Lorsque le Dictionnaire de la langue québécoise (Dict80) de Bergeron a paru en 1980, on a pu contester dans ce contexte le bien-fondé du terme 'langue québécoise'. La publication d'un supplément (Supp81) - ajouter un supplément, c'est estropier le corps d'un dictionnaire - affaiblit encore la validité du terme de 'dictionnaire' appliqué à ce recueil que l'auteur lui-même qualifie de 'friforolle' (Dict80, préface) et que l'on serait tenté d'appeler un 'fourre-tout' ou un 'fictionnaire'. Dans la préface du dictionnaire, on peut lire, par exemple, que 'la langue québécoise ... comprend ... tout le français moderne et des milliers de mots, d'expressions, de tournures syntaxiques qui lui sont propres' (Dict80, p 16) - fiction née de la confusion entre langue et usages idéolectaux. Il est évident que bon nombre de vocables québécois ne se trouvent pas dans les dictionnaires français (pour 'français moderne' lire 'français standard de France'), comme c'est également le cas de régionalismes français; en revanche, le lexique du dictionnaire du français standard dépasse de loin le vocabulaire de n'importe quel Français ou Québécois, et comprend des mots qui ne s'emploient pas au Québec.
Pour qui ce 'Dictionnaire de la langue québécoise'? Il est fait d'abord et avant tout pour les Québécois, ce qui est normal. On pourrait souhaiter aussi qu'il aide les non-Québécois à mieux connaître le français du Québec. Il n'en est rien. Ainsi du mot suitcase (Dict80) défini 'valise'; s'agit-il de la valise québécoise ('malle; grand coffre de bois ou de tôle teinte [sic] dans lequel on peut emporter beaucoup d'effets; coffre d'une voiture', Dict80) ou de la valise française (en anglais suitcase)? Bien que les entrées soient en principe définies en français québécois, on a bien affaire ici au sens français/anglais. Ainsi du mot tchôke, défini 'câble de débusqueuse' (Supp81), de guidoune 'débusqueuse' (Dict80), ou de câbes à bouster (Supp81); débusqueuse et bouster ne sont pas répertoriés à leur place alphabétique (le Dictionnaire nord-américain de la langue française de Bélisle donne le premier). Le mot veilloche, employé dans la définition de racleuse (Supp81), a pour seule explication à sa place alphabétique 'veillote', lequel manque à la nomenclature. Selon le principe énoncé par Bergeron dans la préface du dictionnaire (Dict80), le lexique québécois se trouve consigné dans les dictionnaires français pour ce qui est des mots et emplois communs au français standard et au français québécois, et dans son propre ouvrage pour ce qui concerne les mots et sens spécifiquement québécois. Or, d'une part débusqueuse, bouster et veillote ne sont pas des mots du français standard mais bien canadiens, et d'autre part l'ouvrage de Bergeron regorge de mots qui sont autant français que québécois, de abribus à zizi, en passant par déjeuner v. intr., écoeuré, égo, emprunter de, ennuyant, ex, ex-femme, ex-mari, fliper, mettons que, pacage, petit coin, pied, etc. (Supp81). Pour ce qui est de ce dernier, c'est en fait le pied français qui est défini par l'auteur ('mesure de longueur équivalant à .324 mètre') - le pied canadien, et québécois, équivaut à 0,3048 m. Une nouveauté du supplément est l'introduction d'un certain nombre de marques d'usage expressément exclues du premier volume (cf. Dict80, préface). Ainsi les nombreux articles consacrés aux flore et faune québécoises renferment des noms qualifiés de 'populaires' ou 'scientifiques' aussi bien que des noms non marqués (voir escargot, poisson pêcheur, puce de mer, touladi). Sont introduits également bon nombre de mots dont l'emploi serait limité à une région du Québec - Lac Saint-Jean, Montréal, Iles-de-la-Madeleine, etc. (voir guédille, méné, nord, pâté à viande, poutine, sonder, sud, tourtière, treuil).
Pourquoi ce dictionnaire anarchique, cet anti-dictionnaire? Le ton provocateur et polémique du premier volume est développé dans le deuxième dans un long chapitre, précédant le supplément proprement dit, intitulé 'La Charte de la langue québécoise' (Supp81, pp 11-53), où il est question, par exemple, de 'langue vivante' (le québécois) et de 'langue morte' (le français) et, bien entendu, de 'policiers de la langue'. Il s'agit tout simplement de donner à croire aux Québécois qu'ils possèdent une langue qui fonctionne très bien, ce qui se défend, et qui est supérieure au français de France, ce qui est l'opinion de Bergeron. (A remarquer que l'auteur de 'La Charte' prend soin de parler de la 'nationalité des Québécois', du 'pays de Québec', du 'peuple québécois' ou de 'l'Etat du Québec', alors que les rédacteurs de certains des articles du supplément le trahissent en parlant de la 'province' de Québec - voir méné et sud). Et ce n'est pas fini: pour nous garder le moral bon, l'auteur promet un 'supplément 1982'.