L'acadien a son Dictionnaire. En 1909 Narcisse-Eutrope Dionne avait publié un Lexique (Lexique des canadianismes, acadianismes, anglicismes, américanismes, mots anglais les plus en usage au sein des familles canadiennes et acadiennes françaises); le Glossaire acadien que Pascal Poirier avait projeté dans les années 1920 n'a vu le jour qu'à partir de 1953 (édition complète, 1993), vingt ans après sa mort.
Les langues minoritaires sont souvent recensées dans des ouvrages qui mêlent défense de la langue et défense de la culture, ouvrages à tendance normative faits autant par des amateurs que par des lexicographes professionnels. C'est le cas du français québécois, qui a tant de mal à se donner un dictionnaire de la langue générale malgré le nombre croissant de publications objectives, sérieuses et bien faites.
Le Dictionnaire du français acadien (DFA) est à classer parmi les dictionnaires professionnels et descriptifs. Malgré son titre compréhensif, il se limite en fait, tout comme le Dictionnaire historique du français québécois (DHFQ), au recensement des particularités de la variante de français qu'il décrit. Il s'agit d'un ouvrage érudit, muni d'un paratexte développé: 1) Préface de la linguiste Henriette Walter; 2) Remerciements faisant état de la longue gestion du dictionnaire dans plusieurs centres réputés en France et au Canada; 3) longue Introduction, appuyée d'une solide bibliographie, sur l'histoire de l'Acadie et de sa langue, les lexicographes prédécesseurs de l'auteur, les critères de sélection des unités lexicales retenues, les champs lexicaux, la répartition géographique et la provenance du lexique; 4) une Présentation des articles décrivant les composantes de la microstructure; 5) une liste des Signes conventionnels, abréviations, etc.; 6) un Tableau des signes phonétiques (il s'agit en fait de l'alphabet phonologique du français standard); 6) trois pages de cartes linguistiques. En annexe, on trouve: 7) une Bibliographie des sources consultées; 8) Bibliographie par champs d'études; 9) une liste d'Acadianismes attestés en Louisiane; 10) une autre de Canadianismes attestés tant en Acadie qu'au Québec; 11) Index par champs conceptuels.
La qualité de la microstructure est à la mesure de celle du paratexte et porte la marque du long séjour de l'auteur dans les murs du Trésor de la langue française au Québec, dont le DHFQ (un premier volume a paru en 1998) constitue un éminent modèle de description. Les articles soignés comprennent: vedette, prononciation, catégorie grammaticale, marque(s) d'usage, définition(s), exemples, citations pleinement référencées, éventuels dérivés et renvois sémantiques, répartition géographique, historique, notes bibliographiques, plus éventuelles remarques sur l'usage, l'étymologie, etc.
Arrêtons-nous un peu sur le choix des items de la nomenclature. Celles-ci comprennent essentiellement (Introduction, p. 25-6) des unités principalement ou exclusivement en usage sur le territoire linguistique acadien (articles complets) et des unités attestées autant au Québec qu'en Acadie (articles réduits). Tout dictionnaire connaît d'inévitables lacunes et inégalités, surtout un dictionnaire différentiel comme le DFA. Pour tester ce phénomène, nous prendrons quelques mots qui pour nous ont l'air marqué dans les premières pages du chapitre 10 des Cordes-de-Bois d'Antonine Maillet (Bibliothèque québécoise, 1994).
Forlaque, n.f. (p. 118: "À elle seule, la forlaque remplit le ciel et cache l'horizon."), pigouiller (p. 119: "De quoi donner des idées aux hommes, aussi, qui sentaient les chromosomes de leurs aieux leur pigouiller les reins."), suète et suroît (p. 122: "C'est ainsi que les maisons de nordet diffèrent de style avec celles de suète ou de suroît.") sont tous répertoriés dans le DFA. Si brouiller, au sens de 'préparer', (p. 117: "Digne fille de sa mère, la Bessoune venait à son tour brouiller le repas du soir des maisons du Pont. Brouiller à peu de frais pourtant.") et charrier, apparemment 'entraîner' en parlant de personnes, (p. 118: "la Bessoune des Cordes-de-bois avait charrié sur la butte, l'un après l'autre, tous les matelots de la goélette étrangère.") ne sont pas recensés par Cormier, c'est peut-être que ce sont des hapax dans son corpus: le DFA n'inclut pas des mots attestés chez un seul auteur (hapax d'employeur donc, et pas hapax d'emploi). Deux autres mots, de fréquence élevée, connaissent deux sorts différents: asteur (employé une trentaine de fois dans Les Cordes-de-Bois, dont p. 120: "Comment vouliez-vous asteur qu'on n'entendît pas les sons de bombarde et de musique à bouche qui dégringolaient de la butte") est retenu par le DFA, mais non apparence adv. (24 occurrences, neuf fois dans la locution conjonctive apparence que, dont p. 119: "Ç'avait été, apparence, un été exceptionnel."); nous ne voyons pas quel critère aurait pu faire exclure ce dernier.
Les paradigmes textuels (discours) ne sont pas toujours les mêmes que les paradigmes dictionnairiques (langue). Soit "Toutes de la race des crassoux, sargailloux et forlaques qui n'ont pas cessé de faire: heuh! sur le Pont [...]" (p. 17; cf. "la moitié des crassoux et sargailloux du haut du pays" p. 231). Forlaque et sargaillou (variante graphique de sargaillon attestée chez Maillet) sont présents dans le DFA, mais non crassoux (parce qu'il ne se trouverait que chez Maillet?). Le traitement inégal des éléments d'un autre syntagme est plus difficile à expliquer: "C'est ainsi que les maisons de nordet diffèrent de style avec celles de suète ou de suroît." (p. 122; cf. "par tous les vents de nordet et de suroît" p. 250). Comme nous l'avons déjà dit, suète et suroît sont inclus dans le DFA. Mais pourquoi pas nordet, mot pris comme emblématique dans le titre d'un journal de Fredericton, Le Nordet, et qualifié de "terme acadien qui signifie le nord-est" dans un glossaire portant sur un autre roman de Maillet, Pélagie-la-Charrette (lecture commentée par Tina Leard de l'Université de Calgary).
Si l'importance relative d'une variante linguistique peut se mesurer d'une certaine façon d'après le nombre de dictionnaires qui lui sont consacrés, elle peut maintenant se mesurer aussi à l'aune de sa représentation sur Internet. Si le français québécois est bien présent sur la toile (cf. Wooldridge et al., "Enfirouaper dans le World Wide Web"), le français acadien l'est peu. Une recherche de mots-clés à l'aide du moteur de recherche AltaVista nous a révélé une page de l'Université de Moncton où il est question du journal Le Nordet (voir ci-dessus), une lecture commentée de Pélagie-la-Charrette (v. ci-dessus), un article de Marie-Josée de Saint Robert intitulé "Quand le français est minoritaire" (elle commente le mot asteur, entre autres), un petit lexique d'une trentaine de "Acadian Words" (le site en langue française serait en construction) dont pigouiller et un texte, "La pipe qui draine la mar" de Paul Lalonde, écrit sciemment en français acadien et accompagné d'un glossaire: "Le dialecte acadien, dans lequel ce texte est écrit, est un trésor aussi menacé que les poissons et les écosystèmes marins." [Note du 25 oct. 2001: ce document ne serait plus en ligne dommage!] Un autre site, "L'Acadie au bout des doigts", annonce un petit glossaire qu'il n'a pas encore mis en ligne; on y trouve cependant une occurrence intéressante de apparence que: "Note historique, non vérifiée: Apparence que... 1606 - Le premier Noir à [...]" [Note du 25 oct. 2001: le site a changé d'adresse (= www.cyberacadie.com/; on ne semble plus y parler ni de glossaire ni d'apparence].
L'excellent ouvrage de Cormier marque une étape importante dans la protection de ce trésor menacé qu'est le français acadien. Les amateurs de lettres canadiennes lui en sauront gré.