L'érudition en ligne
Russon Wooldridge
University of Toronto
(Article à paraître sous forme imprimée dans les Cahiers de lexicologie.)
© 2001 R. Wooldridge
Introduction
Cet article se propose de démontrer, à partir de quelques-uns des documents que l'auteur a publiés sur le World Wide Web, quelques avantages du médium d'Internet, par rapport au papier et au CD-ROM, pour ce qui est de l'expression et de la diffusion de l'érudition d'une part, et d'autre part pour ce qui est de sa réception et de son utilisation. Il s'agit donc du pouvoir accru de l'auteur et de celui tout autant accru du lecteur.
Les avantages du support d'Internet par rapport au papier sont différents de ceux d'Internet comparé au CD-ROM. Les premiers seront illustrés tout au long des exemples qui suivent. Les seconds tiennent surtout à la maîtrise complète chez le chercheur de son sujet et de l'objet qu'il diffuse sans qu'interviennent des considérations commerciales ou politiques extrinsèques; en même temps, le lecteur a un accès libre à l'érudition et un accès direct à l'auteur permettant le dialogue dynamique et éventuellement créateur.
Il ne sera pas question ici de la valeur scientifique de ce qui est mis en ligne; le médium n'est que virtuel, comme la feuille vierge. Disons simplement que, pour ce qui est des matériaux présentés ci-dessous, l'auteur est passé par le creuset des écoles de Manchester, Besançon, Paris, Nancy, Strasbourg et Toronto.
L'article ne comporte pas de conclusion: au lecteur de tirer la sienne.
1. Les bases du Dictionnaire de l'Académie française
Le Dictionnaire de l'Académie française est présent sur nos sites sous plusieurs formes: 1) une Base Échantillon, créée en 1994 pour un colloque tenu à l'Institut de France; 2) comme composante d'une Base Échantillon des Dictionnaires Français Anciens; 3) les éditions de 1694 et 1835 sont interrogeables dans une base interactive globale fonctionnant sous TACTweb. Un échantillon d'articles, les mêmes pris dans les huit éditions complètes et représentant 1 % du texte, et les préfaces des huit éditions sont accessibles sous trois formes: a) les pages originales scannées; b) une transcription en html; et c) une base interactive globale.
Dans une communication sur quelques "Aspects de la base informatisée du Dictionnaire de l'Académie françoise de 1694" présentée en 1998 (Wooldridge 1998), nous avons illustré l'enrichissement du traitement du mot vin rendu possible par l'accès plein texte qu'offre le dictionnaire informatisé. La base interactive des éditions de 1694 (DAF 1694) et de 1835 (DAF 1835) combinées permet d'aller plus loin. Nous présentons ici, sous forme de tableau comparatif, l'essentiel des emplois de vin dans lesquels il est question des vertus du vin.
On remarque que ces emplois sont un peu partout dans le dictionnaire sauf dans l'article VIN, bien que DAF 1835 y en reprenne deux ou trois. Le lecteur qui remarque la cooccurrence dans plusieurs syntagmes de vin et cerveau pourra regarder, dans la base interactive, tous les contextes du second mot, comme il pourra le faire pour le premier. Il n'est pas limité à ce qui lui est éventuellement offert comme exemple de dépouillement et d'analyse.
2. La Base Échantillon des Dictionnaires Français Anciens
La Base Échantillon des Dictionnaires Français Anciens offre, entre autres, les préfaces de plus d'une vingtaine de dictionnaires: Estienne 1539 et 1549 (E1539, E1549); Thierry 1564 (T); Dupuys 1573 (D); Stoer 1593, 1599 et 1603 (S1593, S1599, S1603); Nicot 1606 (N); Marquis 1609 (M); Voultier 1612 (V); Richelet 1680 (R); Furetière 1690 (Fu); Académie 1694, 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878 et 1932-5 (A1694, etc.); Trévoux 1721 et 1771 (T1721, T1771); Richelet portatif 1784 (Rp); Féraud 1787 (Fé). Ces pièces sont offertes sous trois formes: pages originales, transcriptions et une base interactive globale de l'ensemble. Nous illustrerons cette dernière par une interrogation de la syntagmatique du mot usage:
Contexte de gauche: l'usage (passim à partir de 1694); bel usage (Fu, A1694); bon usage (A1878, 1932); hors d'usage (A1694); en usage (R, Fu, T1721, A1740, A1762, Fé, A1932); l'autorité de l'usage (T1721 - cf. autorisez par un usage reçû A1740, A1762; que l'usage seul autorise T1771; autorisée par l'usage T1771); la/les bizarrerie(s) de l'usage (A1718, A1835); les bizârres irrégularités de l'Usage (Fé); les caprices de l'usage (Rp); dictionnaire de l'usage (A1878, A1932); variations de l'Usage/usage (Fé, A1878); mauvais usage (A1694, A1878)
Contexte de droite: usage actuel (A1878); l'usage, arbitre respecté même des maîtres (T1771); un usage aveugle et inconséquent (Fé); l'usage commun (A1878, A1932); l'usage des Dictionnaires (Fé); l'usage des Enfans et des Savans (A1878); l'usage des meilleurs Ecrivains (T1721, T1771); le bon usage est l'usage véritable (A1878); l'usage est le père des langues (A1835); l'usage est seul législateur (T1771); un/l'usage établi (A1740, A1762, Rp); l'usage ordinaire (T1721, T1771, Rp, A1878); l'usage, qui en matiere de langue est plus fort que la raison (A1718, A1740, A1762); l'usage reçû/reçu (A1740, A1762, Rp); l'usage universel (Fé); l'usage universellement reçu/reçû (A1740, A1762)
Nous n'en faisons pas de commentaire ici; libre à chacun d'en faire à partir du texte original et à l'aide des transcriptions et de la base interactive, à l'aide aussi, bien entendu, de ses lectures en ligne, en bibliothèque ou en librairie.
3. RenDico, RenTexte
Nous avons mis en ligne plusieurs dictionnaires et textes de la Renaissance, dont le Dictionarium latinogallicum d'Estienne (1552), le Thresor de la langue françoyse de Nicot (1606), le Grand Dictionaire françois-latin (1593-1628), le traité d'architecture de Vitruve (trad. Martin, 1547), une entrée triomphale d'Henri II à Rouen (1551), La Venerie de Du Fouilloux, le Traicté des chiffres de Vigenere (1586), les OEuvres morales de Plutarque (trad. Amyot, 1587).
3.1. Base du vocabulaire de la botanique
À partir de la recherche dans le DLG et le Thresor des occurrences de certains mots-clés tels que arbor, arbre, fleur, flos, fructus, fruict, fruit, frutex, herba, herbe, noix, nux, plante, etc., et de celles de leurs cooccurrents thématiques, on peut réunir assez rapidement la majeure partie des articles du dictionnaire concernant le vocabulaire de la botanique (environ mille articles et trois mille termes différents). Il est intéressant, par exemple, de comparer les données du dictionnaire latin-français et celles du dictionnaire français-latin.
Prenons un exemple simple; soit AEGILOPS:
AEgilops, Herba hordeum enecans. Plin. Species est auenae.
Avron. In Gallia Celtica vocatur Coquiole. (DLG 1552)
Dans le Thresor, on trouve:
Avoine folle, AEgilops. Auena sterilis, et frugum pestis. Festucago a Columella
dicitur, Aucuns l'appellent Aveneron, les autres Averon, ou Avron.
Avron, AEgilops, aegilopis, voyez Avoine.
Le mot coquiole est absent du dictionnaire français-latin.
3.2. Base du vocabulaire de la marine
Jacques Dupuys parle, dans la préface du Dictionaire françois-latin de 1573, d'un traité de navigation de Jean Nicot. Ce traité n'existe que dans les pages du DFL de 1573 et du Thresor de 1606. Une recherche par mots-clés permet de le reconstituer, du moins dans sa manifestation dictionnairique.
Le dictionnariste Dupuys et l'auteur-lexicographe Nicot composent typiquement des articles de nature différente, ceux du premier compacts, ceux du second développés. Un exemple de chaque type:
Aubans en faict de navires sont des
cordes grosses servants des deux bords à tenir le mast
droict et ferme en nef, et passent par la teste de more du
mast, et tombent sur les barreaux d'iceluy, et de la se
viennent rider aux chaines d'aubans avec deux caps de
mouton, l'un attaché à la chaine, l'autre
à chasque bout d'auban. (Dupuys 1573 s.v. AUBANS)
Et asseurer un navire, qui est sous certain
interest de tant pour cent, de la somme à laquelle toute la cargaison
est avaluée, promettre à son risc, peril et fortune,
qu'il ira sauvement de tel port jusques à tel, ce qui est
l'hétéroplous des Grecs, ou aussi qu'il en reviendra
à sauveté avec toute sa recargaison, qui est
l'amsotéroplous, d'iceux Grecs. Lesquels contrats
nautiques
aux ordonnances maritimes des Conseilliers de
Barcelone, sont appelez Seguretats maritimos y mercantivols
feites sobre rischs y perills de navilis, robes, cambis, mercaderies y
havers. Et ceux qui promettent Asseguradors, et les autres
Assegurats. L'Italien dit Assicuraments, Assicuratori et
Assicurati. Et nous par cette analogie pouvons dire,
Asseuremens, Asseureurs, Asseurez. (Nicot 1606 s.v.
ASSEURER)
Ce vocabulaire est enrichi dans le Grand Dictionaire françois-latin, notamment dans les éditions de Marquis (1609) et de Poille (1609). Parmi les textes sources illustrant le vocabulaire de la marine, notons l'Amadis de Gaule, le « Triomphe de Henry » (entrée triomphale d'Henri II à Rouen), La Popeliniere et le Traicté des chiffres de Vigenere. C'est surtout chez des auteurs comme Vigenere et Amyot, cités a la fin du siècle comme modèles du bon français écrit, que l'on remarque la place privilégiée dont jouit le vocabulaire de la marine dans l'imaginaire. Citons la fin de la dédicace du traité de Vigenere.
Dont lon ne vous sçauroit jamais trop recommander aux siecles futurs; ny
vous honorer de loüanges assez condignes et meritoires; ensemble de toutes
vos autres actions et comportemens; lesquels à quoy faire irois-je icy
parcourant plus au long, et par le menu attendu qu'ils sont plus que notoires
à un chacun, et en veuë de tout le monde; ny plus ny moins qu'un beau
grand phanal hault eslevé sur la pointe d'un promontoire, pour l'addresse des
navigants à l'obscurité de la nuict. Au moien dequoy le meilleur sera de
ployer mes voiles; et rentrant au port salüer vos perfections par ce celeusme
d'allegresse du pseaume 65. Tibi silentium laus; veu que l'abondance de vos
merites me lie la langue, serre les levres, et barre la bouche de passer plus
oultre.
Ce dépouillement de dictionnaires et textes assisté par bases interactives nous a permis de construire un Lexique du vocabulaire de la marine dans des dictionnaires et textes de la Renaissance française. Voici un des articles (les conventions sont expliquées sur le site):
ANCRE (E31 anchora), ancres (P radier),
anchres (S2 ancre), encre (M amarer); jetter l'ancre/anchre
(HF 328v; M ancre) [FenGal dp. 1213]; lever
l'ancre (M fermeuse) [FenGal dp. 1538], lever les ancres/anchres (E38 tollo; AdG
4.31.82r, 5.51.105v, 6.4.6v, 9.73.189r; E46 solutus; T rade; S2 ancre) [FenGal dp. 1188]; mouiller l'ancre/anchre (HF 72r, 124v; M ancre) [FenGal av. 1587]; poser l'ancre/anchre
(HF 162r; M ancre < HF) [FenGal 1520]; tirer
les ancres (AdG 3.1.5v) [Ø FenGal]; demeurer à
l'ancre (T rade) [FenGal seult être à l'ancre dp.
XIVe]; mettre à l'ancre (AdG 7.36.74v); se mettre à
l'anchre (T desmarer); tenir un navire à l'anchre (D
equibiens; N desmarer); estre à anchre/ancre
addentée/adentée (N desmarer, marér) [Ø
FenGal]
ANCRER (E38 consisto; E46 anchora), anchrer (AdG 2.9.28v) [FenGal dp. XIIIe]
ANCHRAIGE: de mauvais
anchraige (D touaige) [FenGal dp. 1468]
DESANCRER: un vaisseau
desancrer/desanchrer "partir du port" (E) (E38 absoluo; E39 desancrer; AdG
8.84.157r; HF 390r; N cours, marér) [FenGal dp. fin XIVe]
4. Collaborations
4.1. Langue du XIXe siècle
En collaboration avec Jacques-Philippe Saint-Gérand, de l'Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II, nous avons créé un site sur la langue française du XIXe siècle, textes originaux et analyses. Les rubriques comprennent: dictionnaires; grammaire; style, rhétorique et poétique; sémantique; orthographe; langue orale; histoire, philologie et comparatisme; peintures; musiques; documentation générale.
4.2. LexoTor
En collaboration avec Olivier Bogros, conservateur de la Bibliothèque municipale de Lisieux, nous avons créé une base interactive de l'ensemble des collections de la Bibliothèque électronique de Lisieux.
4.3. Tout Maupassant
En collaboration avec Thierry Selva, auteur du site "Maupassant par les textes", nous avons créé une base interactive des oeuvres complètes de Guy de Maupassant: contes et nouvelles, romans, chroniques, correspondance, poésie, récits de voyage.
4.4. Théâtre
En collaboration avec David Trott, spécialiste du théâtre de l'Ancien régime, nous avons créé une base interactive et critique des oeuvres dramatiques complètes de Corneille, Molière, Racine, Marivaux et Beaumarchais.
4.5. Sites miroirs
Depuis septembre 2001, plusieurs sites torontois sont mirorisés à l'École normale supérieure de Paris, grâce à l'aimable concours d'Éric Guichard et d'Émilie Devriendt. Il s'agit de trois sites: le Net des Études françaises, Langue du XIXe siècle et les volets recherche du site de l'auteur de ces lignes.
Bibliographie
Base Échantillon analytique du Dictionnaire de l'Académie française: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/academie/ et translatio.ens.fr/rw/academie/.
Base interactive du Dictionnaire de l'Académie française, éds de 1694 et de 1835: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/dico_tactweb/acad.htm.
Base Échantillon des Dictionnaires Français Anciens: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/naf/ et translatio.ens.fr/rw/naf/.
RenDico, RenTexte: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/rendicotexte/ et translatio.ens.fr/rw/rendicotexte/.
Vocabulaire de la botanique à la Renaissance: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/vegetaux/ et translatio.ens.fr/rw/vegetaux/.
Vocabulaire de la marine à la Renaissance: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/marine/ et translatio.ens.fr/rw/marine/.
Langue du XIXe siècle: www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/ et translatio.ens.fr/langueXIX/.
LexoTor: www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/lexotor/ et translatio.ens.fr/langueXIX/lexotor/.
Maupassant, OEuvres sous TACTweb: www.etudes-francaises.net/nefbase/maupassant.htm et translatio.ens.fr/miroir-nef/nefbase/maupassant.htm.
Théâtres complets: www.etudes-francaises.net/nefbase/theatre/ et translatio.ens.fr/miroir-nef/nefbase/theatre/.
Wooldridge 1998 = "Aspects de la base informatisée du Dictionnaire de l'Académie françoise de 1694", communication présentée au GEHLF, 15 mai 1998: www.chass.utoronto.ca/~wulfric/articles/gehlf598/ et translatio.ens.fr/rw/articles/gehlf598/.