Annick Farina, Dictionnaires de langue française du Canada : lexicographie et société au Québec,
Honoré Champion, 2001, 445 p.

Conseil de la langue française, Le Français au Québec : 400 ans d'histoire et de vie,
Éditions Fides & Les Publications du Québec, 2000, xxx-516 p.

© 2002 R. Wooldridge
 

Malgré le fait que l'éditeur n'a pas voulu offrir d'exemplaire pour compte rendu, je tiens à parler du livre d'A. Farina puisqu'il représente une contribution importante pour les lettres françaises.
    La langue française du Québec est un sujet fortement politisé où il est difficile d'être objectif et où on court le risque d'être assigné dans un camp ou dans l'autre. L'auteure a l'avantage de ne pas être québécoise, de ne pas vivre au Québec, bien qu'y ayant fait de longs séjours et ayant pu ainsi y observer de près la situation de la langue. Française, elle passe en revue la production lexicographique du Québec et sa réception depuis les origines jusqu'au présent, la plupart du temps d'un point de vue interne, mais en ayant parfois comme modèle comparatif externe les dictionnaires de français publiés en France. Si elle examine les textes sous un angle d'abord métalexicographique, elle les explique aussi d'après les attitudes socio-linguistiques et socio-politiques qui les informent. Après une introduction méthodologique claire et utile, elle expose son sujet en trois parties correspondant partiellement à trois périodes chronologiques successives – "À la recherche d'un savoir : les dictionnaires de curieux", "À la recherche d'une pureté : les dictionnaires d'éducateurs, des dictionnaires de combat", "Recherche d'une nationalité : les dictionnaires de lexicographes" – suivies de plusieurs annexes : une bibliographie chronologique et analytique des dictionnaires québécois, des bibliographies alphabétiques et des fiches historiques d'articles lexicographiques.
    Les trois chapitres de l'exposé principal sont assez complets ; les appréciations qu'ils renferment sont détaillées et, dans l'ensemble, justes ; la répartition des ouvrages dans l'une ou l'autre des trois catégories mentionnées ci-dessus semble en général pertinente. On peut se demander cependant pourquoi le Dictionnaire historique du français québécois est rangé parmi les dictionnaires de curieux et non parmi les dictionnaires de lexicographes ; ce dictionnaire a bénéficié de subventions importantes accordées par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, qui n'a pas l'habitude de financer des productions de curieux. L'argent est un facteur de classification dont Farina ne tient pas compte : alloué sous forme de subvention, il sert à soutenir des projets de lexicographes ; appât de gain et de célébrité sous forme de droits d'auteur, il peut motiver certains universitaires amuseurs (cf. p. 96-105) à faire paraître leurs recueils en librairie pour la saison des fêtes de fin d'année. Pour revenir au DHFQ, la critique faite par l'auteure au sujet de ce projet du Trésor de la langue française au Québec est assez sévère mais juste. En revanche, Farina se montre étonnamment indulgente envers un autre dictionnaire dirigé par son préfacier, C. Poirier, le Dictionnaire du français plus (qu'elle attribue curieusement à A.E. Shiaty, qui n'a fait que prêter son nom de garant de la maison d'édition). Ce dictionnaire, qui a pris soin de ne pas introduire de mots québécois vulgaires pouvant déplaire à l'éditeur, au ministère de l'Éducation ou aux journalistes du Devoir, a toutefois laissé parmi les mots hérités du Dictionnaire Hachette dont il est dérivé des mots français de France comme con "Vulg. Sexe de la femme", dépuceler "Vulg. Faire perdre son pucelage, sa virginité à", ou foutre "Vulg. Sperme". Dans le contexte du français québécois, on s'attendrait logiquement à y trouver plutôt des mots comme guidoune, plotte ou bizoune. Mais, comme l'auteure le laisse entendre à plusieurs reprises, la logique lexicographique n'est pas le premier des soucis des lexicographes québécois.
    Parmi les annexes, on appréciera surtout la Bibliographique chronologique et analytique des dictionnaires québécois et les Fiches historiques d'articles lexicographiques (mots canadianisme et canadien, bean, breuvage, char, fitter, gosses, magasiner et magasinage, mitaine, peanut, poutine, tuque), deux documents originaux et précieux. L'annexe sur "Les comptes rendus" peut donner, par son intitulé et son voisinage avec d'autres pièces complètes, l'impression d'une liste exhaustive. Ce n'est pourtant pas le cas : sous le nom de Wooldridge (p. 331), par exemple, il manque une référence aux comptes rendus de plusieurs des dictionnaires étudiés par Farina : Bélisle, Bergeron, Robinson et Smith, Dulong, Dugas et Soucy, Boulanger (les deux entrées données sous Wooldridge sont en fait deux formulations d'un même et seul compte rendu). La rubrique des comptes rendus s'arrête en 1994 (cr de C. Poirier), alors que la bibliographie chronologique s'étend jusqu'en 1999.
    L'observateur canadien-anglais que je suis est frappé par le fait que l'auteure ne considère comme utilisateurs des dictionnaires qu'elle étudie que les francophones du Québec ou éventuellement ceux de France. Elle note à juste titre que le Dictionnaire de la langue québécoise de L. Bergeron (auteur par ailleurs d'un Petit manuel de l'accouchement à la maison) est mal fait et que le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui de J.-C. Boulanger pêche peut-être par un registre jugé trop familier (ce qui a valu à son dictionnaire d'être refusé par le ministère de l'Éducation du Québec). Toujours est-il que le Canadien anglophone ou allophone qui s'intéresse à la culture québécoise – qu'il partage en partie (les matchs de hockey entre les Canadiens de Montréal et les Maple Leafs de Toronto passionnent des millions de Canadiens) – et qui a souvent l'occasion de visiter la province du Québec, ne trouve certaines expressions qu'il rencontre que dans le dictionnaire de Bergeron et juge que le seul dictionnaire général qui répond aux besoins de l'apprentissage du lexique québécois est le dictionnaire de Boulanger. Un dictionnaire peut rendre de grands services tout en étant défectueux.
    On relève quelques fautes de français : "fiter" donné comme forme canonique (p. 24), alors qu'on lit fitter partout ailleurs ; "rédacteurs qui ne faisait" et "celui qui veut reconstituer la genèse de leurs oeuvres" (p. 72) – leurs n'a pas d'antécédent au pluriel – ; "vie courantes" (p. 92). Autres fautes : l'auteure parle du "dictionnaire" de Clas et Seutin (p. 84, 88), alors qu'il s'agit de matériaux, ce qui fausse son analyse de la p. 87 ; "définitions" (p. 100, n. 217) au lieu du terme "articles" ; "fitting with" (p. 124) au lieu de "fitted with" (cf. p. 125) ; "taille" (p. 125 sous Barbeau, 1963) devrait vraisemblablement se lire "taillte" (cf. même page sous Barbeau, 1939) ; "Quaterly" au lieu de "Quarterly" (p. 331). J'ajouterai ici une remarque sur l'inadéquation du procédé adopté couramment aujourd'hui pour transformer le manuscrit en livre imprimé, donc remarque qui ne vise pas particulièrement le volume de Farina mais qui est exemplifiée par celui-ci. De nos jours l'éditeur ne se donne que rarement la peine de faire composer le volume qu'il publie par un compositeur professionnel ; tout le travail incombe à l'auteur, qui compose son texte le plus souvent avec un logiciel de traitement de texte approximatif. Cela donne, entre autres : des appels de note en italique (ex. p. 183) ; un espacement irrégulier entre les mots d'une même ligne (ex. p. 188, dernière ligne avant les notes) ; un espacement trop grand entre les mots (ex. p. 189, lignes 4 et 5 – la non-utilisation de l'incise typographique en est un facteur important) ; la substitution, faute de mieux, d'un caractère pour un autre : c'est notamment le cas de la fleur de lys utilisée dans le dictionnaire de Bélisle, représentée dans le livre de Farina par un trèfle (p. 170).

Le livre du Conseil de la langue française a la même épaisseur que celui de Farina et est un peu plus volumineux (pages un peu plus grandes, une centaine de pages de plus), mais il pèse deux fois plus lourd. Ce n'est pas un livre à lire dans le métro, mais plutôt à poser sur une table basse au salon. Il s'agit en effet d'un livre de prestige, une vitrine pour le Gouvernement du Québec, qui en détient le copyright. Les 400 ans d'histoire et de vie du français au Québec sont traités en détail par une équipe d'universitaires, d'écrivains, de journalistes, de spécialistes et d'employés du gouvernement. La matière est organisée en quatre parties consacrées successivement à "Le français : un statut royal (1608-1760)", "Le français : langue sans statut (1760-1850)", "Le français : un statut compromis (1850-1960)" et "La reconquête du français (1960-2000)". Le livre est richement illustré. Parmi les illustrations, on peut noter (p. 389) une photographie montrant plusieurs dictionnaires de langue accompagnée d'une légende qui parle des "travaux de terminologie". La terminologie est l'affaire du gouvernement, alors que ce sont essentiellement des universitaires qui s'occupent des dictionnaires. Un seul chapitre, dans la section couvrant la période 1850-1960, traite nommément de dictionnaires, ceux du vingtième siècle étant le Glossaire du parler français au Canada (1930) et le Dictionnaire général de la langue française au Canada de L.-A. Bélisle (1957). Le choix des auteurs et des mentions de noms n'est pas innocent : il n'est nulle part mention, ni dans la liste des auteurs ni dans le texte, de J.-C. Boulanger et de son politiquement incorrect Dictionnaire québécois d'aujourd'hui.

On lira avec profit les deux ouvrages pour se renseigner sur la langue française au Québec et ses descriptions lexicographiques, tout en se rappelant que l'un est un livre d'érudition et que l'autre est en partie une publication politique.