Nota : imagerie (para. 1) = "imaging" ; psychotrope (3) = "mind-altering" ; informaticiens (3) = "computer experts" ou "computer scientists" Dossier: Mémoire, langage, intelligenceCerveau: les nouvelles découvertes(Michel de Pracontal, Le Nouvel Observateur, 15 août 1996)
Voir la pensée: un vieux rêve de l'humanité, qui a nourri des dizaines d'histoires de science-fiction, est en train de s'accomplir sous nos yeux. Ou plutôt sous les yeux électroniques des scanners. En une quinzaine d'années, les instruments d'imagerie médicale ont réalisé de tels progrès que l'on peut aujourd'hui localiser l'emplacement exact d'une tumeur cancéreuse; visualiser le métabolisme spécifique du cerveau d'un déprimé, d'un schizophrène ou d'un patient atteint de maladie d'Alzheimer; repérer les aires cérébrales impliquées dans la mémoire, la lecture ou le geste de saisir un objet; représenter la « carte » d'un état mental particulier. En un mot, on peut désormais observer le cerveau en action. Pour les neurobiologistes, comme pour les spécialistes du fonctionnement de l'esprit - et pour nous tous, êtres pensants -, il s'agit d'une révolution aux conséquences incalculables. Lorsque, au XlXe siècle, Paul Broca puis Carl Wernicke entreprirent de localiser les aires cérébrales impliquées dans la parole, le souvenir ou la perception, leur outil principal était la dissection. Ce qui signifie qu'ils travaillaient uniquement sur des cerveaux morts. Imaginez que l'on cherche à décrire le style d'un danseur en l'autopsiant! Pendant des décennies, le cerveau a été une boîte noire dont on ne pouvait que déduire indirectement les mécanismes, en étudiant les effets d'une lésion ou l'action d'une substance psychotrope. Faute de pouvoir ouvrir la boîte, les scientifiques ont tenté de se représenter son fonctionnement en la comparant à une machine. Le développement des ordinateurs, machines dont l'activité évoque le plus la pensée, a fourni une source naturelle de métaphores. La comparaison a joué dans les deux sens: les informaticiens ont cherché à reproduire certaines activités du cerveau en essayant d'imiter l'organisation en réseaux des neurones. Il faut pourtant se rendre à l'évidence: on n'a réussi ni à construire l'équivalent électronique d'un cerveau humain ni à reconstituer ce dernier en termes de métaphores informatiques. Mais la recherche a été bouleversée par l'irruption de deux techniques principales: l'imagerie par résonance magnétique (IRM) et la tomographie à positrons. En montrant l'anatomie vivante du cerveau, elles ont enfin permis d'ouvrir la boîte noire. Le résultat est renversant: chaque jour, de nouvelles observations viennent préciser ou modifier la vision que l'on avait de telle ou telle fonction cérébrale. Et c'est toute notre vision de la pensée qui en est chamboulée. Depuis une quarantaine d'années, nous étions accoutumés à nous représenter le cerveau comme une sorte de super-calculateur. On était à mille lieues de la réalité. Les quelque 100 milliards de neurones logés dans notre boîte crânienne ne peuvent se comparer, même de loin, à de vulgaires circuits électroniques transmettant des bits d'information. Qu'ils échangent des messages, c'est certain. Mais la matière biologique est capable de produire une complexité qu'aucune de nos machines ne saurait approcher. Un exemple, parmi des dizaines. En 1995, des chercheurs de l'université de Yale ont réalisé, par IRM, des images représentant les activités cérébrales respectives d'un homme et d'une femme occupés à une tâche précise: on leur demandait si des mots affichés sur un écran rimaient ensemble. Les deux cerveaux, pris en coupe longitudinale, ont des allures très semblables. On dirait deux noix gris clair, posées côte à côte. Seule différence: la répartition de quelques taches jaunes et rouges qui indiquent les régions activées. Sur le cerveau masculin, ces taches sont concentrées du côté gauche. Sur celui de la femme, elles sont bilatérales. On sait, depuis Broca, que l'hémisphère gauche est responsable du langage. Il est donc logique que, lorsque les sujets accomplissent une tâche de reconstitution phonétique, une région de cet hémisphère s'illumine comme un arbre de Noël. Mais pourquoi les femmes recourent-elles également à l'hémisphère droit? Faut-il en conclure qu'hommes et femmes pensent différemment? Ou qu'ils se servent différemment de leurs neurones? Seule certitude: pour une activité aussi particulière que celle d'identifier une rime, le cerveau peut fonctionner d'au moins deux manières distinctes. On est loin de la spécialisation d'un programme informatique. Qu'il s'agisse de la mémoire, du langage, de l'intelligence, il serait trompeur d'imaginer le cerveau comme une sorte de disque dur stockant des informations figées. Les mots, les images, les symboles que nous employons ne sont pas rangés dans un tiroir mais constamment recréés, à la demande, par le dialogue des neurones. Osons une comparaison: l'ordinateur est comme une chaîne hi-fi qui peut rejouer indéfiniment à l'identique la symphonie gravée sur un CD; le cerveau est un orchestre qui l'interprète à chaque fois en direct. Avec toutes les variations potentielles. Et toutes les nuances des sentiments humains. Il n'existe pas, par exemple, un endroit précis du cerveau où serait localisé le mot « chaise ». Plusieurs ensembles de neurones peuvent s'activer à l'évocation d'une chaise. Ce ne seront pas les mêmes selon qu'il s'agit d'une chaise en paille, d'une chaise à porteurs ou de La Chaise-Dieu. Dans une machine, le seul moyen connu de traiter un tel problème sémantique est la méthode du dictionnaire: faire la liste exhaustive de tous les sens et de toutes les combinaisons de mots possibles. Notre cerveau se débrouille autrement. Comment? Il n'est pas certain qu'on le sache jamais tout à fait. À bien y réfléchir, l'investigation du fonctionnement mental conduit à ce paradoxe vertigineux: si le cerveau était assez simple pour qu'on puisse le comprendre, il serait sans doute trop simple pour comprendre quoi que ce soit. |