se veut délibérément contestataire. Avant de l'ouvrir, il faut enlever une bande publicitaire qui porte l'avertissement 'Interdit aux moins de dix-huit ans, aux professeurs de français, aux linguistes et aux annonceurs de Radio-Canada!' - on connaît le sort des interdits. Il s'agit d'un parti pris à la fois pratique et idéologique. Pratique, d'une part parce que le livre remplit une lacune et répond à un besoin - il n'y avait pas de recueil complet des mots spécifiquement québécois (Bergeron puise son lexique dans tous les recueils existants ainsi que dans ses carnets personnels); d'autre part parce qu'il laisse pour une étape ultérieure l'inclusion du vocabulaire commun au français du Québec et au français de France, vocabulaire que l'auteur invite son lecteur à chercher dans des dictionnaires comme Le Petit Robert. Idéologique, puisque Bergeron s'adresse directement à ses concitoyens québécois sans se référer aux normes culturo-lexicographiques héritées de la France. En conséquence, les définitions sont rédigées en français québécois et il y a une absence quasi totale d'indications normatives; mots techniques, vieillis, nouveaux, rares, courants, polis et vulgaires se côtoient sans discrimination. Comme dit l'auteur dans sa préface, 'c'est le friforolle'!
    Tout en acceptant la position adoptée par Bergeron, on peut formuler un certain nombre de critiques à l'égard de son ouvrage. Le titre, 'Dictionnaire de la langue québécoise', est inexact, puisqu'il s'agit des particularismes lexicaux du parler québécois. D'autre part, certains de ces mots s'emploient aussi bien en France qu'au Québec: bacon, badge, bain 'baignoire', stérilet, pot de chambre, jeans, jet 'avion à réaction.' La nomenclature est forcément lacunaire; l'auteur invite ses lecteurs à l'aider à la compléter - une collègue, originaire de Trois-Rivières, propose balafe 'gifle' et cochon 'bille qu'on vise au jeu de billes.' La transcription des entrées, tantôt graphique ou étymologique, tantôt phonétique, semble parfois arbitraire: alors que poéson 'poison', abadenner 'abandonner', ou pofte-ouite 'puffed wheat' ont droit à la nomenclature, naouère (donné comme prononciation de nowhere) ou floche (prononciation de flush) en sont exclus. Les nombreux items de l'article faire sont donnés dans le désordre complet. Une énigme: le mot geneviève (n.f.), défini 'galcopside'. Dans le contexte où le place son auteur, le dictionnaire permettra aux Québécois de se reconnaître et il leur expliquera, ainsi qu'aux non-Québécois, le sens des mots qu'ils ne connaissent pas. Le dictionnaire général du français du Québec, qu'il soit descriptif ou normatif, paraîtra un jour.

Il est significatif que les études-recueils les plus importants consacrés aux 'gros mots' utilisés en français portent, pour le domaine français, sur les injures (Robert Edouard, Dictionnaire des injures, Tchou 1967), et, pour le domaine québécois, sur les jurons (Pichette). Le livre d'Edouard était destiné 'aux gens sains et bien élevés, soucieux d'enrichir leur culture - et leur vocabulaire - de locutions propres à les aider à se tirer de situations parfois fort déplaisantes' (p 15); l'intention de Pichette est de 'rendre le lecteur davantage conscient [de l'ampleur du phénomène du juron au Canada français et plus particulièrement au Québec] et ensuite de donner un aperçu du gigantisme de cette manie nationale par la description et l'étude de ses diverses catégories de témoignages' (p 143). Ethnologue au Centre d'études sur la langue, les arts et traditions populaires de l'Université Laval, Pichette exploite une documentation très riche pour étudier, dans la première partie de son ouvrage, différents aspects lexicaux - terminologie, formation, dérivation, classification - des jurons (il laisse au linguiste le soin de pousser plus loin ses analyses) et plus spécialement la littérature orale: l'anecdote, la légende, les histoires, jeux, devinettes, concours de sacres, chansons et formules. Jurer, jureur et juron sont situés par rapport à leurs synonymes et parasynonymes, tels que sacrer, sacreur, sacre, jurement, blasphème, blasphémer, patois, serment, injure, etc. Dans une deuxième partie, l'histoire du juron est soigneusement tracée, en France, en Nouvelle-France et au Canada, depuis le Moyen Age jusqu'au présent, à travers les ordonnances et lois et les peines encourues (allant de la mort à l'amende, en passant par la langue percée), les témoignages et mandements. Dans les 133 pages du dictionnaire qui complètent l'ouvrage sont répertoriés les quelque 1800 jurons réunis par Pichette à partir d'enquêtes menées à travers le Québec dans les milieux essentiellement estudiantins, et secondairement en puisant dans des sources écrites: glossaires, romans, contes, récits, études, etc. Chaque article présente un juron avec sa graphie, sa prononciation et son étymologie, ainsi que sa provenance: région(s) où il a été relevé et/ou source(s) écrite(s); est donnée éventuellement la mention de son utilisation en France d'après les dictionnaires français. Le lecteur peut se faire une idée assez exacte de la diffusion des jurons en se reportant à un tableau (pp 20-4) qui indique pour 340 termes les régions (neuf québécoises et une acadienne) où chacun a été relevé. Cet ouvrage érudit rendra de grands services aux historiens de la langue et de la société du Canada français.
    Quelques remarques de détail. Les références bibliographiques contenues dans les articles du dictionnaire pourraient être allégées par la suppression de la mention des intitulés (ex: '1974, Charest, LLDSEBQ' > '1974, Charest'). En tant que juron, viarge est la forme non marquée et vierge la forme marquée; c'est la première qui serait plus logiquement donnée en vedette. Bull-shit est présenté comme étant une traduction de merde de boeuf; c'est sûrement le contraire. Parmi les jurons répertoriés par Bergeron, il y a plusieurs qui manquent à Pichette: citons abîmations (terminologie), fuck et saints fumiers. La collègue de Trois-Rivières connaît hostie mal toastée.