Préface de la première édition

par Bernard Quemada

Entendue comme réflexion sur les principes et les méthodes des dictionnaires, la lexicographie n'a atteint le rang de discipline "scientifique" que depuis la deuxième moitié de ce siècle. Non que son importance eût été jusqu'alors négligée puisque l'on sait qu'il appartint aux lexicographes, avant toute grammaire écrite, de réunir les plus anciennes observations sur la langue et qu'ils s'assurèrent aussi la plus large audience auprès des usagers. Mais il s'agissait, de l'aveu de tous, de réalisations essentiellement pragmatiques, faites de patience, de talent et d'esprit parfois, de goût et d'érudition toujours. Mêlée aux objectifs généraux de la lexicologie philologique, à ceux de l'étude historique ou phénoménologique des mots et des vocabulaires, la problématique proprement lexicographique n'avait pas été dégagée. De sorte que l'inventaire systématique et critique des répertoires, l'analyse méthodique de leurs caractéristiques linguistiques et sémiotiques, la mise en évidence des traits distinctifs sur lesquels se fondent les typologies sont choses récentes.

Bien que le domaine des dictionnaires demeure, dans sa finalité dernière, voué aux ambitions philosophiques et, dans ses impératifs immédiats, soumis aux contingences les plus pratiques, il a perdu, sous ces regards nouveaux, son caractère de réalité intangible dont il fallait subir le mystère en respectant l'ignorance. L'analyse a révélé des constituants objectifs, susceptibles d'être saisis par des approches diverses et complémentaires selon la priorité donnée à tel ou tel aspect des dictionnaires: outils linguistiques, aptes à faciliter la communication sociale en ajoutant sans cesse de nouvelles fonctions didactiques au rôle originel de traducteur, ou réalisations culturelles à l'idéologie plus ou moins déclarée, destinées à la mise en valeur autant qu'à la conservation du patrimoine de pensée et d'expérience que véhiculent les dénominations; ou encore productions socio-économiques, reflétant directement la situation matérielle, technologique et commerciale de la société dont elles émanent et à laquelle elles sont destinées. Et l'ensemble des réalisations lexicogra- phiques est aussi le champ d'application d'un savoir-faire cumulatif progressivement élaboré, diversifié, fondé en raison et en discernement au cours des cinq derniers siècles, et ce n'est pas là son aspect le moins important. Car en l'absence de doctrines lexicales ou sémantiques établies, c'est à partir de leurs seules ressources que les dictionnaristes durent résoudre bien des problèmes que les linguistes théoriciens retrouveront plus tard sans proposer toujours des solutions convaincantes.

Dans cet immense chantier offert aux chercheurs, T.R. Wooldridge s'est attaché à l'un des monuments dont l'examen méritait la priorité. Le Thresor de la langue françoyse de J. Nicot marque, sans nul doute, plus qu'un tournant décisif dans le processus de gestation de la lexicographie française. Il matérialise en fait, pour la France, la mutation capitale qui commençait à s'imposer alors à toutes les entreprises européennes similaires comme conséquence directe de la promotion des langues vernaculaires (ou nationales) à de nouvelles fonctions au sein des sociétés occidentales. Bien qu'un rôle prééminent lui ait été reconnu par les grands dictionnaires ultérieurs qui l'utilisèrent, sans le savoir parfois, comme source première, il était tenu simplement pour l'un des remaniements du répertoire français-latin de R. Estienne, le plus connu, sinon le plus complet. Le mérite de T.R. Wooldridge est de nous avoir donné la première évaluation précise de l'originalité du Thresor, de sa richesse, et de nous permettre de saisir ainsi dans leurs véritables dimensions les diverses contributions de Nicot à l'élaboration des méthodes lexicographiques devenues après lui "traditionnelles". Grâce à une étude de la délimitation et de l'organisation de la nomenclature, du choix des moss, des marques et du métalangage, des analyses de signifiés, des procédés définitoires, de la structure des articles, du rôle des sources et des citations, etc..., nous pouvons vérifier qu'à travers ces premières rubri- ques monolingues a été examiné et traité tout ce qui fait la trame d'un dictionnaire de langue actuel. Le modèle de critique minutieuse à laquelle l'auteur s'est appliqué lui permet aussi de proposer les éléments d'un Complément au Thresor dont l'abondante richesse met en évidence la nécessité impérative de telles enquêtes.

C'est pourquoi nous ne saurions assez souligner l'intérêt du travail présenté ici, intérêt intrinsèque, nous l'avons dit, mais aussi intérêt de plus grande portée, dans la mesure où il s'inscrit dans ce Trésor Critique des Dictionnaires Français que nous appelons obstinément de nos voeux, d'autant que les familles de répertoires anciens représentent, entre tous, des corpus textuels privilégiés.

Pour de nouveaux chercheurs, il n'y a de meilleur encouragement dans cette voie que la qualité de cette étude.

Paris, avril 1977


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