Michel Petrucciani n'est plus(Serge Truffaut, Le Devoir, 7 janvier 1999) Michel Petrucciani est mort. Il était pianiste de jazz. Héritier de Bill Evans pour le lyrisme et d'Oscar Peterson pour la virtuosité, Petrucciani n'aura laissé personne indifférent. Le 28 décembre dernier, le pianiste de jazz Michel Petrucciani avait fêté ses 36 ans. Enfin, fêter... On ne sait pas trop. Toujours est-il que, dans la nuit de mercredi, il a été foudroyé par une infection pulmonaire alors qu'il était à New York. Virtuose du piano, Petrucciani était considéré comme le principal acteur du renouveau du jazz dans sa version française. On disait qu'il y eut Django Reinhart d'abord, Stéphane Grappelli ensuite, Michel Petrucciani enfin. On disait cela parce qu'il fut l'un des rares, très rares musiciens originaires de la république, à avoir acquis une bonne réputation des deux côtés de l'Atlantique. Il fut en effet le seul musicien français à avoir enregistré au célèbre Village Vanguard avant d'être mis sous contrat par la toute aussi célèbre et historique étiquette Blue Note. Il était né le 28 décembre 1962 à Orange, grosse bourgade du sud de la France. Plus exactement, Orange est au coeur d'une région viticole reconnue pour son châteauneuf-du-pape. Dans cette ville, la famille Petrucciani tenait, et tient peut-être encore, un commerce d'instruments de musique. Atteint, dès sa naissance, d'une grave maladie osseuse, une ostéogénèse imparfaite qui rend les os aussi fragiles que du cristal et stoppe net le développement physique, Michel Petrucciani s'était très tôt consacré à l'étude de la musique classique. En fait, il avait quatre ans lorsqu'il commença l'exploration des univers sonores conçus par Bach, Chopin, Brahms, Debussy et autres. À cause de sa maladie, de cette maladie qui l'empêcha, comme il le confia lui-même, de « jouer au foot avec [ses] copains », il consacra tout le temps de sa prime jeunesse à l'apprentissage de la musique classique. À l'instar de Herbie Hancock, il était si doué en notes écrites par Mozart qu'il fut en mesure, dès l'âge de 11 ou 12 ans, de donner des concerts. Lorsqu'il n'était pas en train d'étudier, Petrucciani faisait des démonstrations dans le magasin familial. Dans un entretien accordé au mensuel Jazz Magazine, il se rappela ceci: « Je travaillais dans le magasin, j'accordais les guitares et je faisais la démonstration des orgues. Quand des parents voulaient acheter un orgue à leur gosse, on me faisait descendre: "Tiens, Michel, tu fais une démonstration pour le monsieur?" Je jouais, le mec achetait, et revenait quinze jours après en disant: "L'orgue ne marche plus. Quand mon fils en joue, c'est pas comme le vôtre!" Sauf que moi, j'en faisais dix heures par jour. » Dans la famille, tout un chacun jouait d'un instrument. Son père de la guitare, un de ses frères jouait de la contrebasse. Les autres? On ne le sait pas. Chose certaine, alors qu'il était adolescent, Michel, le père et les frères se produisaient ici et là dans le Midi de la France. Et de quoi jouaient-ils? Du jazz, la passion du père que les fils partagèrent très tôt. Dans le cas de notre pianiste, Duke Ellington fut le premier héros, le premier modèle, le modèle qui compte. Une rencontre déterminanteQuelques mois après son tour de piste en compagnie de Terry, une rencontre singulière, ou plutôt une rencontre déterminante, déterminante pour le pianiste, a lieu dans le sud de la France. Chuck Israels, contrebassiste ayant fréquenté Bill Evans, l'IDOLE de Petrucciani, apprécie tellement le style à la fois lyrique et énergique de ce dernier qu'il décide lui aussi de faire appel à son jeu. Kenny Clarke, Clark Terry, Chuck Israels... Il n'en fallait pas plus pour que Petrucciani soit invité dans un studio. Il y retrouve alors le batteur Aldo Romano, le tromboniste Mike Zwerin et son frère Louis, contrebassiste. Bon. Ils mettent sur bande près d'une heure de musique. Intitulé Flash, l'album qui sort fait mouche. C'était en 1980. Dans la foulée, Michel Petrucciani est en mesure de former un trio permanent en compagnie de Romano et du contrebassiste Jean-François Jenny-Clark. Il y a un mois à peine, Jenny-Clark, contrebassiste ayant accompagné tous les grands comme Dexter Gordon et Ben Webster ainsi que les modernes comme Ornette Coleman et Archie Shepp, est mort des suites d'une longue maladie. Toujours est-il que la passion de Petrucciani pour, entre autres choses, l'oeuvre de l'écrivain Henry Miller se traduit par ceci: il s'installe à Big Sur en Californie. Il y fait alors la connaissance du saxophoniste ténor Charles Lloyd. Ce dernier, après une longue, très longue mise entre parenthèses toute consacrée à l'étude comme à la pratique du bouddhisme, décide que son retour à la scène se fera avec Petrucciani. Et c'est alors, grâce aux enregistrements réalisés pour la fameuse étiquette ECM, que le nom de Petrucciani s'imprime définitivement sur le cours du jazz. Les tournées ne sont plus nationales mais mondiales. Les éloges ne sont plus franco-françaises mais toutes aussi mondiales. Il joue et enregistre avec Lee Konitz. Entre le saxe alto du dernier et le piano de notre homme... C'est Toot Sweet, un album, un duo, encore considéré par les critiques européens comme un des sommets du jazz des années 80. Avec le gratin du jazzAvec les anciens compagnons du grand Bill, Michel Petrucciani a signé un des meilleurs albums en trio des années 80: Live At The Village Vanguard. Avant comme après cet album, le pianiste né à Orange s'est produit au Festival de Montréal. Le dernier mot? Il appartient au critique Philippe Beaudoin: « Il est, dans la lignée de Bill Evans, le pianiste des atmosphères nocturnes et envoûtantes. »
TranslationMichel Petrucciani is dead. He was a jazz pianist (/piano player). His lyricism, inherited from Bill Evans, and virtuosity, from Oscar Peterson, will not have left anyone indifferent (/untouched).On 28 December last, Michel Petrucciani celebrated his 36th birthday. Well, as to celebrating, we cannot be sure. The fact remains that on Wednesday night he was struck down by a pulmonary infection (/infection of the lungs) while he was in New York. A virtuoso of the piano (/pianist), Petrucciani was considered to have played the leading role in the revival of jazz in its French version. First there was Django Reinhardt, then Stéphane Grappelli, and finally Michel Pettrucciani. People said this because he was one of the few, the very few native French (/French-born) musicians to have acquired a good reputation on both sides of the Atlantic. He was in effect the only French musician to have recorded at the famous Village Vanguard before being put under contract by the equally famous and historical Blue Note label. He was born on 28 December 1962 in Orange, a small town in the South of France. To be more precise, Orange is in the heart of a wine-growing region reknowned for its Châteauneuf-du-pape. And it was there that the Petrucciani family ran, and perhaps still runs, a musical instrument business. Stricken from birth with (/Suffering from birth from) a serious bone disease, osteogenesis imperfecta, which makes the bones as brittle as glass (/crystal) and halts ((all)) physical development, Michel Petrucciani devoted himself at a very early age to the study of classical music. He was four ((years old)) when he began to explore the worlds of sound created by Bach, Chopin, Brahms, Debussy and others. [...] Like Herbie Hancock, he had such a gift for interpreting Mozart that by the age of 11 or 12 he was able to give concerts. When he was not studying, Petrucciani gave demonstrations in the family store. In an interview with the monthly Jazz Magazine, he recalled: "I worked in the shop, I tuned guitars and I demonstrated organs. When parents wanted to buy an organ for their kid, I was called down: 'Hey, Michel, will you give the gentleman a demonstration?' I played, the guy made his purchase, and two weeks later came back saying: 'The organ doesn't work. When my boy (/son) plays it, it's not like (/the same as) yours!' But then, (/Except that) I was playing ten hours a day." Everyone in the family played one instrument or another: his father played the guitar, and one of his brothers played the ((double)) bass. As for the others, we don't know. One thing that's certain is that when he was a teenager Michel, his father and his brothers performed together in various places in the South of France. What did they play? Jazz, a passion of the father's shared very early on by the sons. In the case of our pianist, Duke Ellington was his first idol (/hero), the first model, the one that counts. A decisive encounterA few months after his concert tour with Terry, a unique encounter, or rather a decisive encounter, decisive for the pianist, took place in the South of France. Chuck Israels, a bass player who had played with Bill Evans, and Petrucciani's idol, appreciated his lyrical and energetic style so much that he decided to make use of his talent. Kenny Clarke, Clark Terry, Chuck Israels... It was enough for Petrucciani to be invited to a recording studio, where he found himself in the company, no less, of the drummer Aldo Romano, the trombonist Mike Zwerin and his brother Louis on bass. They taped about an hour's worth of music. Titled "Flash", the resulting album was a hit. That was in 1980. On the heels of this success, Michel Petrucciani was able to form a permanent trio along with Romano and the bass player Jean-François Jenny-Clark. Scarcely a month ago, Jenny-Clark, who accompanied all the greats, such as Dexter Gordon and Ben Webster, as well as the moderns, like Ornette Coleman and Archie Shepp, died after a long illness. Another of Petrucciani's passions was for the books of the writer Henry Miller, which led him to settle in Big Sur in California. There he met the tenor saxophone player Charles Lloyd. After a long hiatus devoted to the study and practice of Buddhism, Lloyd decided that he would make his comeback to the concert stage with Petrucciani. This was the moment when, thanks to his recordings on the famous ECM label, Petrucciani's name became a definitive part of the history of jazz. His tours were no longer national but world-wide (/international). Praise came not just from France but from around the world. He played and recorded with Lee Konitz. Out of the combination of Konitz's alto sax and Michel's piano came the album Toot Sweet, a duo still considered by European critics to be one of the summits (/pinnacles) of 80s jazz. With the elite (/cream) of the jazz worldAlong with the longtime companions of Big Bill, Michel Petrucciani cut one of the best trio albums of the 80s: Live At The Village Vanguard. Both before and after making this recording, the pianist from Orange performed (/played /appeared) at the Montreal Festival. The last word belongs to the critic Philippe Beaudoin: "He is, in the tradition of Bill Evans, the pianist of the night and enchantment."
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