L'Afrique cherche ses mots pour dire les drames du continent
Une ville de fleuve et de sable, sans éclairage urbain, noire dès la tombée de la nuit, à 18 heures. Une ville de poussière et de vélos, de pauvres et de soldats, plus tout à fait en guerre, pas tout à fait en paix, sous un régime dénoncé par les organisations de défense des droits de l'homme, dans l'un des pays les plus pauvres de l'Afrique, le Tchad. Dans les rues, des publicités en arabe et en français vantent l'usage du préservatif. Les boîtes de nuit pour bidasses français et prostituées tchadiennes tutoient le sordide. La guerre, le sida, l'impunité : tels étaient les thèmes abordés par le Nouveau Congrès des écrivains d'Afrique et de ses diasporas, organisé à N'Djamena du 24 octobre au 2 novembre par Fest'Africa. Cette association a été fondée par le Tchadien Nocky Djedanoum et l'Ivoirienne Maïmouna Coulibaly, en 1993, à leur sortie de l'Ecole supérieure de journalisme de Lille, pour soutenir la création artistique africaine, grâce à des fonds européens. Le congrès a réuni une petite centaine d'écrivains, de gens de théâtre, de cinéastes et de musiciens venus de tout le continent, depuis la Tunisie, avec le poète tunisien Tahar Bekri, jusqu'au Sénégal, avec le romancier Boubacar Boris Diop, ou encore aux Caraïbes, avec l'écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert. Un défi en soi dans une ville où la liste des manques serait interminable : pas d'électricité parfois pendant plusieurs jours, pas de desserte aérienne correcte, nulle salle de spectacle ou de cinéma hormis celle du Centre culturel français... Près du tiers des artistes attendus au congrès n'ont pu rejoindre le Tchad : vols annulés sur les lignes intérieures africaines, avions surbookés sur Air France. D'autres ont mis trente heures pour faire Abidjan-N'Djamena, une distance comparable à Paris-Istanbul. "Ici, c'est le degré zéro de l'Afrique, là d'où il faut repartir", commente Nocky Djedanoum, de Fest'Africa. A force d'additionner les zéros, l'Afrique a tout de même engrangé quatre prix Nobel de littérature : le Nigérian Wole Soyinka, l'Egyptien Naguib Mahfouz, les Sud-Africains Nadine Gordimer et J. M. Coetzee. Après les désillusions des indépendances, la nouvelle génération des artistes africains hésite à réagir. Le sida ? "On cherche vos mots, lance aux auteurs de théâtre la comédienne rwandaise Carole Karemera, membre de la troupe belge du Groupov. Ce qui me fait trembler, ce sont les conséquences violentes du sida. Dans les villages, on chasse sa propre sœur ou mère dès qu'on la sait malade. Pendant le génocide rwandais de 1994, les médecins prenaient le sang contaminé pour l'injecter aux Tutsis. Les gouvernements gardent le sida pour l'utiliser comme arme de destruction massive. Cette violence-là, les artistes doivent la dire." En 1998, quatre ans après ce génocide, Fest'Africa avait organisé des résidences d'écriture qui ont débouché sur la production d'une dizaine de romans et de pièces de théâtre. L'Ivoirienne Véronique Tadjo, auteure de livres pour la jeunesse, y a participé. "Il me semblait que nos fictions pouvaient faire revivre ces morts anonymes, dit-elle. En rendant visite aux bourreaux dans les prisons, j'ai compris que c'étaient des hommes ordinaires, comme ceux qui, aujourd'hui, sèment le chaos en Côte d'Ivoire." Après deux années de conflits, son pays, la Côte d'Ivoire, compte déjà 10 000 morts, dont, récemment, le correspondant de RFI, Jean Hélène, et la découverte d'un charnier, sans que les assassins soient sanctionnés. Comme pour le génocide du Rwanda, le concept d'"ivoirité", qui théorise la chasse aux étrangers, a été élaboré par des intellectuels, ont observé, inquiets, ces hommes et femmes de culture réunis à N'Djamena. "La Côte d'Ivoire aujourd'hui me rappelle le Rwanda à la veille du génocide", avertit Yolande Mukagasana, une rescapée du drame, auteure d'un livre de témoignage, N'aie pas peur de savoir (J'ai lu). "Mieux vaudrait écrire tout de suite par devoir de prévention que d'écrire après la catastrophe par devoir de mémoire", ajoute-t-elle. "On prend la plume pour ne pas pleurer, pour dire que nous sommes des êtres humains, que nous sommes dignes de vivre", affirme la romancière Tanella Boni, venue d'Abidjan. Pourtant, après avoir vu des intellectuels se fourvoyer, les artistes se méfient de la notion d'engagement. Ecrivain et cinéaste, l'Haïtien Dany Laferrière, auteur de Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (Le Serpent à plumes), préfère creuser son art. "Ce qui permettra à nos œuvres de durer, c'est le style. Et le style vient du travail. Les artistes qui marquent, ce sont ceux qui rentrent chez eux pour extraire, dans la nuit de l'angoisse, le diamant noir de la création." Le metteur en scène d'origine malienne Moïse Touré, un proche de l'actuel directeur du Théâtre de l'Odéon, Georges Lavaudant, a monté à Bamako, en 2002, un cycle de tragédies, avec Les Troyennes et des poèmes de Nocky Djedanoum sur le drame rwandais. Il demande aux intellectuels de "se désengager" : "L'Afrique a besoin de beauté. Donnez-lui des poèmes, des livres." Passionné par les chansons et la musique - les piliers du quotidien populaire africain -, le romancier Alain Mabanckou, qui vient de publier African psycho ( Le Serpent à plumes), revendique l'acte artistique comme un "acte égoïste". Cinéaste tchadien, Mahamat-Saleh Haroun, réalisateur du film Abouna (2003), s'interroge : "On parle de tout sauf du Tchad, alors que l'ensemble des maux de l'Afrique sont ici. N'y a-t-il pas une certaine malhonnêteté à parler d'engagement dans un pays où les libertés fondamentales sont bafouées ?" Le congrès de N'Djamena s'inspire directement des mouvements qui, sous la houlette des grandes figures noires, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et l'Antillais Aimé Césaire, avaient accouché du premier Congrès des écrivains et artistes africains, à la Sorbonne, en 1956. Celui-ci était organisé par les Etats. Celui de 2003 a été porté par la seule association lilloise et ses appuis européens. Avec tous ces paradoxes, des initiatives, même modestes, sont en route. Le Tchad ne compte aucune maison d'édition, mais Les Belles Lettres, une association d'étudiants, défend le livre en animant des débats dans les écoles et en proposant des soirées "Thé et textes", variante sahélienne des cafés littéraires. Le congrès de Fest'Africa s'est doublé d'un festival populaire qui a rassemblé chaque soir des milliers de jeunes, pour des concerts contre le sida ou des scènes ouvertes aux rappeurs qui scandent le manque d'espoir. Selon le spécialiste burkinabé de littérature orale Albert Ouedraogo, ce sont les chansonniers populaires qui fustigent les dérives racistes du gouvernement ivoirien. A Abidjan, note Tanella Boni, la mort de Jean Hélène a provoqué un traumatisme silencieux. Mais elle rapporte un geste, minuscule : celui d'un pêcheur analphabète qui a nommé son bateau Jean-Hélène : "Il ne le connaissait pas, mais, chaque jour, il écoutait sa voix."
"Nous condamnons le climat de terreur..." Dans une déclaration datée du 30 octobre, le congrès réuni par Fest'Africa à N'Djamena a lancé un appel pour la Côte d'Ivoire : "Considérant que les intellectuels, les écrivains, les artistes et tous les créateurs ont un rôle essentiel à jouer dans la prise de conscience des maux qui minent l'Afrique (...), nous, écrivains, femmes et hommes de culture venant des quatre coins du monde, de l'Afrique et de ses diasporas, condamnons, avec la dernière énergie, le climat de terreur, les nombreux assassinats, les arrestations arbitraires et l'impunité qui, depuis longtemps, règnent en Côte d'Ivoire ; demandons à la communauté internationale et aux organisations de défense des droits humains de redoubler de vigilance face aux atteintes à la liberté de penser et de circulation des personnes vivant en Côte d'Ivoire ; souhaitons qu'un climat de paix sociale s'installe définitivement en lieu et place de la haine".
Translation of CT10Africa searches for the words to express the continent's dramas
In the streets, advertisements in Arabic and French promote the use of contraceptives. Night clubs bring together in sordid promiscuity French conscripts and Chadian prostitutes. [2] War, Aids, impunity: these were the themes discussed (/debated) at the new Congress of Writers from Africa and the African Diaspora [1] held under the auspices of Fest'Africa in N'Djamena from 24 October to 2 November. This writers' association was founded in 1993 by the Chadian Nocky Djedanoum and the Ivorian [3] Maïmouna Coulibaly, on their graduation from (/leaving) the Lille Ecole supérieure de journalisme (school of journalism), to support African artistic creation, thanks to European funds. The Congress brought together just under a hundred writers, theatre people, film-makers and musicians from all over the continent, from Tunisia, with the poet Tahar Bekri, to Senegal, with the novelist Boubacar Boris Diop, even reaching the Caribbean, with the Haitian writer Louis-Philippe Dalembert. A challenge in itself in a city where the list of shortages is endless: no electricity sometimes for several days, no decent air service, no concert hall or cinema except for the French cultural centre. Nearly a third of the artists expected to attend the congress were unable to get to Chad: flights cancelled on African domestic airlines, overbooked flights on Air France. Others took thirty hours to get from Abidjan to N'Djamena, a distance comparable to Paris-Istanbul. "This is 'Ground Zero' Africa, the place you have to get away from," says Fest'Africa's Nocky Djedanoum. By adding up the zeros, Africa has nevertheless garnered four Nobel Prizes for Literature: Nigerian Wole Soyinka, Egyptian Naguib Mahfouz, and the South-Africans Nadine Gordimer and J. M. Coetzee.
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Translation of HT6After the various disillusionments of independence, the new generation of African artists is hesitant to react. AIDS? "We want your words," is the call to playwrights from Rwandan actor (/actress) Carole Karemera, a member of the Belgian company Groupov. "What scares me are the violent consequences of Aids. In the villages people turn out their own sisters or mothers as soon as they know they're sick. During the Rwandan genocide of 1994 (/1994 genocide in Rwanda) doctors took contaminated blood and injected ((the)) Tutsis with it. Governments keep Aids to use as a weapon of mass destruction. Artists must speak out about that sort of violence."In 1998, four years after the genocide, Fest'Africa organized writing residencies (/workshops) resulting in the production of ten or a dozen novels and plays. Véronique Tadjo, an Ivorian author of youth literature (/children's books) (/author... from Ivory Coast), took part. "It seemed to me that our stories could bring these nameless dead back to life," she says. "By visiting the executioners (/butchers /killers) in the prisons I realized that they were ordinary men, like those who today are spreading chaos in Côte d'Ivoire (/Ivory Coast)." After two years of conflict, her country, Côte d'Ivoire (/Ivory Coast), already has 10,000 dead, including recently the Radio France Internationale correspondent Jean Hélène, and the discovery of a mass grave, without the killers being punished. As in the case of the Rwandan genocide, the concept of "ivoirité" ("Ivorian-ness"), which theorizes the witch hunt for foreigners [4], has been (/was) developed by intellectuals, these men and women of culture (/cultured men and women) gathered in N'Djamena noted with concern.
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