2.2.9. Conclusion

"Le texte du dictionnaire le plus simple offre déjà une extrême complexité sémiotique." [339] Les frontières entre les niveaux sémiotiques sont particulièrement floues dans le Thresor. Dans les parties dues à Estienne, sont ambigus ou instables la situation et le statut de l'adresse, [340] le statut des variantes, [341] et celui de la séquence définitionnelle. [342] Chez Nicot, le passage d'un plan à l'autre est souvent graduel ou non marqué: autonymie > métalangue: "Il l'a fait brimbaler du sommet de la roche au profond de la vallée par onomatopoée" (1606 s.v. Brimbaler); première métalangue > deuxième métalangue: "Arrousé ... Est dit le lieu, herbe ou arbre de genre masculin, sur lequel on a respandu de l'eau pour l'arrouser" (1606); première métalangue > référence; [343] deuxième métalangue > métamétalangue. [344]

La consultabilité des contributions d'Estienne est surtout compromise par ce qu'il ne dit pas, celle de Nicot par ce qu'il dit de trop. Là où Estienne laissait équivoque le statut des syntagmes et implicite le traitement sémantique du mot-adresse, Nicot noie souvent les informations linguistiques dans une masse de commentaires encyclopédiques, le tout rédigé dans de longs alinéas serrés (cf. BARON, ESTATS, QUEUE, etc.). L'hétérogénéité des items traités (cf. BAR "ville appartenant au Duc de Lorraine ... Bar aussi est vne diction indeclinable [en] composition ..."), la complexité des structures et l'abondance des informations ne sont pas compensées par une typographie variée et différenciatrice. [345]

Cependant, à le lire plutôt qu'à le consulter, Nicot est beaucoup plus clair qu'Estienne par ce qu'il lève nombre des équivoques de celui-ci en fournissant à l'article une structure métalinguistique explicite.

En fait, la consultabilité du dictionnaire est compromise dès sa première édition en vertu de ses origines latines. Les auteurs du FEW l'ont compris qui se servent, pour la datation des mots, du Dictionarium latinogallicum de 1538 plutôt que du Dictionaire francoislatin de 1539. [346] Les entrées françaises de E 1539 ne sont que la clé du latin. [347] Le fait que la seconde édition se veut explicitement francisante n'améliore pas les choses, puisqu'elle garde presque tout de la première. De cette sorte, le Thresor représente le cumul de toutes les éditions qui le précèdent: le français y est tantôt la clé du latin (français < latin), tantôt traduit (français > latin), tantôt défini (français > français). C'est pourquoi Lanusse regrettera que Nicot ait tant gardé d'Estienne. [348]

Ainsi, il est nécessaire que l'utilisateur du Thresor sache la provenance des articles et des informations qu'il lit; que pour situer l'entrée qu'il cherche il parcoure plusieurs colonnes et connaisse les graphies variantes typiques du seizième siècle.

En 1951, K. Baldinger avertissait les usagers du FEW des particularités des dictionnaires cités dans l'ouvrage de Wartburg; [349] en 1971, A. Rey passe en revue les difficultés de lecture que recèle le texte du FEW lui-même. [350] Il n'est pas déraisonnable de penser que le Thresor de la langue françoyse de Nicot constitue le texte le plus hétéroclite de la lexicographie française.

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