L'expression d'Internet en anglais et français (2) :
cinq ans après
Russon Wooldridge
University of Toronto
© Mars 2003 R. Wooldridge
Introduction
Il est des domaines comme, par exemple, le théâtre, la muséologie, la beauté féminine, l'identité sexuelle, la mort des langues ou l'astrologie qui s'expriment idiomatiquement en anglais et en français. Il en est d'autres qui sont créés dans une culture particulière et qui, devenant universels, s'expriment d'abord dans la langue de création et ensuite, par emprunt et traduction, dans d'autres langues. Tel est le cas d'Internet, création et développement essentiellement américains, dont la terminologie se forge en anglais.
En avril 1998, nous avons fait paraître une première étude de l'expression d'Internet en anglais et en français ("Expressing the Cybermedium in English and French"). Il est normal que nombre des renvois que nous avons donnés alors à des sites terminologiques ne fonctionnent plus, les sites en question ayant soit disparu, soit changé d'adresse. Reprenons certaines des données pour voir dans quelle mesure elles ont évolué en cinq ans.
1. 1997 - 2003
1.1. Browser / navigateur
Si le mot browser s'est très vite imposé en anglais, langue de création de la terminologie d'Internet, il y a eu pendant longtemps ou il y a toujours concurrence de termes, comme c'est typiquement le cas, dans d'autres langues, tirées entre l'emprunt formel ou sémantique et l'idiomaticité. En décembre 1997, les résultats bruts pour quatre termes équivalents de browser étaient les suivants :
Terme | Résultats | % |
butineur/butineurs | 809 | 6,82% |
feuilleteur/feuilleteurs | 56 | 0,47% |
fureteur/fureteurs | 1206 | 10,17% |
navigateur/navigateurs | 9793 | 82,54% |
[AltaVista, documents en français, déc. 1997] |
En mars 2003, le moteur de recherche Google livre les résultats suivants pour les documents en langue française :
Terme | Résultats | % |
butineur/butineurs | 8200 | 0,96% |
feuilleteur/feuilleteurs | 291 | 0,03% |
fureteur/fureteurs | 40850 | 4,79% |
navigateur/navigateurs | 804000 | 94,22% |
[Google, documents en français, mars 2003] |
Constatations : 1) L'augmentation du nombre de résultats par un facteur de presque 72 s'explique par le développement du Web ; 2) Le terme navigateur domine encore bien plus nettement.
Voici ce que dit, en mars 2003, le Vocabulaire d'Internet de l'Office québécois de la langue française sous l'article WEB BROWSER :
navigateur Web n. m.
recommandé par l'Office de la langue française
Logiciel client capable d'exploiter les ressources hypertextes et hypermédias du
Web ainsi que les ressources d'Internet dans son ensemble, qui permet donc la
recherche d'information et l'accès à cette information.
Note(s): Internet Explorer, Netscape Communicator et Mosaic sont des exemples
de navigateurs Web.
Dans Internet, le Web a pris une telle importance qu'à l'heure actuelle, on utilise
très fréquemment la forme raccourcie navigateur dans le sens de « navigateur
Web ». Pourtant, avant la création des navigateurs Web, les clients Gopher
existaient déjà et étaient les premiers navigateurs de l'histoire du réseau.
Les navigateurs Web sont des clients Web. L'appellation navigateur Web fait
référence à la navigation dans Internet, tandis que celle de client Web est en
rapport avec le modèle client-serveur.
Étant donné que le furetage se définit comme une exploration non autorisée de
données stockées en mémoire et constitue de ce fait un délit informatique, il est
possible que l'utilisation du terme dérivé fureteur dans le sens de « navigateur
Web » amène une certaine confusion.
Les termes fouineur, feuilleteur et butineur sont des concurrents inutiles des
termes navigateur Web et navigateur.
1.2. Freeware
Même situation. Le terme freeware s'est vite imposé en anglais, alors qu'il y a concurrence de dénominations en français. D'abord les chiffres de décembre 1997 :
Terme | Résultats | % |
graticiel/graticiels | 581 | 55,54% |
gratisciel/gratisciels | 3 | 0,29% |
gratuiciel/gratuiciels | 392 | 37,48% |
gratuitiel/gratuitiels | 70 | 6,69% |
[AltaVista, documents en français, déc. 1997] |
Les résultats de mars 2003 :
Terme | Résultats | % |
graticiel/graticiels | 13670 | 34,98% |
gratisciel/gratisciels | 12 | 0,03% |
gratuiciel/gratuiciels | 15140 | 38,74% |
gratuitiel/gratuitiels | 10261 | 26,25% |
[Google, documents en français, mars 2003] |
Constatations : 1) On note cette fois-ci une multiplication de l'ordre de 37 ; 2) Alors que dans le cas de browser la variation du côté du français est de nature lexicale, la concurrence ici relève de la confusion phonétique et orthographique : graticiel dérivé de gratis ; gratuiciel et gratuitiel dérivés de gratuit, le premier gardant le suffixe -ciel de logiciel, le second gardant le t final de gratuit, les deux ayant une prononciation identique. 3) Ajoutons à cela la totale domination en français du mot anglais freeware(s) (Google, documents en français = 266400).
Le Vocabulaire d'Internet de l'Office québécois de la langue française, sous l'article FREEWARE, se montre, comme toujours, prescriptif en traduisant ce terme en français :
gratuiciel n. m.
recommandé par l'Office de la langue française
Logiciel sur lequel le programmeur conserve ses droits d'auteur, mais ne réclame
pas leur paiement, et qui peut donc être copié et distribué gratuitement.
Note(s): On trouve de nombreux gratuiciels dans Internet. Ils sont téléchargeables
par l'internaute, s'il le désire.
Synonyme(s): graticiel n. m.
2. Le Web de 2003 : email et spam, courriel et pourriel
En 1997, on avait un Internet innocent, on avait la nétiquette. Depuis, Internet s'est commercialisé et est devenu agressif. L'automatisation du ratissage d'Internet, et en particulier du Web, à la recherche aveugle de clients potentiels a eu comme conséquence, entre autres, de noyer le courriel dans le pourriel.
D'abord, le mot courriel et une distinction entre les usages canadiens et français. Alors que les Français hésitent entre e-mail, email, mail, mél, mèl, mel (les six formes de trouvent sur la page "DEA de Chimie Physique Moléculaire et Structurale" de l'Ecole Doctorale Chimie et Sciences du Vivant de l'Université Joseph Fourier de Grenoble), les Québécois se servent, élégamment et depuis longtemps, du mot courriel.
Autre initiative québécoise tout aussi élégante et expressive : le mot pourriel, équivalent de l'anglais spam, adaptation cybernautique du spam des Monty Python.
Voici une sélection de pages Web qui en parlent (Google trouve plus de 2 000 documents qui contiennent le mot) :
"Maudit pourriel (André Forgues, collaboration spéciale, Québec).
Pratiquement tous les internautes en sont
victimes et un grand nombre s'en
plaignent. Plusieurs cherchent des armes
pour lui livrer bataille mais personne ne
peut se vanter de l'avoir complètement
vaincu. Je parle de ces messages non
sollicités qui encombrent nos boîtes de
courrier électronique, de ce phénomène
bien connu baptisé spam ou, en français,
pourriel ou polluriel. [...]" (Cyberpresse, 6 mai 2002)
"Maudit pourriel ! (2) (André Forgues, collaboration spéciale, Québec).
Les messages affluent en provenance de lecteurs frustrés de voir des messages
commerciaux non sollicités s'accumuler dans leur boîte de courriel. J'ai présenté
lundi dernier quelques trucs pour se mettre relativement à l'abri de ce qu'on
appelle le spam ou le pourriel. Voici d'autres moyens. [...]" (Cyberpresse, 13 mai 2002)
"pourriel n. m. [ARGOT] Néologisme, que j'ai trouvé sur quelques sites québécois, formé par la contraction de « courriel pourri », et désignant bien évidemment le spam." (Le Jargon Français, 27 février 1999)
On remarque dans le premier article d'André Forgues l'observation que l'on employerait en fait deux termes concurrents : "ce phénomène bien connu baptisé spam ou, en français, pourriel ou polluriel". Et Google confirme l'emploi réel de polluriel, que le moteur trouve dans 800 documents.
L'Office québécois de la langue française consacre un article à chacun des deux mots, pourriel et polluriel. Le premier, qui serait l'équivalent de l'anglais junk e-mail, est expliqué comme suit :
"pourriel n. m.
Courrier électronique importun et souvent sans intérêt, constitué essentiellement de publicité, qui est envoyé massivement à un grand nombre d'internautes ou à une même adresse de courriel, et que l'on destine habituellement à la poubelle.
Note(s): Les termes pourriel, courriel-poubelle, courriel-rebut et pub-rebut ont été proposés par l'Office de la langue française du Québec (mai 1997). Pourriel est un mot-valise formé à partir des mots POUbelle et couRRIEL. Dans le contexte du courrier électronique, on peut également utiliser les termes courrier-poubelle, publicité-rebut et pub-rebut (forme abrégée), équivalents du terme anglais junk mail, qui ont un sens plus général.
Pourriel est un terme générique pouvant aussi désigner les messages électroniques qui sont envoyés par pollupostage (spamming) ou par bombarderie (mail bombing), lesquels sont appelés plus spécifiquement polluriel ou pollu (spam) et bombard ou bombarde (mail bomb)."
[Nota. Les deux étymologies celle du Jargon français: "contraction de « courriel pourri »" et celle de l'Office: "mot-valise formé à partir des mots POUbelle et couRRIEL" sont chacune valable. Ce n'est pas la motivation originelle qui compte, c'est celle que lui donne l'usager.]
Le second, donné comme équivalent de l'anglais spam, appelle la notice suivante :
"polluriel n. m.
Message inutile, souvent provocateur et sans rapport avec le sujet de discussion, qui est diffusé massivement, lors d'un pollupostage, à de nombreux groupes de nouvelles ou forums, causant ainsi une véritable pollution des réseaux.
Note(s): Ces messages non sollicités et importuns, reçus par courrier électronique ou par le réseau Usenet, sont constitués essentiellement de publicité.
Les termes polluriel, pollu, message-réseau et pub-réseau ont été proposés par l'Office de la langue française du Québec comme équivalents de spam (octobre 1997). Le terme pollu correspond à la forme abrégée de polluriel, mot-valise formé à partir des mots POLLUtion et courRIEL. Il permet de conserver l'esprit ludique entourant l'origine du mot anglais spam pour désigner cette notion.
Le trait d'union dans les termes message-réseau et pub-réseau est utilisé afin de bien marquer la fusion des deux concepts de départ en un seul.
Les termes pourriel ou courriel-rebut (junk e-mail), message-poubelle et pub-poubelle (junk mail) peuvent également être utilisés, mais ils ont un sens plus général. En effet, un polluriel est un pourriel envoyé par pollupostage (spamming).
Les termes courrier commercial non sollicité, courrier de masse non sollicité et courrier non sollicité sont souvent associés à cette notion."
Beaucoup de termes, beaucoup de précisions, qui relèvent tantôt du voeu pieux, tantôt de l'usage réel. Il faut savoir, d'une part que l'Office est un organisme terminologique prescriptif et non descriptif (voir le nombre de documents en ligne qui contiennent la cooccurrence office de la langue et police de la langue), et d'autre part que selon le niveau de sophistication du sujet parlant, soit on dit indifféremment pourriel ou polluriel, junk mail ou spam (cf. discussion dans Yahoo! Groupes sur "Le spamming (pourriel ou polluriel)"), soit on fait des distinctions.
Un autre document en ligne informatif :
Terminons cette courte discussion en citant encore André Forgues, dans un article du 7 octobre 2002 qui montre que le mot pourriel fonctionne essentiellement comme terme générique pour désigner tout courriel non sollicité ou non désiré :
"Le monstre du pourriel (André Forgues).
Selon des statistiques récemment publiées, chaque internaute
recevait 571 messages de pourriel en 2001 et il en recevra 1500
en 2006. Cette croissance du nombre de messages de courrier
électronique non sollicités et non désirés explique en bonne
partie d'autres prévisions selon lesquelles le volume total de
messages transmis par Internet va passer de 31 milliards cette
année à 60 milliards en 2006 ! [...] Et il y a les chefs d'entreprise qui
commencent à se soucier des pertes de productivité engendrées
dans leurs organisations par cette avalanche de pourriel, ainsi
que les "honorables" sociétés de commercialisation qui
s'inquiètent de voir un formidable outil de communication
risquer de leur échapper, les internautes faisant de moins en
moins la différence entre les envois commerciaux "légitimes" et
le pourriel, ou spam." (Le Soleil, 7 octobre 2002)
Forgues dit "le pourriel, ou spam", et c'est le mot anglais spam qui domine de façon écrasante dans les documents du Web en français : 127 000, selon Google à la date du 28 mars 2003.
Conclusion
La terminoligie d'Internet anglaise s'établit vite et connaît relativement peu de dénominations concurrentes (synonymes). La terminologie française réussit à placer un certain nombre de termes propres, tels que logiciel, bien plus fréquent que l'anglicisme software (dont nombre d'occurrences correspondent à des noms de logiciels baptisés en anglais). Dans d'autres cas, le terme anglais est emprunté en français et concurrence un ou plusieurs équivalents propres au français : freeware, qui côtoie en les dominant graticiel, gratuiciel et gratuitiel ; spam, de loin plus fréquent que pourriel. La rivalité entre forme anglaise et forme française peut, à l'occasion, se définir en termes géographiques : plusieurs variantes européennes de l'anglais email, contre la standardisation du terme courriel en Amérique du Nord. On doit peut-être prendre en compte aussi la prononçabilité en français du terme anglais ; si freeware, spam et email (et al.) présentent peu de problèmes de prononciation au francophone, le mot browser passe beaucoup moins bien, ce qui expliquerait que les nombreuses occurrences dans le Web français de la forme browser concernent avant tout des noms propres contenant ce terme.