Dictionnaire historique du français québécois: monographies lexicographiques de québécismes,
sous la direction de C. Poirier, Sainte-Foy: Presses de l'Université Laval, 1998.

© 1999, 2001 R. Wooldridge
 

Le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ) a été commencé en 1972 et a connu jusqu'ici deux réalisations partielles sous forme chaque fois d'un volume imprimé. En 1985, parut, aux Presses de l'Université Laval, le Dictionnaire du français québécois: volume de présentation (VP), conçu pour livrer quelques résultats intermédiaires et surtout pour illustrer auprès du grand public la méthodologie de la principale oeuvre du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ), fondé en 1970 par Marcel Juneau à l'Université Laval. La même maison d'édition vient de publier une deuxième livraison de résultats partiels, dans un volume portant le sous-titre de Monographies lexicographiques de québécismes (MLQ); cette fois-ci les matériaux sont présentés comme étant finis. Cependant, l'aventure n'est pas terminée: le directeur du projet, Claude Poirier, entend continuer pour que le DHFQ se réalise enfin pleinement.

Derrière la publication de ces volumes fragmentaires, on devine les avatars – métamorphoses et mésaventures – que connaissent la plupart des grandes entreprises lexicographiques. On pense notamment à l'Oxford English Dictionary (OED), pour lequel James Murray a dû se battre avec les Presses de l'Université d'Oxford et pour le maintien du financement et pour la sauvegarde des buts et de la méthode de description. Disons tout de suite que les pressions qu'a subies le TLFQ ne sont pas venues des Presses de l'institution qui l'héberge.

Pour comprendre l'histoire du DHFQ, il convient d'évoquer trois autres grands dictionnaires qui s'y apparentent, d'une part par leur propre histoire, et d'autre part par leur contenu – méthode (OED), aspect diachronique (le Franzözisches etymologisches Wörterbuch = FEW, de Walter von Wartburg) ou tout simplement antécédent immédiat pour la description du français (Trésor de la langue française = TLF).

D'abord, les trois illustrent chacun une des trois variantes quantitatives de l'évolution d'un dictionnaire en plusieurs volumes élaborés sur une période de temps importante. L'OED a réussi à maintenir à peu près le même profil pour les articles de A-Z parus entre 1884 et 1928. Le FEW, qui a commencé à paraître en 1921, n'a cessé d'élargir ses horizons depuis: la première mouture du volume d'étymons latins en a- n'enregistraient guère que des formes dialectales; la deuxième version du volume, en voie d'achèvement, traite en détail l'histoire formelle et sémantique des mots français et dialectaux, allant jusqu'à inclure les toponymes. Le TLF illlustre la tendance opposée, plus fréquente, de la restriction progressive des ambitions: si on avait continué sur la voie tracée par le premier volume (voir, par exemple, la riche syntagmatique du mot abeille), il aurait fallu une soixantaine de volumes au lieu des seize définitifs (1972-1994).

Le DHFQ partage avec le TLF une limitation des ambitions initiales (voir plus loin), limitation clairement affichée dans les deux titres programmatiques. Le DHFQ n'existe pas encore, on n'a pour l'instant que des monographies. Du côté du TLF, seul ce qui est annoncé dans la deuxième partie de son titre a été réalisée: Trésor de la langue française: Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle. L'abrègement en "TLF" est donc abusif, alors que l'abrègement en "DHFQ" l'est beaucoup moins, puisque les monographies qui viennent d'être publiées relèvent d'une description de la totalité du français québécois dans ses dimensions historiques et synchroniques.

Il faut, d'autre part, ramener à sa juste valeur le "renouvellement des méthodes de la lexicographie historique" imputé au TLF, dont le DHFQ aurait suivi la trace en matière d'illustration d'emplois (Poirier, Introduction des MLQ, p. xxv). Maintenir la comparaison, ce serait faire du tort au DHFQ. En plus de la couverture diachronique mentionnée dans le paragraphe précédent, il y a trois autres différences majeures qui distinguent les deux entreprises dans le domaine du corpus linguistique: la qualité de la documentation, la représentativité de la documentation et l'utilisation du corpus d'exemples.

Le corpus du DHFQ est composé de documents originaux, alors que celui du TLF a été élaboré essentiellement par commodité à partir d'éditions se trouvant à la Bibliothèque municipale de Nancy. Tandis que le corpus du TLF comprend 80% de sources littéraires, ce qui en fait plutôt un dictionnaire du français littéraire des deux derniers siècles, le TLFQ a cherché soigneusement à construire un corpus représentatif de tous les genres de discours, écrits et oraux; l'Introduction des MLQ énumère sept catégories: documents, récits et relations, journaux et périodiques, textes littéraires, radioromans et téléromans, ouvrages techniques et savants, enquêtes et enregistrements sonores (p. xxvi-xxvii).

Pour ce qui est de l'utilisation du corpus d'exemples signés, les MLQ adoptent plutôt la méthode philologique de l'OED que l'approche linguistique (sémantique et syntagmatique) du TLF. Les MLQ, comme l'OED, prennent soin de donner en citation la première attestation de chaque mot et de chaque sens et ordonnent les citations par date d'apparition.

La limitation des ambitions du DHFQ – il fallait publier au moins une partie du dictionnaire avant la fin du XXe siècle! – se montre à l'évidence lorsqu'on compare le Volume de présentation de 1985 et les Monographies de 1998. Dans le VP, chaque genre de discours a sa propre rubrique dans la section de citations données pour chaque emploi d'un mot: pour le mot dispendieux, par exemple, on trouve "DOC." (documents), "JOURN." (journaux), "LITT." (littérature), "ÉT." (études) et "ENQ." (enquêtes). Si le corpus est le même en 1998, la distribution en rubriques catégorielles a disparu pour céder la place à une énumération chronologique des citations, lesquelles sont moins nombreuses que dans le VP. Absentes également les notices de distribution géographique données à la fin de la rubrique "ENQ." dans le VP (par exemple, pour encavé, "Recueilli [...] dans les rég. de Québec et de Montréal", "Relevé également dans Matapédia et au Lac-St-Jean"), bien que le caractère régional de certains emplois soit parfois noté dans les MLQ (par exemple, épais III.3. "Région. (Saguenay-Lac-St-Jean)"). À l'opposé, on observe aussi un certain nombre de développements ou d'ajouts: par exemple, un deuxième emploi du mot dispendieux ("En parlant de qqn"), qui mérite marque d'usage, définition, exemple et trois citations, alors qu'il n'était que signalé brièvement dans la notice historique du VP.

Après ces comparaisons nécessaires, regardons de plus près le contenu de ce volume de monographies. Le paratexte liminaire comporte, après les pages de titre et de copyright, trois pages sur la composition impressionnante de l'équipe, un Avant-propos (p. xi-xiv), une Introduction (xv-xliii), une Bibliographie (xliv-xlv), un Mode d'emploi du dictionnaire (xlvi-l), une table sur les signes conventionnels, la typographie et les abréviations (li-lv), un Tableau des marques (lvi-lvii), une section sur la transcription phonétique (lviii-lx) et huit pages de cartes politiques ou linguistiques. Particulièrement digne d'une lecture attentive dans cet excellent appareil méthodologique complet et clair, l'Introduction renseigne le lecteur sur les éléments les plus importants de l'histoire du français québécois et de sa description dictionnairique, ainsi que sur les buts et les méthodes du présent ouvrage. Il est important de souligner, à l'instar du préfacier, le fait que "Le présent dictionnaire compte environ 600 monographies et apporte un éclairage sur près de 3000 unités lexicales." (Introduction, p. xvi). C'est que les MLQ pratiquent la méthode lexicologique de la mise en familles lexicales et de l'exploration analytique des champs sémantiques (synonymes, parasynonymes). Un Index terminal de 18 pages, qui suit une très riche Bibliographie des sources citées de presque 100 pages, permet à l'utilisateur de repérer les 3000 unités traitées à l'intérieur du texte des monographies.

En ce qui concerne les monographies elles-mêmes, chaque article commence par un court paragraphe sur le signifiant (graphie et prononciation) et la catégorie grammaticale du mot, suivi de deux sections développées: le traitement sémantique et une explication historique ("HIST."); pour certains mots, jugés avoir besoin d'être éclairés par référence au référent extra-linguistique, on donne également un commentaire encyclopédique ("ENCYCL." – voir, par exemple, piastre). Les deux parties principales, traitement sémantique et explication historique, sont complémentaires et forment un tout homogène; elles ne doivent en aucun cas être confondues avec la répartition "synchronie"/"diachronie" du TLF, où il s'agit de deux ensembles complètement indépendants l'un de l'autre rédigés par deux équipes différentes et autonomes.

Les articles sont riches et complets; les mots sont pleinement décrits du point de vue de leur fonctionnement linguistique, des relations qu'ils entretiennent avec d'autres unités lexicales, de leur histoire et de leur rapport avec les choses qu'ils désignent. Le contenu de l'ouvrage est mis en valeur par une présentation matérielle très agréable.

Il ne reste qu'à souhaiter bonne continuation pour que se réalise enfin le vrai dictionnaire du français québécois tant attendu.