Nota: Traduisez comme si vous étiez le 13 mai 1997.
Cartes sur table
(Interview avec Isabelle Adjani, La Tribune de Genève, 13 mai 1997)
Première dame, Isabelle Adjani ouvre le 50e Festival de Cannes
Genevoise d’adoption depuis octobre dernier, la belle actrice évoque son rôle de présidente du jury, son métier, ses envies. Deux ans de réflexion ont dopé la belle Isabelle. « Attention, I’m back! Et je vais mettre la gomme. »
Désignée entre toutes les comédiennes pour présider le jury du 50e Festival de Cannes, Isabelle Adjani donne aujourd’hui le coup d’envoi du rendez-vous cinématographique le plus couru de la planète.
Avant sa plongée dans l’"enfer" de la Croisette, nous avons rencontré la "première dame" à Genève. Mince et fine, simplement vêtue d’un tailleur pantalon noir, elle n’a pas le moindre soupçon de maquillage sur son visage d’une rondeur presque enfantine. Pas de brushing, aucun bijou. Ravissante, désarmante de naturel, elle est absolument adorable. Volontaire, courageuse et responsable, elle se dit aussi calme et fougueuse, tendre et rêveuse. Une manière d’échapper aux convenances. « J’ai un petit côté école buissonnière ».
Se considère-t-elle comme une star? « J’ai conscience que les gens ont conscience que je le suis, donc je fais comme si je l’étais. Mais cela ne m’empêche pas de rester moi-même ». Impossible d’en douter en papotant avec elle à une terrasse de restaurant, où le soleil la force à mettre ses lunettes noires. « Ce n’est pas pour vous snober », prévient-elle en riant. Elle ne tarde pas à les enlever, révélant ses yeux incroyablement bleus. Pleine d’humour, elle plaisante, s’amuse à prendre tour à tour un ton solennel et moqueur, tout en parlant avec sérieux de sa tâche de présidente, de son métier, de ses envies. Il lui arrive de ponctuer certaines déclarations en tapant de petits coups sous la table. Superstitieuse? « Peut-être. Il y a aussi le sel. Chez moi, c’est le bois et le sel », remarque-t-elle en tirant sur les manches de son pull, se cachant les mains parce qu’il commence à faire frais.
- Comment avez-vous été choisie pour présider le jury cannois et quelle a été votre réaction?
- Aujourd’hui, évidemment, je suis ravie. Pourtant au départ, j’ai eu du mal à me décider. Gilles Jacob, le délégué général du festival, m’en avait parlé à deux ou trois reprises ces dernières années. Là, il m’a donné un coup de fil en me disant qu’il voulait à la fois une femme, une Française et une actrice dans le cours de sa carrière. Pas quelqu’un à qui on rendrait hommage. A ce moment-là, je ne me sentais pas très à l’aise. Je n’ai pas sauté de joie, en répondant oui bien sûr, tout de suite, c’est génial. C’est une élection qui ne passe pas par un examen, par une compétition. Et tout honneur qui me tombe comme ça du ciel, sans récompenser un travail, me paraît un peu volé. J’ai donc essayé de vendre quelqu’un d’autre à Gilles, parce que je n’arrivais pas à justifier ce choix. Mais il a réussi à me convaincre en m’assurant que je n’avais rien à justifier. Alors, j’ai fini par m’incliner.
- C’est une importante responsabilité, surtout en cette année anniversaire. De quelle manière envisagez-vous ce grand rôle? Avec trac?
- Non, pas vraiment. Présidente, c’est simplement un titre dont apparemment on me juge digne. Mais je n’ai pas l’intention de tout porter sur mes épaules. Nous serons dix. En fait, je vais découvrir en quoi cette charge consiste. Je n’ai mis au point aucune stratégie, même pas théorique. J’organiserai juste l’agenda. Je suis douée pour ce genre de choses quand elles me plaisent. J’aime les réunions, les huis clos où on débat. J’ai une véritable prédilection pour le travail de table.
- Cannes n’est pas votre lieu favori. Vous étiez même assez contente que Diaboliques n’y soit pas l’an dernier.
- C’est juste. Mais présenter un film, ou être présidente du jury, cela n’a rien à voir. Dans le premier cas, il y a cette attente et ce suspense dramatiques qui vous mettent à la merci des gens. C’est dur d’être traquée. Là, ce sera complètement différent. Je ferai de la représentation, avec deux ou trois soirées, dont je n’espère rien en tant qu’actrice. Mon premier festival calme en somme. Douze jours tranquilles. En même temps, tout est possible, tout peut arriver.
- Que vous le vouliez ou non, vous serez le point de mire de la faune festivalière, si on considère que le festival constitue la deuxième manifestation la plus médiatique après les Jeux olympiques.
- Ecoutez, si vous tenez absolument à me décourager, allez-y, dites-le! (grand sourire). De toute façon, comme je n’aurai pas le droit de parler, je passerai au travers. Devoir oblige.
- Vous évoquiez tout à l’heure votre hésitation à répondre à Gilles Jacob. Vous montrez-vous toujours aussi scrupuleuse?
- C’est effectivement pareil pour chacune de mes décisions. Notamment dans le cinéma. Faire un film est un acte de courage. Prendre en charge le psychisme, l’émotion d’un être fictif ou réel pose toujours problème. Dans la mesure où je tourne peu, chaque acceptation exige que cela résonne en moi. Si je ne parviens pas à faire alliance avec le personnage, le mariage ne peut pas fonctionner. Par ailleurs, ce que je m’engage à faire n’est pas forcément ce que l’on verra à l’écran. Au final, metteur en scène et producteur sont les maîtres d’oeuvre, pas les acteurs. Est-ce que je pourrai supporter le regard, les questions de ceux qui n’ont pas aimé telle ou telle scène à la sortie du film? C’est pour cela que je préfère me lancer avec des gens que je connais. Je suis favorable aux familles.
- Outre l’adéquation entre le personnage et vous, qu’est-ce qui vous pousse à refuser ou accepter un rôle?
- Je suis également sensible à l’écriture. Elle est capitale et je crois savoir l’apprécier. Je lis pas mal. Le producteur est aussi essentiel pour moi. Il doit accompagner, être présent. On est responsable de l’histoire qu’on raconte.
- Ce sont ces exigences professionnelles qui vous amènent à paraître trop rarement à l’écran?
- Pas seulement. Je suis sévère par rapport à mon métier, mais ces dernières années la vie a pris le dessus. Du coup, le reste ne m’apparaissait pas très important. J’ai beaucoup réfléchi, j’ai laissé du temps passer dans une relation qui, par choix, m’a mise hors circuit. Cette fois, I’m back! Le désir est revenu et je vais mettre la gomme.
Promis, j’irai donner du pain aux cygnes
Notre Genevoise d’adoption aime sa nouvelle ville, où elle réside dans le mesure du possible. « Je voyage beaucoup, mais quand je viens ici, je suis bien. Avec ce lac, toute cette eau, je trouve Genève estivale. Elle ressemble à une ville de vacances. Il y a une tranquillité, une douceur que j’apprécie énormément. » Lorsqu’elle ne travaille pas, elle aime par-dessus tout ne pas avoir de contrainte, d’obligation, s’occuper de son fils, rendre heureux les gens qu’elle aime. « Ma fibre maternelle. »
Isabelle Adjani se promène volontiers. Elle trouve les gens très gentils et apprécie leur discrétion. « Ils me font des sourires, me parlent du temps, de la vie. Je me rends aussi autant que je peux à la campagne, du côté de Lausanne, chez des amis. Ou à la montagne. »
Elle fréquente quelques restaurants, va parfois au cinéma. Un de ses derniers films préférés, c’est Breaking the Waves. « J’aurais pu jouer le rôle d’Emily Watson. » Et, c’est « promis, juré », dès qu’elle aura le temps, elle ira donner du pain aux cygnes sur les quais. Même si ces grands palmipèdes l’effraient un peu.
Je vais m’atteler à un immense chantier du genre Camille Claudel
- Vous avez donc des tas de projets?
- Oui, je déborde d’énergie. Il y aura d’abord un film d’époque, en anglais, pour cet automne et, au printemps prochain, Passionnément de Bruno Nuytten avec Gérard Depardieu, qui raconte l’histoire d’un couple moderne et tragique. L’action est située dans le sud de la France.
Et puis surtout, on m’a apporté un livre miraculeux. Il s’agit de l’autobiographie d’une jeune Hollandaise, un peu plus âgée qu’Anne Franck, morte en déportation. Et, comme pour Camille Claudel, il y a une oeuvre à faire.
- Truffaut avait dit de vous: elle est faite pour l’Amérique. La France est trop petite pour elle. Qu’en pensez-vous aujourd’hui?
- Il me reste à lui donner raison en tournant de beaux films en langue anglaise pour justifier sa déclaration. Cela n’exclut naturellement pas les cinéastes français. Il y a Besson, un bon souvenir, Téchiné, Doillon ou Blier que j’aime et Chéreau que j’adore.
- Histoire d’Adèle H et Camille Claudel vous ont valu deux nominations pour l’Oscar du meilleur rôle féminin. Est-ce frustrant de passer deux fois à côté?
- Non, Un film en français ne donne aucune chance de gagner à Hollywood. C’est déjà extroardinaire d’avoir été sélectionnée. Surtout pour Camille Claudel. Moins en ce qui concerne Adèle H. J’étais un bébé. Mais tenez, je vais me montrer vaniteuse. J’ai bien l’intention de l’obtenir, cet Oscar!
- Et comment avez-vous accueilli celui décroché par Juliette Binoche pour son second rôle dans Le patient anglais?
- L’ensemble de la profession française s’en réjouit pour elle. Et moi avec.
- On vous prétend terriblement discrète. Est-ce un trait de votre caractère ou aimez-vous cultiver le secret?
- Je ne cultive pas grand-chose. On ne peut pas imposer quoi que ce soit. J’essaie d’aimer la vie, d’y croire, d’être ancrée, de ne pas trébucher sur les pièges du métier, de ne pas céder à des artifices. Mais quand on vit ou qu’on a vécu avec quelqu’un de célèbre, ou qu’on l’est soi-même, il n’est plus possible de garder le mystère. Une discrétion excessive fait aussi que n’importe qui se met à raconter n’importe quoi sur vous. Avoir du recul c’est bien, trop de distance, non, si cela signifie éloignement ou coupure. Disons que je reste dans une certaine réserve.
- Vous parlez de tout cela avec beaucoup de sérénité.
- C’est que je suis devenue sereine, à force, assez orientale. La vérité, l’authenticité finissent toujours par triompher. Je crois que la loi de l’univers est lumineuse même si aujourd’hui le monde bute sur les ténèbres. C’est pareil pour chaque être humain.