La NefDrôle de pot-pourri que le répertoire de ces troubadours: chants byzantins, raga de l'Inde, musique cathare ou séfarade. La Nef réinvente la musique des temps anciens. Le rideau se lève sur un champ d'herbes hautes éclairé par la lune. Au centre et sur les côtés se dressent trois éoliennes, dont les pales se mettent à tourner doucement, imprimant leur rythme aux quatre musiciens-danseurs-comédiens qui font leur apparition en pivotant lentement sur eux-mêmes. Sur la scène, une collection d'instruments aux formes bizarres. Certains datent de l'Europe du Moyen Age, d'autres sont originaires de l'Inde. D'autres encore -- pots et soucoupes en argile -- sont un héritage des Aztèques. Pourtant, il se dégagera de l'ensemble une unité sonore étonnante. Rythmes, mélodies et mouvements s'enchaînent sans heurt. Les voix du baryton Rafik Samman et du contralto Claire Gignac sont à la fois travaillées et brutes. On se dit que les voix des temps reculés devaient sonner ainsi... Avant que le rideau tombe sur ce Chant d'Éole, un spectacle de l'ensemble musical La Nef, les spectateurs auront effectué un voyage dans le temps et dans l'espace, des mélopées de la Grèce antique jusqu'aux chants byzantins en passant par des danses préhispaniques, des raga de l'Inde et les improvisations vocales de Claire Gignac. La Nef aussi a beaucoup voyagé. Depuis sa création, en 1991, l'ensemble s'est déjà produit aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Europe. Ses trois fondateurs sont toujours au poste: Sylvain Bergeron, le luthiste le plus actif du Québec, est directeur musical; Claire Gignac, flûtiste, chanteuse et comédienne, voit à l'aspect théâtre; et la soprano Viviane Leblanc est responsable de la programmation pour les jeunes. Originaires de Québec, ils ont peaufiné leur art auprès de grands maîtres aux États-Unis ou en Europe. Leur objectif: interpréter la musique du Moyen Âge et de la Renaissance... en toute liberté. « Il y a des gens pour qui la musique est une religion », dit Brian Levine, un des fondateurs de Dorian, une maison de disques spécialisée dans le répertoire classique et la musique ancienne. « La Nef ne manifeste pas cette espèce de révérence artificielle qui sévit en Europe pour la "vérité historique". En suivant leur propre muse, les musiciens touchent des gens que le théâtre et la danse intéressent. Ils abattent des cloisons. « Je ne vois qu'un seul groupe d'artistes à qui je pourrais comparer La Nef, poursuit-il: le Cirque du Soleil, qui a réinventé le cirque. La Nef fait de la musique ancienne une expérience nouvelle. » L'ensemble a déjà enregistré chez Dorian trois disques, distribués dans plus de 40 pays. En novembre, il se produira au festival Hokutopia, à Tokyo. Autre point de comparaison avec le Cirque du Soleil? Pas si vite. La Nef n'a pas les moyens du cirque, il s'en faut de beaucoup! Le groupe occupe un petit bureau d'un centre communautaire du quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, et les musiciens répètent dans une petite pièce, à l'étage inférieur. La Nef ne peut même pas se permettre une saison régulière. « Notre premier spectacle, nous l'avons presque entièrement financé nous-mêmes », se souvient Claire Gignac. Aujourd'hui encore, malgré quelques subventions, les musiciens gagnent très peu. Mais une même flamme les habite. Le public aussi est passionné et fidèle, envoûté par la réalisation autant que par les thèmes. Des thèmes qui auraient pourtant de quoi donner des boutons à un spécialiste en marketing. Imaginez! Monter un spectacle sur le souffle (Le Chant d'Éole), symbole de la vie et de l'amour, avec, pour toile de fond, le voyage intérieur de Pénélope attendant son Ulysse... Pour le premier spectacle, Musiques pour Jeanne la Folle, on avait imaginé une soirée de musique qu'aurait organisée cette reine espagnole, cinglée mais mélomane, dans la cour du château où elle vécut enfermée pendant 47 ans. « Jeanne la Folle est un personnage fascinant, mais auquel on s'est peu intéressé, dit Sylvain Bergeron. Nous avons également créé un spectacle autour d'un épisode un peu oublié de l'histoire, celui des cathares, une secte d'origine chrétienne persécutée par le pape et les croisés au Moyen Âge et sur laquelle il ne reste aucun document écrit. Les derniers cathares se sont jetés dans le bûcher préparé par leurs bourreaux, à Montségur, dans le sud de la France, en l244. Ce sont des sujets sombres, mais ils sont prétexte à l'émotion, tout autant qu'une fête au village. » D'autres thèmes sont plutôt oniriques, comme Le Jardin des délices, inspiré d'un tableau de Bosch. La recherche historique est confiée au sociologue et romancier Alain Bergeron, frère de Sylvain Bergeron. Comment peut-on créer un spectacle à partir de musiques disparues, comme celles des cathares? « Les cathares exaltaient les valeurs morales les plus élevées, répond Sylvain Bergeron. J'ai donc combiné les chants des troubadours, qui célébraient l'amour courtois et la noblesse du coeur, avec des musiques de l'époque illustrant l'antagonisme entre le Bien et le Mal. Le Bien est représenté par des voix de femmes et des instruments doux, comme la harpe, la flûte ou le luth; le Mal, par des instruments bruyants ou aux sons aigus, tels le tambour, la cornemuse ou la chalemie. » La Nef « réinvente » aussi la musique de jadis à la moderne. Sur son ordinateur doté d'une interface numérique d'instrument de musique (MIDI) dernier cri, Sylvain Bergeron pond des arrangements de son cru ou greffe aux partitions anciennes des musiques d'origines diverses. « Le répertoire musical du Moyen Âge et de la Renaissance est limité, explique-t-il. Alors nous cherchons à réinventer, à renouveler cette époque en utilisant l'histoire comme matière première. Ça dérange les puristes, mais l'authenticité comme une fin en soi aboutit selon moi à un cul-de-sac: une fois le répertoire épuisé, on fait quoi? » Plusieurs ensembles de musique ancienne intègrent des éléments de décor et des costumes à leurs spectacles. « À La Nef, nous voulons aller plus loin », dit Claire Gignac, qui signe les mises en scène en plus d'interpréter certains personnages. « La première est toujours musicale, parfois limitée à un récital en trio. Nos spectacles s'élaborent au fil des ans, en plusieurs étapes. » La Nef dérange quelques critiques. Carol Bergeron, longtemps critique au Devoir, est agacé par le mélange des styles. Un critique américain a suggéré que la maison Dorian classe les disques de La Nef dans la catégorie « Sylvain Bergeron » plutôt que dans la section « musique ancienne »! Un autre accuse La Nef de « disneyfication » du répertoire médiéval! Mais d'autres ne sont pas de cet avis. L'hebdo montréalais Voir a encensé le spectacle Musiques pour Jeanne la Folle. Quant au Globe and Mail de Toronto, il considère La Nef comme le groupe de musique ancienne le plus exciting du Canada! « Sur le plan musical, le travail de l'ensemble se compare avec ce qui se fait de mieux en Europe, y compris au chapitre de la recherche musicologique », dit Brian Levine, de la maison Dorian. « Mais La Nef se distingue surtout par ses voix: le monde de la musique ancienne fourmille de voix droites et pures qui finissent par se ressembler toutes. Celles de Claire Gignac ou de Rafik Samman sont dotées d'un timbre un peu folklorique, direct, qui frappe. Chez nous, Claire Gignac est surnommée l'Édith Piaf de la musique ancienne! » Les trois fondateurs ont été membres des principales formations de musique ancienne du Québec: le Studio de musique ancienne de Montréal, Anonymus, Orphée et compagnie. Claire Gignac a fait du jazz et de l'improvisation, en plus de composer des musiques pour le théâtre. En fondant La Nef, ils avaient envie de faire les choses autrement, notamment en puisant dans le répertoire des musiques non européennes. Cette ouverture aux musiques du monde est une des raisons pour lesquelles La Nef a établi ses quartiers à Montréal. « Outre un public plus vaste, nous avons accès à des musiciens d'origines étrangères, comme Rafik Samman [Égypte] ou Ganesh Anandan [percussionniste né en Inde] », dit Viviane Leblanc. Directrice de la programmation jeune public, elle a fait appel à Kim Yaroshevskaya -- Fanfreluche, à la télé, dans les années 60 --, qui a composé Le Conte du Boisjoli, un texte qui présente des instruments d'époque aux enfants. Le spectacle, joué 50 fois l'année dernière, reprenait sa tournée des écoles en septembre. Au Moyen Âge, une nef était un grand navire qui transportait les croisés en Terre sainte, avant de désigner la partie de l'église où se réunissent les fidèles. « Notre nef à nous se veut un vaisseau qui explore des temps lointains, y fait escale et recueille les sons entendus au passage », dit Viviane Leblanc. Jusqu'à présent, La Nef a vogué sur la Méditerranée. Son prochain spectacle -- qui sera présenté ce mois-ci sous la forme d'un simple récital avant de se transformer en un spectacle d'envergure, en mai -- est encore un mystère. Tout ce qu'on sait, c'est que l'équipage traversera le détroit de Gibraltar avant de bifurquer vers le nord, à la recherche de sonorités celtes et gaéliques...
Translation (CT15)La NefA strange mix the repertoire of these troubadours is: Byzantine chants, Indian ragas, music of the Cathars and Sephardi. La Nef reinvents early music. The curtain rises on a moonlit field of tall grass. In the centre and on each side stand three wind turbines, whose blades start to turn quietly (/gently), imparting their rhythm to the four musician-dancer-actors who pirouette slowly as they make their entrance. On stage, a collection of fantastic instruments. Some date back to medieval Europe, others are originally from India. Yet others -- clay pots and saucers -- are a legacy of the Aztecs. Nevertheless the ensemble produces an astonishing unity of sound. Rhythms, melodies and movements link smoothly. The voices of baritone Rafik Samman and contralto Claire Gignac are at the same time polished and raw. The listener imagines that the voices of distant times (/the remote past) must have sounded like that. Before the curtain falls on this Chant d'Éole (Song of Æolus), a show given by the musical group La Nef, the audience will have made a journey in time and space, from the threnodies (/dirges) of Ancient Greece to Byzantine chants by way of prehispanic dances, Indian ragas and the vocal improvisations of Claire Gignac. La Nef has also travelled far. Since its creation in 1991, the group has already performed in the United States, South America and Europe. Its three founding members are still present: Sylvain Bergeron, the most active lutanist in Quebec, is the musical director; Claire Gignac, flautist, singer and actor, looks after theatrical matters; and the soprano Viviane Leblanc is in charge of organizing programmes for the young. Natives of Quebec City, they have polished their art with great teachers (/masters) in the United States and Europe. Their aim is to interpret the music of the Middle Ages and the Renaissance... in total freedom. "For some people music is a religion," says Brian Levine, one of the founders of Dorian, a record company specializing in classical and early music. "La Nef doesn't display the sort of artificial reverence for 'historical truth' that holds sway in Europe. By following their own Muse, the musicians reach people who are interested in theatre (/drama) and dance. They break down barriers. "I can only think of one group that I could compare to La Nef," he continues. "((Le)) Cirque du Soleil, which has reinvented the circus. La Nef turns early music into a new experience (/makes a new experience out of early music)." [...] In the Middle Ages, a "nef" [1] was a large ship which transported crusaders to the Holy Land, before designating the part of a church where worshippers congregated (the English word nave has the same origin). "Our 'nef' is intended (/meant) to be a vessel that explores distant times, comes to anchor for a moment and takes on board sounds heard during its voyage", says Viviane Leblanc. Until now, La Nef has sailed the Mediterranean. Its next concert -- to be given this month in the form of a simple recital before being transformed into a full-blown spectacle for May -- is still a mystery. All we know is that the crew will cross the Straits of Gibraltar before turning north, in search of Celtic and Gaelic sounds (/tones).
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